Nouveaux tarifs réglementés des professions réglementées du droit : report de l’entrée en vigueur

Un arrêté du 28 avril 2020, modifiant les arrêtés du 28 février 2020 fixant les tarifs réglementés des professions réglementées du droit, a été publié au Journal officiel du 29 avril. Il tire les conséquences des circonstances exceptionnelles provoquées par l’épidémie de coronavirus sur le territoire national et de son impact sur l’activité économique et notamment celle des professions réglementées du droit. La date du 1er mai, à compter de laquelle les nouveaux tarifs, issus des arrêtés du 28 février 2020 fixant les tarifs réglementés des professions réglementées du droit, s’appliquent aux prestations effectuées par ces professions, est reportée au 1er janvier 2021.

Jusqu’à cette date, les tarifs issus des articles A. 444-1 à A. 444-186 du code de commerce (commissaires-priseurs judiciaires, huissiers, notaires, ainsi que, par renvoi de l’article A. 444-191, aux avocats s’agissant des actes réalisés en matière de saisie immobilière, de licitation par adjudication judiciaire et en cas de vente amiable sur autorisation judiciaire ou de vente de gré à gré), ainsi que ceux issus des articles A. 743-8 à A. 743-18 du même code (greffiers de tribunaux de commerce), dans leur dernière version antérieure à l’entrée en vigueur des arrêtés du 28 février 2020, restent applicables pour ces professions.

Loi sur l’état d’urgence sanitaire : garanties supplémentaires et irresponsabilité pénale

La responsabilité pénale des décideurs

Dans notre régime parlementaire, la Constitution ayant prévu que l’Assemblée nationale puisse avoir le dernier mot, le Sénat a une carte majeure pour imposer ses vues : le temps. Rejeter un accord avec le Sénat, c’est rallonger la navette parlementaire. Le calendrier très serré de ce projet de loi, qui doit entrer en application jeudi 11 mai, lui permet de pousser ses combats, à condition de les choisir.

Deux articles additionnels ont été adoptés en commission. Le premier prévoit que les dispositions de l’ordonnance qui prolonge automatiquement les détentions provisoires prendront fin le 24 mai, sans attendre la fin de l’état d’urgence sanitaire.

Le second, plus polémique, porte sur la responsabilité pénale des élus. Pressés par des maires inquiets de se voir reprocher l’ouverture des écoles, des sénateurs de tout bord ont demandé une modification de la loi. Mais le sujet est sensible. Au Sénat, hier, le premier ministre est resté prudent : « Nos concitoyens veulent que les maires agissent sans blocage, mais ils ne veulent pas que les décideurs publics ou privés s’exonèrent de leurs responsabilités. Préciser la loi et rappeler la jurisprudence oui. Atténuer la responsabilité je suis nettement plus réservé. »

L’amendement adopté en commission vise avant tout à rappeler la loi Fauchon, codifiée à l’article 121-3 du code pénal, mais sa rédaction est peu claire. Le débat va se poursuivre cette semaine, mais le Sénat tient à son article.

Plusieurs garanties au texte du gouvernement

Sur le reste du projet de loi (v. Dalloz actualité, 2 mai 2020, art. P. Januel), le Sénat a introduit plusieurs garanties. Il propose d’abord de limiter la prorogation de l’état d’urgence au 10 juillet (et non le 23, comme le souhaitait le gouvernement). La commission a réécrit l’article sur les quarantaines, limitées aux arrivées sur le territoire national, en outre-mer et en Corse. Les sénateurs ne souhaitent pas de quarantaine pour les déplacements entre la France continentale et la Corse. Par ailleurs, alors que le gouvernement prévoyait un recours au juge des libertés et de la détention qu’en cas d’isolement total, le Sénat propose de lui confier l’ensemble des recours contre les quarantaines, au détriment du juge administratif. Les garanties prévues sur les quarantaines « état d’urgence sanitaire » sont transposés aux autres régimes de quarantaine prévus par le code de la santé publique, comme le suggérait l’avis du Conseil d’État. Enfin, les entreprises de transport devront communiquer aux préfets l’ensemble de leurs données de réservation.

La commission a également restreint la liste des agents habilités à constater des infractions de l’état d’urgence sanitaire : « au regard des difficultés constatées, il n’apparaît pas souhaitable d’élargir les prérogatives de constat d’infractions à de nouvelles catégories d’agents ».

La commission a adopté de très nombreux amendements à l’article 6 qui crée des fichiers consacrés au suivi sanitaire des personnes infectées. Le Sénat veut garantir l’information des personnes concernées et exclut que l’article puisse servir de base légale à l’application StopCovid. Un comité de liaison sociétale suivra ce fichier.

Éloge de la clarté en droit (de la consommation)

Le droit de la consommation, plus que toute autre matière, exige une certaine clarté dans les contrats (V. à ce sujet, J.-D. Pellier, Droit de la consommation, 2e éd., Dalloz, coll. « Cours », 2019, n° 84). La Cour de justice de l’Union européenne y veille scrupuleusement, comme en témoigne en arrêt rendu le 26 mars 2020 (CJUE 26 mars 2020, aff. C-66/19, D. 2020. 712, obs. G. Poissonnier image). En l’espèce, un consommateur a souscrit, en 2012, un crédit garanti par des sûretés réelles d’un montant de 100 000 €, au taux débiteur annuel de 3,61 % fixe jusqu’au 30 novembre 2021. Il est prévu que l’emprunteur dispose de quatorze jours pour se rétracter par écrit et que ce délai commence à courir après la conclusion du contrat mais pas avant que l’emprunteur n’ait reçu toutes les informations obligatoires mentionnées à l’article 492, paragraphe 2, du BGB (code civil allemand). Toutefois, ledit contrat ne contient pas ces informations, qui déterminent pourtant le point de départ du délai de rétractation. Il se limite en effet à renvoyer à une disposition du droit allemand qui, elle-même renvoie à d’autres dispositions du droit allemand. Par la suite, début 2016, l’emprunteur a déclaré à la banque qu’il exerçait son droit de rétractation. Celle-ci considère cependant qu’elle l’avait dûment informé et que le délai pour exercer ce droit a déjà expiré. Le tribunal régional de Sarrebruck, saisi par l’emprunteur, se demande donc si celui-ci a été correctement informé de la période durant laquelle il peut exercer son droit de rétractation, ce qui l’amène à saisir la Cour de justice afin qu’elle interprète la directive 2008/48/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2008 concernant les contrats de crédit aux consommateurs.

Se posait un premier problème, relatif à la compétence de la Cour pour se prononcer au regard de cette directive dans la mesure où celle-ci ne s’applique pas « aux contrats de crédit garantis par une hypothèque, par une autre sûreté comparable communément utilisée dans un État membre sur un immeuble, ou par un droit lié à un bien immobilier » (art. 2, § 2, a). Ces contrats relèvent en effet de la directive 2014/17/UE du Parlement européen et du Conseil du 4 février 2014 sur les contrats de crédit aux consommateurs relatifs aux biens immobiliers à usage résidentiel (V. à ce sujet, J.-D. Pellier, op. cit., n° 193). Or, en l’occurrence, le crédit était précisément garanti par des sûretés réelles, raison pour laquelle, le Gouvernement allemand soutenait que la Cour n’était pas compétente pour répondre aux questions posées. Toutefois, ce prétendu obstacle est écarté par la Cour au motif que, conformément à la possibilité offerte par le considérant 10 de la directive de 2008, « le législateur allemand a (…) décidé d’appliquer le régime prévu par la directive 2008/48/CE à des contrats tels que celui en cause » (pt 27). La Cour rappelle également qu’elle « s’est, à maintes reprises, déclarée compétente pour statuer sur des demandes de décision préjudicielle portant sur des dispositions du droit de l’Union dans des situations dans lesquelles les faits en cause au principal se situaient en dehors du champ d’application de celui-ci et relevaient dès lors de la seule compétence des États membres, mais dans lesquelles lesdites dispositions du droit de l’Union avaient été rendues applicables par le droit national en raison d’un renvoi opéré par ce dernier au contenu de celles-ci (CJUE 12 juill. 2012, SC Volksbank România, aff. C-602/10, pt 86 et jurisprudence citée, D. 2012. 1949 image ; ibid. 2013. 945, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image, ) » (pt 28). La demande de question préjudicielle fut donc, à juste titre, déclarée recevable.

Une fois cette question de compétence réglée, encore fallait-il se prononcer sur les trois questions formellement posées à la Cour (seules les deux premières questions reçurent une réponse, la Cour ayant estimé que compte tenu de la réponse apportée à la deuxième question, il n’y a pas lieu de répondre à la troisième question). Cette dernière a considéré, en premier lieu, que « L’article 10, paragraphe 2, sous p), de la directive 2008/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 23 avril 2008, concernant les contrats de crédit aux consommateurs et abrogeant la directive 87/102/CEE du Conseil, doit être interprété en ce sens que, au titre des informations à mentionner, de façon claire et concise, dans un contrat de crédit, en application de cette disposition, figurent les modalités de computation du délai de rétractation, prévues à l’article 14, paragraphe 1, second alinéa, de cette directive ». La solution est fondée au regard de l’article 10, paragraphe 2, sous p) de la directive de 2008, qui vise « l’existence ou l’absence d’un droit de rétractation, la période durant laquelle ce droit peut être exercé et les autres conditions pour l’exercer (…) ». Afin d’étayer son raisonnement, la Cour rappelle que « l’exigence consistant à mentionner, dans un contrat de crédit établi sur un support papier ou sur un autre support durable, de façon claire et concise, les éléments visés par cette disposition est nécessaire afin que le consommateur soit en mesure de connaître ses droits et ses obligations (CJUE 9 nov. 2016, Home Credit Slovakia, aff. C-42/15, pt 31, D. 2017. 328 image, note F. Boucard image ; RTD com. 2017. 152, obs. D. Legeais image) » (pt 35). Elle rappelle également que « cette exigence contribue à la réalisation de l’objectif poursuivi par la directive 2008/48/CE, qui consiste à prévoir, en matière de crédit aux consommateurs, une harmonisation complète et impérative dans un certain nombre de domaines clés » (pt. 36). Or, le droit de rétractation revêt, pour le consommateur, « une importance fondamentale » (pt. 37). Cette considération montre, une fois de plus, à quel point le droit de rétractation est une pièce essentielle de la protection des consommateurs (V. déjà CJUE 23 janv. 2019, aff. C-430/17, spéc. pt 46, D. 2019. 196 image ; ibid. 2020. 624, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image ; RDC 2019, n° 116a4, p. 66, note J.-D. Pellier, ayant considéré en matière de contrat conclus à distance, que « Compte tenu de l’importance du droit de rétractation pour la protection du consommateur, l’information précontractuelle concernant ce droit revêt, pour ce consommateur, une importance fondamentale et lui permet de prendre, d’une façon éclairée, la décision de conclure ou non le contrat à distance avec le professionnel »). À cet égard, le droit français se montre relativement exemplaire : non seulement le contrat de crédit doit comporter, entre autres informations, « l’existence du droit de rétractation, le délai et les conditions d’exercice de ce droit » (C. consom., art. L. 312-28 et R. 312-10, 5°, b), sous peine de déchéance du droit aux intérêts (C. consom., art. L. 341-4, al. 1er), mais , en outre, l’article L. 312-21 du code de la consommation prévoit, également sous peine de déchéance du droit aux intérêts (C. consom., art. L. 341-4, al. 1er) mais aussi d’une contravention de la 5e classe (C. consom., art. R. 341-4), qu’« Afin de permettre l’exercice du droit de rétractation mentionné à l’article L. 312-19, un formulaire détachable est joint à son exemplaire du contrat de crédit », l’article R. 312-9 précisant que « Le formulaire détachable de rétractation prévu à l’article L. 312-21 est établi conformément au modèle type joint en annexe au présent code. Il ne peut comporter au verso aucune mention autre que le nom et l’adresse du prêteur ». Or, le modèle type visé par ce texte contient les informations relatives à la computation du délai de rétractation (encore qu’il pourrait être précisé, conformément à l’article L. 312-20, que le délai de rétractation « court à compter du jour de l’acceptation de l’offre de contrat de crédit comprenant les informations prévues à l’article L. 312-28 ». Comp. C. consom., anc. art. L. 312-20, qui prévoyait des modalités de computation beaucoup plus précises).

En second lieu, la Cour de justice considère que « L’article 10, paragraphe 2, sous p), de la directive 2008/48/CE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’un contrat de crédit procède, s’agissant des informations visées à l’article 10 de cette directive, à un renvoi à une disposition nationale qui renvoie elle-même à d’autres dispositions du droit de l’État membre en cause ». La Cour fonde notamment son raisonnement sur la considération selon laquelle « la connaissance et une bonne compréhension, par le consommateur, des éléments que doit obligatoirement contenir le contrat de crédit, conformément à l’article 10, paragraphe 2, de la directive 2008/48/CE, sont nécessaires à la bonne exécution de ce contrat et, en particulier, à l’exercice des droits du consommateur, parmi lesquels figure son droit de rétractation » (pt 45). Là encore, la solution est parfaitement justifiée au regard de l’exigence de clarté qui imprègne le droit de la consommation. Cependant, le droit français, cette fois-ci, ne se montre pas aussi exemplaire, sur un plan plus général, puisque l’on sait que nombreuses sont les dispositions renvoyant à d’autres dispositions, opérant elles-mêmes un renvoi (le renvoi est même devenu le principe s’agissant des sanctions depuis l’ordonnance n° 2016-301 relative à la partie législative du code de la consommation, ce qui n’améliore guère la lisibilité du droit. V. à ce sujet, J.-M. Brigant, Recodification du code de la consommation : SOS d’un pénaliste en détresse, RLDA oct. 2016, p. 14). En somme, renvoi sur renvoi ne vaut, tel est le message prodigué par la Cour de Luxembourg.

Voies d’exécution, titre exécutoire et prescription : il faut partir à point !

Dans deux arrêts rendus le même jour, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a été amenée à analyser la spécificité de l’application dans le temps de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile à propos de deux saisies-arrêts.

À titre liminaire, il est important de préciser qu’il s’agit de litiges nés en Nouvelle-Calédonie et rappeler que le code des procédures civiles d’exécution n’y est pas applicable, les voies d’exécution restant régies par l’ancien code de procédure civile, notamment les articles 557 à 582 pour la saisie-arrêt (ancêtre de la saisie conservatoire et de la saisie attribution avec la saisie exécution des art. 583 s. du même code).

Dans l’arrêt portant le n° 18-23.782, le 8 janvier 2009, une banque obtient un arrêt de condamnation, devenu irrévocable en 2012 à la suite du rejet du pourvoi formé à son encontre (arrêt de rejet du 23 févr. 2012, n° 09-13.113, D. 2012. 610 image ; AJDI 2012. 451 image ; ibid. 460 image, obs. N. Le Rudulier image ; RTD civ. 2012. 346, obs. P. Crocq image).

En vertu de ce titre exécutoire, elle fait pratiquer une saisie-arrêt le 6 septembre 2016 et assigne en validité le 12 septembre suivant.

Dans l’arrêt portant le n° 18-22.908, une banque obtient un arrêt de condamnation le 27 octobre 2005.

En vertu de ce titre exécutoire, elle fait pratiquer une saisie-arrêt le 2 août 2016 et assigne en validité le 4 août suivant.

Sans reprendre le détail de mon cours de voies d’exécution distillé par Monsieur le doyen et professeur Pierre Julien en 1988, il faut rappeler qu’à peine de nullité, la saisie-arrêt devait être suivie d’une assignation en validité portée devant le tribunal du lieu du domicile du saisi et diligentée à l’encontre de ce dernier avec dénonciation au tiers saisi (art. 563 à 567 de l’ancien code de procédure civile ; v. A. Joly, Cours élémentaires de droit. Procédure civile et voies d’exécution, Tome II, Voies d’exécution, éditions Sirey, 4e trimestre 1968, Les saisies-arrêts, pages 62 à 76, n° 357 à 366).

Je ne résiste pas au plaisir de rappeler les dispositions poétiques de l’article 563 de l’ancien code de procédure civile :
« Dans le délai de huitaine de la saisie-arrêt ou de l’opposition, outre un jour pour trois myriamètres de distance entre le domicile du tiers saisi et celui du saisissant, et un jour pour trois myriamètres de distance entre le domicile de ce dernier et celui du débiteur saisi, le saisissant sera tenu de dénoncer la saisie-arrêt ou opposition au débiteur saisi et de l’assigner en validité ».

Une fois la saisie-arrêt validée, la somme saisie était répartie selon la distribution par contribution.

Dans le respect de ces règles, dans les deux arrêts soumis à l’examen de la cour de cassation, la banque a bien assigné en validité dans le délai de huit jours suivant la saisie-arrêt prescrit par l’article 563 de l’ancien code de procédure civile.

Dans les deux espèces, le saisi s’est prévalu de la prescription de l’action.

Il faut rappeler que si la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile et bien applicable sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie, l’article 25, II dispose que :
« II-La présente loi, à l’exception de son article 6 et de ses articles 16 à 24, est applicable en Nouvelle-Calédonie ».

Or, les dispositions de la loi du 17 juin 2008 insérant dans la loi du 9 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d’exécution un article 3-1 (devenu art. L. 111-4 c. pr. ex.) stipulant que l’exécution des titres exécutoires ne peut être poursuivie que pendant dix ans, sauf si les actions en recouvrement des créances qui y sont constatées se prescrivent par un délai plus long, figurent à l’article 23 et ne sont donc pas applicables sur le territoire de Nouvelle-Calédonie.

Il convenait donc de déterminer quel était le délai de prescription applicable.

Dans l’espèce portant le n° 18-23.782, le tribunal de première instance de Nouméa avait rejeté la demande de la banque au motif que l’exécution de l’arrêt du 8 janvier 2009 était prescrite.

La cour d’appel a confirmé ce jugement. La banque s’est pourvue en cassation et a sollicité le renvoi au Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité.

La question portait sur le point de savoir si l’article 25, II, de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 en ce qu’il exclut l’application, en Nouvelle-Calédonie, du délai de prescription spécial prévu pour l’exécution des titres exécutoires, méconnaissait le principe d’égalité devant la loi ainsi que la protection du droit de propriété

Par arrêt du 20 juin 2019 (Civ. 2e, 20 juin 2019, n° 18-23.782), la cour a rejeté cette demande et a donc examiné le pourvoi ayant donné lieu à l’arrêt commenté.

Le premier moyen relatif à la question prioritaire de constitutionnalité ayant été purgé par l’arrêt du 20 juin 2019 (préc.), restait à examiner le second moyen consistant à résoudre une question d’application de la loi dans le temps.

En effet, la banque faisait grief à l’arrêt de la cour d’appel de Nouméa d’avoir retenu la fin de non-recevoir tirée de la prescription quinquennale de son action et soutenait que celle-ci était en réalité soumise à la prescription trentenaire de l’article 2262 du code civil, alors applicable aux titres exécutoires avant l’entrée en vigueur de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile.

Pour soutenir ce moyen, la banque s’appuyait sur l’article 26, III, de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile disposant que lorsqu’une instance avait été introduite avant l’entrée en vigueur de la présente loi, l’action était poursuivie et jugée conformément à la loi ancienne.

Or, selon la banque, l’action ayant abouti à l’obtention de son titre exécutoire, concrétisé par l’arrêt du 8 janvier 2009, avait bien été engagée avant l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 et devait être poursuivie selon la loi ancienne de l’article 2262 du code civil.

Selon la banque, c’est donc à tort que la cour d’appel avait retenu l’application de la prescription quinquennale de droit commun relative aux actions portant sur des créances mobilières ou personnelles.

En toute logique, la cour de cassation rejette le pourvoi.

En effet, s’il n’est pas contestable que l’action ayant abouti à l’obtention du titre exécutoire obéissait au régime ancien de la prescription, elle rappelle en toute simplicité que l’action en exécution d’un titre exécutoire constitue une instance distincte de celle engagée afin de faire établir judiciairement l’existence de la créance.

Or, cette voie d’exécution avait bien été introduite après l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 et c’est donc à bon droit que la cour d’appel a retenu que cette action n’était pas soumise au délai de prescription trentenaire.
Dans cette première espèce, la banque avait oublié qu’il faut être deux pour danser la valse et qu’il ne faut pas confondre action en paiement et voies d’exécution.

Dans la seconde espèce portant le n° 18-22.908, la cour d’appel de Nouméa avait validé la saisie-arrêt et écarté la fin de non-recevoir soutenu par le saisi.

À l’appui de son pourvoi, le saisi soutenait que seul le délai de prescription de droit commun des actions réelles et mobilières réduit à cinq ans par l’article 1er de la loi du 17 juin 2008, qui modifie l’article 2244 du code civil, pouvait, sur ce territoire, régir les actions en recouvrement d’une créance constatée judiciairement, et qu’en faisant néanmoins application d’un délai de dix ans, la cour d’appel aurait violé les articles 1er, 23 et 25 II de la loi de la loi du 17 juin 2008.

En effet, pour valider la saisie-arrêt pratiquée, la cour d’appel avait retenu que l’instance en validité ayant été diligentée postérieurement à l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 réduisant à dix ans le délai de prescription des titres exécutoires et la créance en cause se prescrivant par un délai inférieur à celui-ci, soit cinq ans, le délai décennal était applicable.

Là encore, c’est logiquement que la cour de cassation casse cet arrêt, au visa de l’article 25, II, de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile en rappelant, que l’article 3-1 de la loi du 9 juillet 1991 (devenu art. L. 111-4 c. pr. ex.) n’étant pas applicable en Nouvelle-Calédonie en l’absence, sur ce territoire, de délai spécifique au-delà̀ duquel un titre exécutoire ne peut plus être mis à̀ exécution, il y avait lieu de considérer qu’il pouvait l’être dans le délai de prescription de droit commun, qui est celui des actions personnelles ou mobilières, ramené́ en Nouvelle-Calédonie de trente ans à cinq ans.

Dans les deux espèces, la question se pose de savoir pourquoi, alors qu’ils étaient titulaires de titres exécutoires obtenus en 2005 et 2009, les créanciers ont attendu aussi longtemps pour engager des voies d’exécution, oubliant la morale de la fable : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point » (Jean de La Fontaine, Fables, Livre sixième, X, le Lièvre et la Tortue).

Limites de l’obligation de révélation de l’arbitre : premières précisions de la CCIP-CA

Très attendue par les observateurs, la jurisprudence naissante de la chambre commerciale internationale de la cour d’appel de Paris s’enrichit d’une série d’arrêts, rendus le même jour et dans la même affaire. Cette chambre nous livre ainsi son analyse de la délicate question de l’obligation de révélation des arbitres et des circonstances susceptibles de générer un doute quant à leur indépendance et leur impartialité.

Le litige à l’origine des sentences contestées s’est élevé à l’occasion des relations d’affaires de plusieurs sociétés brésiliennes, liées par un accord d’exploitation commune pour la réalisation d’un projet pétrolier offshore : les sociétés Dommo Energia SA, Barra Energia do Brasil Petróleo e Gás Ltda, ainsi que la société Queiroz Galvão Exploração e Produção SA, devenue Enauta Energia SA.

Un désaccord s’étant élevé entre elles, la société Dommo a introduit une demande d’arbitrage à l’encontre des sociétés Barra et Enauta devant la London Court of International Arbitration (LCIA). Rapidement, les arbitres désignés de part et d’autre ont transmis leurs déclarations d’indépendance respectives en novembre 2017.
Une fois constitué, le tribunal arbitral, siégeant à Paris, a rendu une série de sentences (sentence intérimaire du 21 févr. 2018 sur la bifurcation de la procédure, sentence « Phase I » du 24 sept. 2018, sentence du 24 déc. 2018 sur les frais de l’arbitrage, sentence corrective du même jour, sentence du 24 janv. 2019 mettant fin à la sentence intérimaire sur la bifurcation, sentence partielle « Phase II » du 28 janv. 2019). Ce sont ces sentences qui ont fait l’objet de recours en annulation devant la cour d’appel de Paris (nos 19/07575 ; 19/15816 ; 19/15817 ; 19/15818 ; 19/15819), à l’initiative de la société Dommo.

Il était reproché à l’arbitre de ne pas avoir révélé les liens qui l’unissaient indirectement à l’une des parties. En effet, la société Dommo a fait valoir qu’en cours d’arbitrage, elle aurait eu fortuitement connaissance du fait que, de 2012 à 2015, soit deux ans et demi avant le début de l’arbitrage, l’arbitre nommé par les défenderesses avait travaillé pour un cabinet saoudien, lui-même affilié à un cabinet dont étaient clientes deux sociétés actionnaires de celles-ci, les fonds d’investissement First Reserve Corporation et Riverstone Holdings.

La demande de récusation présentée à la LCIA en janvier 2019 ayant été rejetée, c’est dans le cadre du recours en annulation contre les sentences déjà rendues que la société Dommo a réitéré le grief devant la cour d’appel de Paris, donnant à la chambre commerciale internationale une première occasion de nous livrer ses vues quant au devoir d’indépendance et d’impartialité des arbitres et quant à l’obligation de révélation qui leur incombe.

Le principe est bien établi : afin de garantir l’indépendance et l’impartialité de l’arbitre, l’article 1456, alinéa 2, du code de procédure civile impose à ce dernier « de révéler toute circonstance susceptible d’affecter son indépendance ou son impartialité » et ce, avant d’accepter sa mission ou en cours d’arbitrage, si une telle circonstance survenait alors.
Les difficultés de mise en œuvre de cette obligation sont bien connues également. Les textes étant silencieux sur le contenu de la révélation, c’est à la jurisprudence qu’il est revenu d’en préciser les critères, source d’un important contentieux.

L’arrêt commenté ajoute ainsi sa pierre à un édifice qui, par effet d’accumulation dans une matière très casuistique, ne se caractérise pas par sa clarté. L’apport de la chambre commerciale internationale, s’il recèle d’intéressantes précisions, ne va pas non plus sans soulever des interrogations.

De façon très pédagogique, la Cour prend soin de rappeler le cadre de l’obligation de révélation (§§ 41-43). Elle envisage notamment la dimension temporelle de cette obligation et rappelle, conformément à la formule de l’article 1456, alinéa 2, du code de procédure civile, qu’elle s’étend dans le temps et dure tout le long de l’arbitrage, avant et après l’acceptation de la mission « selon que les circonstances incriminées préexistent ou surgissent après ladite acceptation » (§ 42).

Par ailleurs, après avoir brièvement présenté la nature de liens devant être révélés – et sur lesquels nous reviendrons – la Cour précise que cette obligation s’apprécie « au regard de la notoriété de la situation critiquée, de son lien avec le litige et de son incidence sur le jugement de l’arbitre ».

Ces deux critères – le premier, négatif, de la notoriété et le second, positif de la pertinence des informations – marquent les deux temps du raisonnement de la Cour. D’abord, se pose la question de savoir si l’arbitre avait bien l’obligation de révéler les liens, eu égard à leur prétendue notoriété (I). À cet égard, la réponse est positive. Ensuite, se pose la question de savoir si la situation critiquée entretenait des liens avec le litige et était de nature à influencer l’indépendance et l’impartialité de l’arbitre (II). Après analyse, la Cour estime que les liens entre l’arbitre et la société Barra sont trop ténus pour donner lieu à l’annulation de la sentence.

I - Exception de notoriété

À la question de savoir si les liens autrefois entretenus par l’arbitre avec le cabinet d’avocats qui représentent les actionnaires de la société Barra étaient notoires et, partant, s’ils pouvaient être exclus de l’obligation de révélation, la cour d’appel répond par la négative. En conséquence, ces liens auraient dû être révélés par l’arbitre.

Un tel recours à l’exception de notoriété s’inscrit dans la droite ligne de la jurisprudence antérieure. L’exception est désormais classique (Paris, 13 mars 2008, n° 06/12878, D. 2008. 3111, obs. T. Clay image ; v. égal., Paris, 10 mars 2011, Tecso c/ Neoelectra, n° 09/28537, Rev. arb. 2011. 737, obs. D. Cohen  ; Cah. arb. 2011. 787, note M. Henry ; LPA 2011, n° 225-226, p. 14, note P. Pinsolle ; Gaz. Pal. 15-17 mai 2011. 19, obs. D. Bensaude ; Paris, 13 nov. 2012, SA Fairplus Holding c/ Sté JMB Corporation, n° 11/11153, D. 2012. 2991, obs. T. Clay image ; Paris, 28 mai 2013, n° 11/17672, Catering International, D. 2013. 2936, obs. T. Clay image ; Gaz. Pal. 27-28 sept. 2013. 18, obs. D. Bensaude ; Paris, 2 juill. 2013, n° 11/23234, La Valaisanne Holding, D. 2013. 2936, obs. T. Clay image ; RTD com. 2014. 318, obs. E. Loquin image ; Rev. arb. 2013. 1033, note M. Henry ; JCP 2013. 1391, n° 5, obs. J. Ortscheidt ; Civ. 1re, 25 mai 2016, n° 14-20.532, D. 2016. 2589, obs. T. Clay image ; RTD com. 2016. 699, obs. E. Loquin image ; Cah. arb. 2016. 633, note V. Chantebout ; Civ. 1re, 3 oct. 2019, Sté Audi Volkswagen Middle East Fze LLC c/ Sté Saad Buzwair Automotive Co., n° 18-15.756, Dalloz actualité, 12 déc. 2019, obs. C. Debourg ; Rev. arb. 2020, note L. Jaeger, à paraître) : l’arbitre n’est pas tenu de révéler les informations le concernant dès lors que celles-ci sont notoires.

Si elle permet de prévenir des techniques dilatoires et s’inspire d’un louable esprit de loyauté procédurale, le recours à la notoriété n’est pas exempt de critiques, notamment au regard de son critère (A) et de ses enjeux (B) (v. not, J. Jourdan-Marques, Chronique d’arbitrage, Dalloz actualité, 29 oct. 2019 ; T. Clay, Tecnimont, saison 5 : La dissolution de l’obligation de révélation dans le devoir de réaction, note sous Paris, 12 avr. 2016, n° 14/884, Sté J&P Avax c/ Sté Tecnimont, Cah. arb. 2016. 447, n° 11 ; L.-C. Delanoy, Les obligations respectives des arbitres et des parties en matière d’indépendance de l’arbitre, note sous Paris, 29 mai 2018 et Paris, 27 mars 2018, Rev. arb. 2019. 522, spéc. n° 17-19).

A - Les critères de la notoriété

La notion pèche tout d’abord par la difficulté qu’il y a à en arrêter les critères. À cet égard, l’arrêt rendu le 25 février 2020 apporte d’utiles précisions.

Bien que l’on sache désormais que la notion de notoriété est employée dans une acception large, incluant les informations aisément accessibles (v. not. Civ. 1re, 15 juin 2017, République de Guinée Equatoriale c/ Sté Orange Middle East and Africa, n° 16-17.108, Bull. civ. I, n° 746 ; D. 2017. 1306 image ; ibid. 2559, obs. T. Clay image ; RTD com. 2017. 842, obs. E. Loquin image), beaucoup d’incertitudes demeurent quant à ce qui caractérise concrètement une information facile d’accès.

En particulier, les juges ont déjà eu l’occasion d’admettre le caractère notoire des informations disponibles sur internet (Paris, 14 mars 2017, n° 15/19525, Rev. arb. 2017. 1213, note B. Zadjela ; Civ. 1re, 25 mai 2016, n° 14-20.532, préc. ; Civ. 1re, 19 déc. 2018, Sté J&P Avax c/ Sté Tecnimont, n° 16-18.349, Dalloz actualité, 1er févr. 2019, obs. C. Debourg ; Chronique d’arbitrage, Dalloz actualité, 29 janv. 2019, obs. J. Jourdan-Marques ; Civ. 1re, 19 déc. 2018, n° 16-18.349, D. 2019. 24 image ; ibid. 2435, obs. T. Clay image ; Cah. arb. 2019. 401, note T. Clay ; Procédures 2019. Etude 8, obs. L. Weiller ; JCP E 2019.177, note A. Constans ; et les arrêts précédents). Il ne paraît toutefois pas saugrenu de se demander, à l’instar du demandeur au recours, si le simple fait qu’une information soit disponible sur internet doive nécessairement conduire à affirmer qu’elle est aisément accessible.

Ainsi que la jurisprudence a eu l’occasion de le rappeler, il « ne saurait être exigé […] que les parties se livrent à un dépouillement systématique des sources susceptibles de mentionner le nom de l’arbitre et des personnes qui lui sont liées » (Civ. 1re, 3 oct. 2019, Sté Audi Volkswagen Middle East Fze LLC c/ Sté Saad Buzwair Automotive Co., préc.). Cette position est également celle de la chambre commerciale internationale qui prend soin, au moyen d’une analyse détaillée, d’apporter des précisions à cet égard.

À en croire le défendeur au recours, dans l’affaire commentée, l’information litigieuse était disponible au moyen d’une consultation du site internet de l’arbitre. L’affirmation est exacte, mais la Cour ne s’en contente pas. Elle s’intéresse de façon très concrète aux opérations nécessaires pour accéder à l’information à partir du site en question (§§ 49-52). À cet égard, elle relève que « l’accès à cette information sur internet n’est possible qu’à l’issue d’un dépouillement approfondi et d’une consultation minutieuse du site internet de l’arbitre exigeant d’ouvrir tous les liens relatifs aux conférences auxquelles il a participé et de consulter le contenu l’un après l’autre des publications auxquelles il a contribué » (§ 51). En d’autres termes, pour la Cour, « l’accès à l’information nécessite plusieurs opérations successives qui s’apparentent à des mesures d’investigation » (§ 52), en conséquence de quoi elles ne peuvent être considérées comme aisément accessibles et donc notoires (dans le même sens, mais sans autant de détails, v. Paris, 14 mars 2017, n° 15/19525, Rev. arb. 2017. 1213, note B. Zadjela, où le juge de l’annulation relève que la recherche sur internet était « d’une grande simplicité » ; Civ. 1re, 25 mai 2016, n° 14-20.532, préc., où il est question d’« une simple consultation de sites internet librement accessibles »).

La Cour en conclut donc que l’information ne pouvant « être considérée comme notoire, […] l’arbitre aurait dû en conséquence la révéler dès sa première déclaration » (§ 52).

En ce qu’elle identifie ainsi le critère de la notoriété, la solution mérite l’approbation. Bien qu’il ne soit pas rare que les conseils des parties se livrent à de véritables enquêtes concernant les arbitres nommés dans la procédure, il n’est pas nécessaire, ni même sain, d’exiger de leur part qu’elles s’adonnent à de telles recherches approfondies.

Dans le même esprit, on notera par ailleurs que la Cour fait sienne une formule de la jurisprudence antérieure, à savoir que les informations notoires sont celles « que les parties ne pouvaient manquer de consulter avant le début de l’arbitrage » (§ 45 ; v. égal. Civ. 1re, 3 oct. 2019, Sté Audi Volkswagen Middle East Fze LLC c/ Sté Saad Buzwair Automotive Co., préc. ; Paris, 14 oct. 2014, n° 13/13459, D. 2014. 2541, obs. T. Clay image ; Rev. arb. 2015. 151, note M. Henry ; Cah. arb. 2014. 795, note D. Cohen. V. égal. Civ. 1re, 16 déc. 2015, n° 14-26.279, D. 2016. 2589, obs. T. Clay image ; Rev. arb. 2016. 536, note M. Henry ; Gaz. Pal. 2016, n° 26, p. 27, obs. D. Bensaude ; Cah. arb. 2016. 653, note D. Cohen). Bien que cette question n’ait pas été en débat dans la présente affaire, la Cour semble ainsi admettre, à l’instar des juges du pôle 1 – chambre. 1, et à juste titre, que le « devoir de curiosité » (E. Loquin, Autour de l’obligation de révélation, note sous Paris, 12 avr. 2016, Rev. arb. 2017. 234) des parties est limité dans le temps et que ces dernières ne sont pas tenues de poursuivre leurs investigations postérieurement au début de l’arbitrage. La Cour donne en outre indirectement des indices sur ce qui aurait permis que les informations soient considérées comme notoires dès lors qu’elle constate que le « site ne mentionne nullement de manière claire, évidente et transparente une quelconque collaboration de l’intéressé avec un cabinet d’avocats ».

Pour autant, toute incertitude quant au critère n’est pas levée. On se souviendra par exemple qu’en octobre 2019, la Cour de cassation a considéré que l’information figurant dans un annuaire spécialisé et de portée géographique limitée devait être considérée comme notoire (sur nos réserves à cet égard, v. C. Debourg, obs. sous Civ. 1re, 3 oct. 2019, Sté Audi Volkswagen Middle East Fze LLC c/ Sté Saad Buzwair Automotive Co., préc.). En comparaison, l’information figurant sur le site de l’arbitre lui-même, mais nécessitant une analyse minutieuse du site pouvait sembler nécessiter moins d’investigations. Il faudra attendre d’autres décisions pour apprécier s’il s’agit là d’une réelle divergence de vues entre les deux chambres.

B - Les enjeux de la notoriété

Des précisions quant au critère de la notoriété sont d’autant plus attendues que l’exception de notoriété est chargée d’enjeux importants ; elle est susceptible de jouer contre les parties, faisant peser sur elles une obligation particulièrement lourde, alors même qu’elles sont initialement « créancières de l’information et non pas débitrices » (T. Clay, Tecnimont, saison 5 : La dissolution de l’obligation de révélation dans le devoir de réaction, préc., n° 14. En ce sens, v. égal. M. Henry, note sous Paris, 12 avr. 2016, Rev. arb. 2017. 949 ; L.-C. Delanoy, Les obligations respectives des arbitres et des parties en matière d’indépendance de l’arbitre, note sous Paris, 29 mai 2018 et Paris, 27 mars 2018, Rev. arb. 2019. 522 et nos obs. sous Civ. 1re, 19 déc. 2018, Tecnimont : obligation de révélation de l’arbitre et obligation de s’informer à la charge des parties : un équilibre encore perfectible, D. 2019. 2435 image).

Bien que cela ne soit pas expressément énoncé par la cour d’appel, qui aborde la question de la notoriété du point de vue de l’arbitre et de son devoir de révélation (§§ 41-43 ; § 45 : la notoriété d’une situation est « susceptible de tempérer le contenu de l’obligation de révélation incombant à l’arbitre » ; § 52 : « l’arbitre aurait dû en conséquence la révéler dès sa première déclaration »), l’exception de notoriété n’a pas seulement pour effet de dispenser l’arbitre de révéler l’information. Elle a également un effet essentiel sur les obligations des parties, notamment sur ce qu’il est désormais courant d’appeler leur devoir de réaction et en particulier sur la nécessaire célérité de ce dernier.

C’est là le véritable enjeu de l’exception de notoriété. L’information notoire étant réputée connue des parties, elle fait courir le délai dans lequel celles-ci peuvent présenter leur demande de récusation. La sanction du non-respect de ce délai est particulièrement vigoureuse. La partie qui tarderait à réagir sera réputée avoir renoncé à se prévaloir du grief tiré du défaut d’indépendance et d’impartialité de l’arbitre, en application de l’article 1466 du code de procédure civile (V. égal., antérieurement au décret du 13 janv. 2011, Civ. 1re, 31 janv. 2006, Bull. civ. I, n° 37 ; 20 mai 2003, Rev. arb. 2004. 312 (1re esp.) ; Paris, 18 sept. 2003, Rev. arb. 2004. 312 (3e esp.)). Ainsi, s’il n’a pas été présenté en temps utile au cours de la procédure arbitrale, le grief sera considéré comme irrecevable.

Le mécanisme est d’autant plus sévère que le délai à respecter s’entend aussi bien du délai légal de récusation que de celui prévu par le règlement d’arbitrage d’une institution. Ainsi, « la partie qui, en connaissance de cause, s’abstient d’exercer, dans le délai prévu par le règlement d’arbitrage applicable, son droit de récusation en se fondant sur toute circonstance de nature à mettre en cause l’indépendance ou l’impartialité d’un arbitre, est réputée avoir renoncé à s’en prévaloir devant le juge de l’annulation » (Civ. 1re, 25 juin 2014, n° 11-26.529, Civ. 1re, 25 juin 2014, n° 11-26.529, Tecnimont SPA (Sté) c/ J&P Avax (Sté), D. 2014. 1985 image ; ibid. 1967, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; ibid. 1981, avis P. Chevalier image ; ibid. 1986, note B. Le Bars image ; ibid. 2541, obs. T. Clay image ; Rev. arb. 2015. 85, note J.-J. Arnaldez et A. Mezghani ; JCP 2014. 1278, obs. T. Clay ; ibid. 857, § 4, obs. C. Seraglini ; ibid. 977, § 9, obs. C. Nourissat ; LPA 2014, n° 215, p. 5, obs. M. Henry ; Cah. arb. 2014. 547, note T. Clay).

L’article 10.3 du règlement de la LCIA applicable en l’espèce prévoit que la demande de récusation doit être présentée dans un délai de 14 jours à compter de la constitution du tribunal arbitral ou à compter de la découverte du grief affectant le tribunal, si celle-ci est postérieure à sa constitution. La question se posait donc de savoir si ce délai avait été respecté, dès lors que la société Dommo avait attendu le mois de janvier 2019, près d’un an après le début de l’arbitrage, pour introduire sa demande de récusation. En d’autres termes, n’avait-elle pas agi trop tard pour être recevable à présenter à nouveau le grief ?

L’enjeu est là et figure expressément dans l’argumentation des défendeurs telle qu’elle ressort de l’arrêt (v. § 34 : la société Barra faisait valoir que la demande de récusation avait été faite hors délai, tandis que la société Enauta arguait d’un manquement de la société Dommo à son devoir de réaction, § 35). Le demandeur, quant à lui contestait « qu’il puisse lui être fait grief de ne pas avoir demandé la récusation de [l’arbitre] dès sa nomination » et « conteste tout caractère tardif de sa demande en récusation » (§§ 27-28).

Pour autant, dès les premiers motifs de la décision, la cour d’appel énonce fermement qu’elle n’a pas été saisie d’une demande d’irrecevabilité de la demande d’annulation « au motif que la contestation de l’indépendance et de l’impartialité de l’arbitre serait tardive » (§ 39), car cette demande n’a pas été formulée dans les prétentions des parties énoncées dans le dispositif de leurs conclusions.

Ainsi qu’indiqué plus haut, l’argument avait bien été invoqué mais, précise la Cour, uniquement dans des moyens développés au fond (§ 39). En application de l’article 954, alinéa 3, du code de procédure civile, en vertu duquel « la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif et n’examine les moyens au soutien de ces prétentions que s’ils sont invoqués dans la discussion », la Cour refuse donc de se prononcer sur la question de la tardiveté de la demande.

En l’absence d’information sur les conclusions effectivement déposées, cette affirmation de la cour d’appel est d’interprétation délicate. À suivre la Cour, l’une des interprétations possibles serait que la question de la renonciation au grief s’analyse non pas un simple moyen destiné à obtenir le débouté du recours en annulation, mais comme une question de recevabilité qui doit figurer dans le dispositif des prétentions, semble-t-il en tant que fin de non-recevoir.
L’analyse bénéficie du soutien de la jurisprudence antérieure qui a énoncé à de maintes reprises que faute de l’avoir soulevé en temps utiles, les parties renonçaient au grief, ce dernier étant alors irrecevable devant le juge de l’annulation. On sait par ailleurs que la catégorie des fins de non-recevoir est une catégorie souple qui admet des créations jurisprudentielles (v. not., Cass. ch. mixte, 14 févr. 2003,  n° 00-19.423, Bull. civ. n° 1 ; D. 2003. 1386, et les obs. image, note P. Ancel et M. Cottin image ; ibid. 2480, obs. T. Clay image ; Dr. soc. 2003. 890, obs. M. Keller image ; RTD civ. 2003. 294, obs. J. Mestre et B. Fages image ; ibid. 349, obs. R. Perrot image ; Rev. arb., 2003. 403, note C. Jarrosson). Il n’est pas rare de parler ainsi de fin de non-recevoir s’agissant de l’article 1466 du code de procédure civile (en ce sens, v. C. Seraglini et J. Ortscheidt, Droit de l’arbitrage interne et international, 2e éd., 2019, LGDJ, n° 245 ; J. Jourdan-Marques, Le contrôle étatique des sentences arbitrales internationales, LGDJ, 2017, n° 208. V. aussi, cependant, l’intéressante analyse des « fausses fin de non-recevoir » dans l’ouvrage de MM. J. Héron, T. Le Bars et K. Salhi, Droit judiciaire privé, 7e éd., LGDJ, 2019, n° 150).

On ne saurait ainsi que trop suggérer aux parties de faire preuve de la plus grande précaution dans la rédaction de leurs conclusions : l’argument de tardiveté du devoir de réaction et de renonciation au grief tiré du défaut d’indépendance ou d’impartialité semble devoir figurer dans le dispositif des prétentions, faute de quoi il ne sera pas examiné, la cour d’appel ne le soulevant pas d’office. Par ailleurs, il faut rappeler que le champ d’application de l’article 1466 du Code de procédure civil ne se limite pas aux questions d’indépendance de l’arbitre ; potentiellement ce sont tous les griefs non soulevés en temps utiles qui sont concernés par ce rappel des formes que doit prendre l’argument.

Cela étant, la décision du 20 février 2020 recèle d’autres interrogations sur ce point.

Il est tout d’abord permis de s’interroger sur le véritable objet de l’irrecevabilité invoquée. Dans l’arrêt commenté, dans une partie portant sur « la recevabilité de la contestation » (nous soulignons), la cour d’appel énonce que « l’irrecevabilité de la demande d’annulation » (nous soulignons) n’est pas évoquée dans le dispositif des conclusions des parties pour en déduire qu’elle n’a pas été saisie d’une demande « d’irrecevabilité du recours en annulation » (nous soulignons), alors même que celui-ci ne paraissait pas pouvoir encourir la critique, ayant été exercé dans les temps. Du reste, si l’irrecevabilité du recours avait été invoquée, elle aurait sans doute dû être présentée devant le conseiller de la mise en état (C. pr. civ., art. 914, par renvoi de l’art. 1527 c. pr. civ.), ce qui soulève d’autres questions complexes.

Même en admettant qu’il s’agisse ici d’un raccourci de langage, il faut reconnaître que le vocabulaire est pour le moins flottant. Traditionnellement, c’est davantage l’irrecevabilité du moyen qui est visée par la jurisprudence rendue en matière de renonciation (v. not. Paris, 21 oct. 2010, Me Patrick Dunaud c/ Sté SPRLU Agnès Maqua et autre, n° 09/16174, en somm. in Rev. arb. 2010. 975 ; Paris, 10 sept. 2019, Sté Gemstream c/ Sté Visionael Corporation Inc., n° 17/10639, en somm. in Rev. arb. 2019. 993, pour une renonciation au moyen tiré de l’incompétence du tribunal arbitral) ou encore l’irrecevabilité des griefs (v. par ex., Paris, 28 nov. 2017, M. Sheikh Mohamed Bin Issa Al Jaber c/ M. Sheikh Salah Inbrahim Al-Hejailan, en somm. in Rev. arb. 2017. 289 ; Paris, 2 avr. 2019, M. Vincent J. Ryan, Sté Schooner Capital et Atlantic Investment Partners LLC c/ République de Pologne, n° 16/24358, en somm. in Rev. arb. 2019.304 qui précise que la renonciation présumée par l’article 1466 code de procédure civile « vise des griefs concrètement articulés et non des catégories de moyens » et que « le but poursuivi par cette disposition – qui est d’éviter qu’une partie se réserve des armes pour le cas où la sentence lui serait défavorable –, ne serait pas atteint si, sous couvert d’un cas d’ouverture unique, le recourant était recevable à développer devant la cour un argumentaire différent en droit et en fait de celui qu’il avait soumis aux arbitres »). Là encore, le raccourci entre recevabilité du grief et recevabilité de la demande d’annulation est compréhensible, dès lors qu’il semble que seul le grief relatif à la constitution du tribunal arbitral était ici invoqué. Toutefois, l’incertitude concernant le vocabulaire employé soulève des doutes quant à la mise en œuvre de l’exception de notoriété.

En particulier, dans une démarche prospective, on peut s’interroger sur le point de savoir à qui la question devra être posée, au regard de l’extension des pouvoirs accordés à ceux qui sont chargés de la mise en état. Devant la cour d’appel, elle relève du conseiller de la mise en état, lequel, depuis la réforme Magendie, a le pouvoir de statuer sur l’irrecevabilité de l’appel (C. pr. civ., art. 914). Toutefois, dans la mesure où le décret du 11 décembre 2019 accorde au juge de la mise en état une compétence exclusive pour connaître de l’ensemble des fins de non-recevoir (C. pr. civ., art. 789-6°) et que les pouvoirs du CME semblent devoir être calqués sur ceux du JME en vertu de l’article 907 du code de procédure civile, il est envisageable que le CME soit compétent pour connaître de l’argument de renonciation au grief, étant précisé que ces dispositions sont applicables pour les actions introduites à compter du 1er janvier 2020. On peut être réservé quant à l’opportunité de scinder ainsi des questions de fond entremêlées, même s’il apparaît qu’il est de la volonté générale d’évacuer au plus tôt le plus grand nombre possible d’arguments, y compris s’ils touchent au fond (v. not. C. pr. civ., art. 789-6°). Il est néanmoins douteux que les rédacteurs du décret – adopté dans une relative urgence – aient eu en tête le cas spécifique du recours en annulation d’une sentence arbitrale à laquelle on oppose une fin de non-recevoir tirée de l’article 1466 du code de procédure civile. Reste à espérer alors que le CME fasse usage de sa faculté de renvoyer la question à la formation collégiale.

Ensuite, alors même que la cour d’appel indique expressément ne pas avoir été saisie d’une demande d’irrecevabilité pour tardiveté de la contestation, à laquelle il est donc prétendu que le demandeur aurait renoncé, elle s’engage dans une discussion relative à l’exception de notoriété, dont l’un des effets essentiels en pratique est précisément d’évaluer si la contestation a été ou non tardive. Sans doute la Cour ne fait-elle que répondre aux points soulevés dans le débat,  les parties s’opposant sur le caractère notoire de ces informations » (§ 44).

Néanmoins, le fait que la Cour consacre de longs développements à cette question pourrait sembler en contradiction avec celui de présenter la renonciation comme une question de recevabilité, si ce n’est qu’au terme de ces développements, elle n’adopte aucune position sur le caractère tardif de la demande de récusation ou sur l’existence d’une renonciation à se prévaloir du grief. La Cour se contente d’affirmer que l’arbitre aurait dû révéler ces liens qui n’étaient pas notoires (§ 52).

Si ce n’est à titre d’obiter dictum, au demeurant fort bienvenu, l’objectif de toute cette analyse n’est pas clair. En effet, mis à part l’hypothèse où elle est utilisée pour établir une renonciation au grief en raison d’une réaction tardive, question dont la Cour estime ne pas être saisie, l’exception de notoriété est essentiellement utile dans deux autres situations, mais qui ne sont pas caractérisées en l’espèce.

Dans la mesure où elle permet de délimiter le contenu de l’obligation de révélation de l’arbitre, elle pourrait tout d’abord servir à engager la responsabilité de l’arbitre qui aurait manqué à cette obligation en omettant de révéler des faits non notoires, si tant est qu’une telle action soit envisageable sur ce fondement (v. not. Paris, 12 oct. 1995, Raoul Duval, Rev. arb. 1999, n° 1, p. 324, note P. Fouchard ; TGI Paris, 12 mai 1993, Raoul Duval, Rev. arb. 1996, n° 3, p. 411, note P. Fouchard ; Civ. 1re, 4 juill. 2012, CSF c/ M. J.-F. T., en somm. Rev. arb. 2012. 682. Sur cette responsabilité, v. C. Seraglini et J. Ortscheidt, Droit de l’arbitrage interne et international, 2e éd., 2019, LGDJ, n° 246 ; T. Clay, L’arbitre, Dalloz, 2001, n° 398 et n° 941). La question fait débat, dès lors que la nature de l’obligation de révélation n’est pas parfaitement établie (V. not., Rapport du Club des juristes. La responsabilité de l’arbitre. Commission Ad Hoc [Prés. J.-Y. Garaud], juin 2017, p. 32 ; L. Jandard, La relation entre l’arbitre et les parties. Critique du contrat d’arbitre, Thèse dactyl., Paris Nanterre, 2018, dir. F.-X. Train, spéc. nos 328 s.). En tout état de cause, la demande présentée au juge en l’espèce ne concernait en rien la responsabilité de l’arbitre, généralement invoquée postérieurement à l’annulation de la sentence et par ailleurs refusée en l’espèce.

L’on pourrait encore imaginer que la non-révélation ait une incidence directe sur la caractérisation d’un défaut d’indépendance et d’impartialité, c’est-à-dire que l’on déduise d’un défaut de révélation un défaut d’indépendance. Toutefois, l’absence de lien direct entre défaut de révélation et défaut d’indépendance, déjà retenu par la jurisprudence (v. infra), est réaffirmée en l’espèce (§ 53), à juste titre. La Cour se contente d’affirmer que l’arbitre aurait dû révéler les liens, sans en tirer de conséquences concrètes immédiates.

Ainsi, pour se prononcer sur l’existence d’un défaut d’indépendance ou d’impartialité, la Cour examine les liens des informations litigieuses sur le litige et leur incidence sur le jugement de l’arbitre.

II - Appréciation de la situation critiquée au regard de l’indépendance et l’impartialité de l’arbitre

Une fois traitée la question de savoir si les informations invoquées bénéficiaient ou non de l’exception de notoriété, la cour d’appel s’est attelée à une seconde question, celle du « lien de la situation critiquée avec le litige et son incidence sur l’indépendance et l’impartialité de l’arbitre ». Sur ce point encore, il nous semble que la solution de fond retenue par la Cour doive être approuvée : les liens étaient en l’espèce trop ténus pour susciter un doute raisonnable (B). En revanche, l’articulation des questions par la cour d’appel pourrait prêter à confusion (A).

A - Articulation des questions

La présentation faite par la cour d’appel de ce qui est l’objet de son examen n’est pas parfaitement claire et semble osciller entre la délimitation des contours de l’obligation de révélation et l’appréciation d’un éventuel défaut d’indépendance justifiant l’annulation de la sentence.

En effet, dans les paragraphes d’introduction de ses motifs, la Cour énonce ainsi les critères de l’obligation de révélation : « l’obligation de révélation qui pèse sur l’arbitre doit s’apprécier au regard de la notoriété de la situation critiquée, de son lien avec le litige et de son incidence sur le jugement de l’arbitre » (§ 43). Elle semble alors placer l’exception de notoriété et le lien de l’information avec le litige ainsi que son influence sur le jugement sur le même plan, celui de l’obligation de révélation.

Par la suite cependant, lorsqu’aux paragraphes 53 et suivants, elle s’interroge sur le lien de la situation avec le litige et le jugement de l’arbitre, l’objet de l’analyse ne semble plus être l’obligation de révélation, mais bien le motif d’annulation tiré du défaut d’indépendance et d’impartialité de la part d’un membre du tribunal arbitral. Pour autant, il est à nouveau fait référence au défaut de révélation qui serait susceptible de permettre « d’éveiller un doute raisonnable » (§ 56).

Cela étant, la Cour coupe rapidement court aux incertitudes, rappelant que « la non-révélation par l’arbitre d’informations ne suffit pas à constituer un défaut d’indépendance ou d’impartialité ».

Là encore, la chambre commerciale internationale prend position en faveur de ce qui semble être le dernier état de la jurisprudence. Après avoir souvent semblé associer la défaillance de l’arbitre quant à son obligation de révélation et son défaut d’indépendance ou d’impartialité, susceptibles de provoquer l’annulation de la sentence, les parties ayant été privées de leur droit de récusation (v. not., Paris, 12 févr. 2009, Rev. arb., 2009.186, note T. Clay, et les références citées), la jurisprudence dissocie désormais plus fermement obligation de révélation et indépendance de l’arbitre (v. not. Civ. 1re, 10 oct. 2012, Tecso c/ Neoelectra, Rev. arb. 2012. 129, note C. Jarrosson ; v. déjà, Paris, 12 janv. 1996, Qatar c/ Creighton, Rev. arb. 1996. 428, note P. Fouchard. Sur cette question, v. not. C. Jarrosson, note sous Paris, 21 févr. 2012, Rev. arb. 2012. 587 ; note sous Civ. 1re, 10 oct. 2012, Tecso c/ Neoelectra, Rev. arb.  2012. 129 ; L.-C. Delanoy, note sous Paris, 27 mars 2018 et 29 mai 2018, Rev. arb. 2019. 522, spéc. n° 21 ; C. Seraglini et J. Ortscheidt, Droit de l’arbitrage interne et international, 2e éd., 2019, LGDJ, n° 245). La solution mérite selon nous d’être approuvée en ce qu’elle est conforme à la nature de l’obligation de révélation, qui se présente comme « un moyen quand l’indépendance et l’impartialité sont une fin » (M. Henry, note sous Paris, 2 nov. 2011, Rev. arb. 2011. 112, spéc. n° 7). En opportunité, par ailleurs, elle limite considérablement les risques qu’une sentence soit annulée au prétexte d’un oubli mineur. La Cour s’inscrit ici dans ce courant : le défaut de révélation de certains éléments ne signifie pas défaut d’indépendance ou d’impartialité, il faut expliquer en quoi « ces éléments so[nt] de nature à provoquer dans l’esprit des parties un doute raisonnable quant à l’impartialité et à l’indépendance de l’arbitre » (§ 53). Ce sont donc ces liens et leur incidence sur le jugement de l’arbitre qu’elle entend examiner.

B - Appréciation des liens litigieux

L’article 1456, alinéa 2, du code de procédure civile dispose que doit être révélée « toute circonstance susceptible d’affecter son indépendance ou son impartialité », suscitant un contentieux extrêmement important quant à la caractérisation de telles circonstances. L’arrêt de la cour d’appel est instructif à cet égard.

Dès les premiers paragraphes des motifs, la Cour donne un contenu très large à l’obligation de révélation et rappelle le caractère varié des circonstances devant être révélées (§ 42), faisant écho à la formule de l’article 1456, alinéa 2, du code de procédure civile, qui vise « toute circonstance ». La Cour identifie ainsi trois formes de circonstances, dont il ne semble pas exclu qu’elles puissent se recouper : celles qui portent sur d’« éventuels conflits d’intérêts », des « relations d’intérêts » et des « courants d’affaires ». Il est par ailleurs précisé que ces liens peuvent être entretenus par l’arbitre avec les parties, mais aussi avec « des tiers susceptibles d’être intéressés au litige » (§ 42). Il faut reconnaître que cette formule n’est pas particulièrement éclairante.

Plus loin dans les motifs, et en dépit de la confusion exposée supra, la question n’est plus celle du critère de la révélation, mais celle du critère du défaut d’indépendance. Une fois de plus, la cour d’appel embrasse le principe retenu par la jurisprudence antérieure et le critère du doute raisonnable, « l’appréciation devant être faite sur des bases objectives et en tenant compte des spécificités de l’espèce » (§ 53).

C’est ainsi à une analyse détaillée des circonstances de l’espèce que se livre la Cour.

La situation visée ici est celle d’un potentiel conflit d’intérêts indirect, c’est-à-dire d’une situation faisant intervenir un certain nombre d’intermédiaires entre l’arbitre et l’une des parties. En l’espèce, ce lien est indirect à un double titre.
D’abord, il est indirect si on l’observe du point de vue de la partie concernée, puisque le lien invoqué concernerait l’arbitre et deux sociétés actionnaires de celle-ci. À juste titre, ce point ne semble pas poser de difficulté à la Cour d’appel qui s’intéresse directement aux liens entre l’arbitre et les actionnaires de Barra (en ce sens, v. not. les IBA Guidelines on Conflict of Interest in International Arbitration, 2014, not. General Standard n° 7). Ainsi il semble acquis pour la cour d’appel que les liens avec des sociétés de contrôle d’une partie sont douteux.

Ensuite, et c’est là que se présente le plus grand nombre de difficultés, il est indirect si on l’appréhende du point de vue de l’arbitre, puisqu’il n’existe aucun lien direct entre lui et les actionnaires de la société Barra. Le lien allégué est le résultat de l’appartenance de l’arbitre à un cabinet lié aux actionnaires de la société Barra, ou pour être précis, à un cabinet affilié à celui qui représente les intérêts des actionnaires de la société Barra. Le rapport d’affaires ne vise pas directement l’arbitre, mais le cabinet au sein duquel il exerce et, plus spécifiquement encore en l’espèce, un cabinet affilié au cabinet au sein duquel il a exercé.

Sur ce point, l’apport de la cour d’appel de Paris est important, car la situation dans laquelle le cabinet ou l’ancien cabinet d’un arbitre entretient des liens avec des entités proches de l’une des parties est extrêmement fréquent en pratique. Il n’est en effet pas rare que les professionnels exerçant comme arbitres exercent de façon ponctuelle ou habituelle au sein de cabinets d’avocats ayant un important volume d’affaires auprès de nombreuses sociétés (et d’États) se trouvant au cœur de réseaux, d’alliances et de groupes d’une grande complexité (sur ces questions, v. not. F.-X. Train, Mode d’exercice de l’activité d’arbitre et conflits d’intérêts, Rev. arb. 2012. 725. V. égal. Civ. 1re, 27 janv. 2016, Fibre Excellence, n° 15-12.363 ; Paris, 10 mars 2011, Tecso c/ Neoelectra Group, n° 09/28537, préc.).

À cet égard, la Cour affirme que, pour qu’ils soient susceptibles « d’éveiller un doute raisonnable sur son impartialité ou son indépendance, encore faudrait-il que cette activité ait généré [des] […] liens avec les actionnaires de la société partie au présent arbitrage et ait été à l’origine d’un courant d’affaires entre l’arbitre et ces sociétés ou qu’il ait eu ou ait encore un quelconque intérêt avec le cabinet les représentant, susceptible de créer un conflit d’intérêt » (§ 56).

En premier lieu, la Cour s’intéresse aux liens entre l’arbitre et la partie et son actionnariat, plutôt qu’aux relations du cabinet avec ce dernier. Ainsi, l’analyse présentée est d’abord personnalisée. La Cour recherche des « liens, directs ou indirects, matériels ou intellectuels » entre l’arbitre et les actionnaires qui soient « à l’origine d’un courant d’affaires » entre eux (§ 56). De tels liens ne sont pas établis en l’espèce, la Cour ajoutant que l’arbitre ne les a pas « conseillé[s], représenté[s] ou assisté[s] » (§ 57).

Elle réserve également l’hypothèse où l’arbitre « [a] eu ou [a] encore un quelconque intérêt avec le cabinet [des actionnaires], susceptible de créer un conflit d’intérêts » (§ 56). La formule est assez vague, et large, puisqu’elle vise « un quelconque intérêt ». À cet égard, le fait qu’il s’agisse d’un lien doublement indirect, c’est-à-dire qu’il s’exerce par l’intermédiaire d’un autre cabinet d’avocats, tout comme la dimension temporelle – ancienne – de ce lien ont pu jouer un rôle dans la décision de la cour d’appel d’estimer qu’une telle hypothèse n’était pas non plus établie en l’espèce.
La rédaction de la décision doit inviter à la prudence quant aux tentatives d’interprétation que l’on pourrait formuler. En effet, la Cour semble évoquer l’existence d’un cabinet intermédiaire, ainsi que le fait que l’ancienneté des rapports de travail de l’arbitre avec ce cabinet, à titre supplémentaire, presque d’obiter dictum.

Elle énonce ainsi que les circonstances ne « permettent pas d’établir l’existence de lien quelconque entre [l’arbitre] et les actionnaires […] ni qui soient de nature à créer un doute raisonnable sur l’indépendance et l’impartialité, d’autant plus que les liens [entre l’arbitre et le cabinet des actionnaires] étaient indirects, par l’intermédiaire [d’un autre cabinet] » (nous soulignons).

Elle ajoute que ces liens « avaient cessé deux ans et demi avant le début de l’arbitrage, ce qui pourrait ne pas être une durée suffisante en cas de défaut de révélation de lien direct ou d’une information susceptible d’affecter l’impartialité de l’arbitre, mais qui en l’espèce est sans incidence dès lors que rien ne permet d’établir qu’il y ait pu y avoir des connexions entre [l’arbitre et les actionnaires] à l’époque où [l’arbitre] travaillait pour le [cabinet saoudien] ni après ». Les faits de l’espèce ne permettent pas d’apprécier pleinement la portée de cette formule. L’on regrettera à nouveau la référence au « défaut de révélation » qui ne nous semble pas devoir être un critère d’appréciation plus sévère de la proximité dans le temps des liens litigieux. Il faut souhaiter qu’il ne s’agisse ici que d’une erreur de plume, survivante de la confusion que nous évoquions supra et pourtant balayée par la cour d’appel au paragraphe 53.

Ainsi, si l’on approuvera la cour d’appel, au regard des faits de l’espèce, dans la mesure où le lien entre l’arbitre et l’une des parties à l’arbitrage était trop indirect et tenu et aussi dans la mesure où l’activité de l’arbitre auprès du cabinet était à la fois de courte durée et ancienne, l’arrêt soulève des questions quant à l’articulation des critères à retenir.

La remarque ne se limite pas à la question de l’appréciation du doute raisonnable. Les solutions retenues au fond par la Cour, qu’il s’agisse d’une exception de notoriété délimitée ou de l’appréciation raisonnable de l’intensité minimale des liens des liens de nature à créer un doute quant à l’indépendance et l’impartialité de l’arbitre, doivent également être approuvée en ce qu’elles participent l’une comme l’autre, à la sécurité des procédures arbitrales et à l’équilibre entre les exigences légitimes d’indépendance des arbitres et de loyauté des parties. En revanche, on regrettera que la Cour passe un peu facilement de l’étendue du devoir de révélation à la caractérisation d’un défaut d’indépendance, alors même qu’elle énonce expressément que la seconde ne dépend pas de la première, entretenant une confusion qui n’est pas souhaitable.

Précisions sur la notion de coût du crédit hors intérêts

La Cour de justice de l’Union européenne apporte d’intéressantes précisions sur la notion de coût du crédit hors intérêts dans un arrêt du 26 mars 2020. En l’espèce, deux affaires étaient à l’origine de la saisine de la Cour : un consommateur polonais avait conclu deux contrats de prêt avec des banques différentes, ces contrats étant assortis de frais et commissions. À la suite de la défaillance de l’emprunteur, celui-ci fut poursuivi devant deux juridictions nationales. Suite à un appel interjeté par ledit consommateur, la juridiction saisie relève que les coûts du crédit hors intérêts dans les deux contrats en cause au principal ont été calculés sur la base de la formule établie par la législation nationale et ne dépassent pas le montant maximum permis. Mais des doutes sont émis par cette juridiction, tout d’abord quant à la conformité avec la directive 2008/48 d’une législation nationale qui introduit une notion de « coût du crédit hors intérêts », qui n’est pas prévue par ladite directive et quant à l’applicabilité de la directive 93/13 en présence de clauses respectant les dispositions nationales concernant le coût maximal permis. C’est dans ce contexte que furent posées deux questions préjudicielles à la Cour de Luxembourg.

S’agissant, en premier lieu, de la conformité à la directive de 2008, la Cour affirme que « L’article 3, sous g), l’article 10, paragraphe 2, et l’article 22, paragraphe 1, de la directive 2008/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 23 avril 2008, concernant les contrats de crédit aux consommateurs et abrogeant la directive 87/102/CEE du Conseil, doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à une réglementation nationale qui prévoit une méthode de calcul portant sur le montant maximal du coût du crédit hors intérêts pouvant être imposé au consommateur, à condition que cette réglementation n’introduise pas d’obligations d’information supplémentaires portant sur ce coût du crédit hors intérêts, qui s’ajouteraient à celles prévues audit article 10, paragraphe 2 ». La Cour se montre donc relativement clémente quant à la notion de coût du crédit hors intérêts, alors même que celle-ci est inconnue de la directive de 2008, dont l’article 3, sous g) vise seulement le « coût total du crédit pour le consommateur », défini comme « tous les coûts, y compris les intérêts, les commissions, les taxes, et tous les autres types de frais que le consommateur est tenu de payer pour le contrat de crédit et qui sont connus par le prêteur, à l’exception des frais de notaire ; ces coûts comprennent également les coûts relatifs aux services accessoires liés au contrat de crédit, notamment les primes d’assurance, si, en outre, la conclusion du contrat de service est obligatoire pour l’obtention même du crédit ou en application des clauses et conditions commerciales » (la CJUE rappelle dans le pt 39 qu’elle retient une définition large de la notion de coût total du crédit pour le consommateur. V en ce sens, CJUE 26 févr. 2015, aff. C-143/13, pt 48, D. 2016. 617, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image ; du 8 décembre 2016, Verein für Konsumenteninformation ; CJUE, 8 déc. 2016, aff. C-127/15, pt 45, D. 2016. 2564 image ; AJ contrat 2017. 80, obs. F. Boucard image et CJUE 11 sept. 2019, aff. C-383/18, pt 23, D. 2019. 1710 image ; ibid. 2020. 624, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image). Pourtant, on aurait pu penser qu’une notion inconnue de la directive se trouverait condamnée eu égard à l’objectif d’harmonisation totale poursuivi par l’Union européenne en la matière, l’article 22, paragraphe 1, de la directive disposant à cet égard que « Dans la mesure où la présente directive contient des dispositions harmonisées, les États membres ne peuvent maintenir ou introduire dans leur droit national d’autres dispositions que celles établies par la présente directive ». Mais il n’en est rien, ce qui peut néanmoins s’expliquer au regard de la considération selon laquelle « ledit "coût du crédit hors intérêts" constitue une sous-catégorie du "coût total du crédit"C, au sens de l’article 3, sous g), de la directive 2008/48, ce dernier coût englobant tous les coûts, y compris notamment les intérêts », comme le rappelle la Cour (pt 40). La Cour rappelle également que « ladite directive procède à une harmonisation complète en ce qui concerne les éléments qui doivent être obligatoirement inclus dans le contrat de crédit (CJUE 5 sept. 2019, aff. C-331/18, pt 50, D. 2019. 1710 image) » (pt 45) et qu’« en l’occurrence, il ressort des éléments du dossier soumis à la Cour que les dispositions nationales concernant le coût du crédit hors intérêts se bornent à établir un plafond et une méthode de calcul de ce coût, ainsi que les conséquences du non-respect de ce plafond » (pt 47). On peut donc considérer, en définitive, que la législation polonaise est malgré tout conforme à la directive. Encore convient-il de veiller à ce qu’aucune obligation d’information supplémentaire ne vienne s’ajouter à la liste, déjà impressionnante (tout l’alphabet y passe presque !), des informations devant être fournies au consommateur prévue par l’article 10, paragraphe 2, de la directive. Il appartiendra à la juridiction de renvoi de le vérifier (pt 47).

Le droit français, pour sa part, ne s’embarrasse pas de la notion de coût du crédit hors intérêts, l’article L. 311-1, 7°, du code de la consommation visant, à l’instar de la directive, le coût total du crédit pour l’emprunteur, défini de manière analogue (l’art. L. 311-1 vise également, en son 9°, le montant total dû par l’emprunteur, défini comme « la somme du montant total du crédit et du coût total du crédit dû par l’emprunteur », le montant total du crédit étant quant à lui appréhendé par le 10° comme « le plafond ou le total des sommes rendues disponibles en vertu d’un contrat ou d’une opération de crédit ». V. à ce sujet, J.-D. Pellier, Droit de la consommation, 2e éd., Dalloz cours, 2019, n° 164, spéc. n° 5).

Il restait à répondre, en second lieu, à la question de l’applicabilité de de la directive sur les clauses abusives. La Cour de Luxembourg affirme à ce sujet que « L’article 1er, paragraphe 2, de la directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs, doit être interprété en ce sens que n’est pas exclue du champ d’application de cette directive une clause contractuelle qui fixe le coût du crédit hors intérêts dans le respect du plafond prévu par une disposition nationale, sans nécessairement tenir compte des coûts réellement encourus ». À cet égard, il convient de rappeler que l’article 1er, paragraphe 2, de ladite directive prévoit que « Les clauses contractuelles qui reflètent des dispositions législatives ou réglementaires impératives ainsi que des dispositions ou principes des conventions internationales, dont les États membres ou la Communauté sont partis, notamment dans le domaine des transports, ne sont pas soumises aux dispositions de la présente directive » (la Cour rappelle, dans le point 54, qu’« Une telle exclusion a été justifiée par le fait qu’il est légitime de présumer que le législateur national a établi un équilibre entre l’ensemble des droits et des obligations des parties à certains contrats, équilibre que le législateur de l’Union a explicitement entendu préserver (CJUE 21 mars 2013, aff. C-92/11, pt 28, D. 2013. 832 image ; ibid. 2014. 1297, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image ; RTD eur. 2013. 559, obs. C. Aubert de Vincelles image ; 3 avr. 2019, aff. C-266/18, pt 33, D. 2019. 756 image ; AJ contrat 2019. 349, obs. M. Combet image »). Un doute a pu naître à ce sujet dans la présente affaire compte tenu du fait que le coût du crédit avait été calculé sur la base d’une formule établie par la législation polonaise. La Cour rappelle cependant que deux conditions doivent être réunies pour qu’une clause échappe au domaine de la directive de 1993 : « D’une part, la clause contractuelle doit refléter une disposition législative ou réglementaire et, d’autre part, cette disposition doit être impérative (CJUE 7 nov. 2019, aff. C-349/18 et C-351/18, pt 60, D. 2019. 2181 image ; JT 2019, n° 225, p. 12, obs. X. Delpech image, ainsi que CJUE 3 mars 2020, aff. C-125/18, pt 31, D. 2020. 484 image) » (pt 50). Or, selon la Cour, « il n’apparaît pas qu’une clause contractuelle qui se borne à mettre en œuvre une méthode pour calculer le plafond du coût du crédit hors intérêts « reflète », à proprement parler, la disposition nationale considérée (v. en ce sens, arrêt C-266/18, préc., pts 35 et 36) » (pt 56). La Cour, afin d’étayer son raisonnement ajoute que « ladite disposition ne paraît pas, en elle-même, déterminer les droits et les obligations des parties au contrat, mais se limite à restreindre leur liberté de fixer le coût du crédit hors intérêts au-dessus d’un certain niveau et n’empêche nullement le juge national de contrôler le caractère éventuellement abusif d’une telle fixation, même en-dessous du plafond légal » (pt 57). Dont acte. Mais l’on ne peut s’empêcher de poser la question de savoir si la clause relative à la fixation du coût du crédit, fût-il hors intérêt, ne concerne pas l’objet principal du contrat, auquel cas une telle clause ne saurait être contrôlée par le juge hormis dans l’hypothèse où elle serait rédigée de manière obscure. Il faut en effet rappeler que l’article 4, paragraphe 2, de la directive de 1993 prévoit que « L’appréciation du caractère abusif des clauses ne porte ni sur la définition de l’objet principal du contrat ni sur l’adéquation entre le prix et la rémunération, d’une part, et les services ou les biens à fournir en contrepartie, d’autre part, pour autant que ces clauses soient rédigées de façon claire et compréhensible » (cette exigence est reprise, en France, au sein de l’art. L. 212-1, al. 3, c. consom. : « L’appréciation du caractère abusif des clauses au sens du premier alinéa ne porte ni sur la définition de l’objet principal du contrat ni sur l’adéquation du prix ou de la rémunération au bien vendu ou au service offert pour autant que les clauses soient rédigées de façon claire et compréhensible ». V. à ce sujet, J.-D. Pellier, op. cit., n° 100). En général, la Cour veille scrupuleusement au respect de cette règle (V. par ex., au sujet des prêts libellés en franc suisse, CJUE 20 sept. 2017, aff. C-186/16, D. 2017. 2401 image, note J. Lasserre Capdeville image ; ibid. 2176, obs. D. R. Martin et H. Synvet image ; ibid. 2018. 583, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image ; AJDI 2018. 208 image, obs. J. Moreau image ; AJ contrat 2017. 484, obs. B. Brignon image. Comp. CJUE 30 avr. 2014, aff. C-26/13, Kásler c/ OTP Jelzálogbank Zrt, D. 2014. 1038 image ; RTD eur. 2014. 715, obs. C. Aubert de Vincelles image ; ibid. 724, obs. C. Aubert de Vincelles image). On peut donc s’étonner qu’elle ne l’ait pas rappelée en l’occurrence.

Accident de la circulation : précisions sur la notion de « voie propre »

Heurtée par un tramway le 24 décembre 2012, une victime a assigné la société de transport et son assureur afin d’obtenir une indemnisation de ses préjudices. Déboutée en appel par un arrêt confirmatif aux motifs que la loi du 5 juillet 1985 ne s’applique pas au tramway circulant sur une voie propre, elle se pourvoit en cassation.

Devant la deuxième chambre civile, elle soutenait que les tramways sont des véhicules terrestres à moteur (VTM) exclus du champ d’application de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 uniquement s’ils circulent sur une voie propre rendue inaccessible aux piétons et aux autres véhicules dans la globalité de leur parcours de circulation. Qu’importe que l’accident ait eu lieu sur une portion de voie propre dès lors que l’ensemble de la voie utilisée par le véhicule n’est pas exclusivement propre dans son ensemble. En la déboutant de sa demande d’indemnisation en raison du fait que l’accident avait eu lieu sur une portion de voie réservée à la circulation du tramway, la cour d’appel aurait ajouté à la loi une condition qu’elle ne comporte pas relative à la nécessité que la voie de circulation du tramway soit propre au lieu de l’accident.

La Cour de cassation était donc invitée à s’interroger sur la notion de voie propre visée à l’article 1er de la loi Badinter et à en préciser la portée. À quel moment une voie empruntée par un tramway perd-elle son caractère propre ? Plus précisément, le caractère propre de la voie s’apprécie-t-il sur le trajet global du véhicule ou sur la portion de voie où s’est produit l’accident ?

Insensible à l’argumentation du pourvoi, la Cour de cassation le rejette et retient que le caractère propre d’une voie de tramway s’apprécie à l’endroit de l’accident.

Dans un premier temps, la deuxième chambre civile rappelle la lettre de l’article 1er de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985, lequel prévoit que cette dernière s’applique « aux victimes d’accidents dans lesquels est impliqué un véhicule terrestre à moteur […], à l’exception des chemins de fer et des tramways circulant sur des voies qui leur sont propres ». 

Le législateur a fait le choix d’exclure certains VTM du champ d’application de la loi du 5 juillet 1985 parce que ceux-ci, en circulant sur une voie exclusivement dédiée à leur passage, ne participent pas aux risques de circulation que le régime de réparation cherche à compenser.

Les véhicules exclus expressément par l’article 1er de la loi du 5 juillet 1985 sont les tramways et les chemins de fer. Cette exclusion est justifiée par le fait que de tels véhicules circulent, en principe, sur des voies qui leur sont propres en ne partagent pas les voies publiques empruntées par les autres usagers (bus, voiture, cyclistes, piétons etc). Par ailleurs, selon l’article L. 211-2 du Code des assurances, ces véhicules sont exclus, quelle que soit la voie qu’ils empruntent, de l’obligation d’assurance prévue à l’article L. 211-1 du même code.

Le législateur n’a pas précisé ce que recouvre concrètement la notion de « voie propre ». Comme souvent à propos des conditions d’application de la loi Badinter, c’est à la jurisprudence que l’on doit la portée de l’exclusion.

La Cour de cassation a décidé que les chemins de fer circulaient toujours sur une voie qui leur est propre y compris lorsqu’ils traversent un passage à niveau emprunté par d’autres usagers de la route (Civ. 2e, 17 mars 1986, n° 84-16.011, Bull. civ. II, n° 40 ; D. 1987. Jur. 49, note H. Groutel ; Gaz. Pal. 1886. 2. Somm. 412, note F. Chabas ; 17 nov. 2016, n° 15-27.832, Dalloz actualité, 30 nov. 2016, obs. N. Kilgus ; D. 2016. 2398 image ; ibid. 2017. 605, chron. E. de Leiris, N. Palle, G. Hénon, N. Touati et O. Becuwe image ; RTD civ. 2017. 166, obs. P. Jourdain image). La loi ne peut jamais servir de fondement à une victime qui souhaite obtenir réparation auprès de la SNCF. Cette solution, pourtant claire, ne fait pas consensus (en faveur, H. Groutel, note ss. Civ. 2e, 17 mars 1986, D. 1987. 50 ; contre, F. Chabas, note ss. Civ. 2e, 17 mars 1986, Gaz. Pal. 1886. 2. Somm. 412).

La Haute juridiction est en revanche moins radicale en ce qui concerne les tramways. Cette souplesse peut se justifier par le fait que « les conditions de circulation des tramways en milieu urbain sont plus ouvertes que celles des chemins de fer » et « exposent avec une plus grande probabilité les usagers et piétons aux risques d’accident » (Dalloz actualité, 27 juin 2011, obs. G. Rabu). Pour ce type de véhicule, la Cour de cassation opère une distinction selon que la voie est strictement propre ou selon qu’elle est partagée.

Sont exclus du champ d’application de la loi, les tramways qui circulent sur une voie dont le caractère propre est bien caractérisé. Il en va ainsi lorsque la voie est constituée d’un couloir déterminé d’un côté par un trottoir de l’autre par une ligne blanche interdisant à tout véhicule de venir y circuler (Civ. 2e, 18 oct. 1995, Bull. civ. II, n° 239) ou séparés de la rue par un terre-plein planté d’arbustes formant une haie vive (Civ. 2e, 29 mai 1996, D. 1997. 213, note G. Blanc image).

La Cour de cassation s’est prononcée une première fois en faveur d’une application de la loi en présence d’un accident impliquant un tramway dans le cas où la voie n’était pas exclusivement propre (Civ. 2e, 6 mai 1987, Bull. civ. II, n° 92). Elle l’a toutefois fait sans poser de règle générale et en ne reconnaissant qu’une « délimitation matérielle minimale » (Dalloz actualité, 26 juin 2011, préc.) de la voie. Ce manque de précision a donné lieu à une controverse entre juridictions du fond. Certaines décidaient que l’emprunt de la voie du tramway par d’autres usagers ne lui faisait pas perdre son caractère propre et maintenaient l’exclusion de la loi Badinter (Colmar, 20 sept. 2002, Juris-Data n° 201515 ; 1er juill. 2005, Juris-Data n° 288715). D’autres décidaient, au contraire, qu’une voie empruntée n’était plus une voie propre et n’empêchait pas l’application de la loi (Rennes, 5 janv. 2005, Juris-Data n° 271348).

En 2011, la Cour de cassation a mis un terme à ces divergences. Elle a choisi de maintenir la distinction entre les voies strictement propres et les voies communes et de faire une application distributive de la loi Badinter. Pour qu’elle soit considérée comme une voie propre, la voie doit être totalement inaccessible aux autres usagers. Elle reconnait alors que les tramways circulent parfois sur des voies qui ne leur sont pas spécifiquement dédiées lorsque, par exemple, celle-ci est traversée par un carrefour ouvert aux autres usagers de la route (Civ. 2e, 16 juin 2011, n° 10-19.491, Bull. civ. II, n° 132 ; D. 2011. 2184, obs. I. Gallmeister image, note H. K. Gaba image ; ibid. 2150, chron. J.-M. Sommer, L. Leroy-Gissinger, H. Adida-Canac et O.-L. Bouvier image ; RTD civ. 2011. 774, obs. P. Jourdain image ; RCA 2011. comm. 326, obs. H. Groutel ; Gaz. Pal. 5-6 oct. 2011, obs. M. Mekki). Dans ce cas, la victime de l’accident peut demander une réparation de ses préjudices sur le fondement de la loi du 5 juillet 1985. En d’autres termes, « la voie ouverte aux autres usagers de la route, ou voie commune, proscrit toute notion de voie propre » (H. K. Gaba, obs ss. Civ. 2e, 16 juin 2011, D. 2011. 2184 image).

En l’espèce, la victime considérait qu’il n’y avait pas lieu, sauf à ajouter une condition supplémentaire à la loi, de tenir compte de l’endroit de l’accident pour déterminer si oui ou non la voie est propre. Il suffisait, selon elle, de regarder l’assiette du parcours du tramway et que la voie soit commune à un moment de l’itinéraire pour que la loi s’applique. Dès lors que sur son trajet, le tramway traverse un carrefour ou un passage piéton, la voie propre serait exclue même si ce n’est pas à cet endroit précis que l’accident a eu lieu.

Sans revenir sur la distinction qu’elle fait entre la voie « propre » et la voie « partagée », la Cour de cassation rejette le pourvoi en précisant que le caractère propre s’apprécie au lieu exact de l’accident et non à l’aune de la voie globale empruntée par le tramway. Qu’importe qu’à un moment donné, sur son itinéraire, le tramway traverse un carrefour ou que sa voie soit coupée par un passage piéton. En l’espèce, l’accident a eu lieu sur une portion de circulation propre au tramway et fermée aux usagers. Par conséquent, la loi du 5 juillet 1985 est exclue.

Dans un second temps, pour démontrer le caractère propre de la voie à l’endroit précis de l’accident, la Cour de cassation reprend les constats des juges du fond.

Elle rappelle d’abord que ceux-ci ont retenu que les voies du tramway n’étaient pas ouvertes à la circulation et étaient clairement rendues distinctes des voies de circulation des véhicules par une matérialisation physique au moyen d’une bordure légèrement surélevée afin d’empêcher leur empiétement, que des barrières étaient installées de part et d’autre du passage piétons afin d’interdire le passage des piétons sur la voie réservée aux véhicules, qu’un terre-plein central était implanté entre les deux voies de tramway visant à interdire tout franchissement. Le caractère propre de la voie au tramway, exclue aux piétons, a bien été caractérisé par les juges du fond. Pour conserver son caractère propre, la voie doit être à la fois fermée et délimitée. 

Elle relève ensuite que le passage piétons situé à proximité était matérialisé par des bandes blanches sur la chaussée conduisant à un revêtement gris traversant la totalité des voies du tramway et interrompant le tapis herbeux et pourvu entre les deux voies de tramway de poteaux métalliques empêchant les voitures de traverser mais permettant le passage des piétons.

Enfin, elle constate que les juges d’appel ont retenu, et c’est là l’élément déterminant, que le point de choc ne se situait pas sur ce passage piétons mais sur la partie de voie propre du tramway après celui-ci.

En l’espèce, la victime a été heurtée par le tramway sur une partie de la voie strictement propre à la circulation de celui-ci. En toute logique, elle ne peut pas obtenir de réparation sur le fondement de la loi du 5 juillet 1985. La Cour de cassation maintient sa conception stricte de la voie propre, voie qui doit être matériellement délimitée, et précise que ce caractère s’apprécie à l’endroit exact où le choc s’est produit.

Cette décision montre que les questions à propos de l’exclusion de certains VTM de la loi Badinter continuent d’alimenter le contentieux des accidents de la circulation. Toutefois, au regard de la réforme de la responsabilité civile proposée, la réponse ne revêt qu’un intérêt relatif. En effet, le projet de réforme de la responsabilité civile rendu public le 13 mars 2017 abandonne la distinction entre véhicules et soumet les chemins de fer et tramways à l’application du régime de responsabilité propres aux accidents de la circulation (art. 1285).

Cette proposition n’est pas nouvelle. Dans son rapport annuel pour l’année 2005, la Cour de cassation avait déjà exprimé le souhait d’une modification de la loi du 5 juillet 1985 par un retrait des tramways de l’exclusion de l’article 1er (Rapp. C. cass. 2005, 1re partie, 3e suggestion tendant à la modification de l’art; 1er, loi n° 85-677, 5 juill. 1985 et de l’art. L. 211-8 c. assur.). L’avant-projet Catala (P. Catala (dir.), Rapport sur l’avant-projet de réforme du droit des obligations et de la prescription, remis au garde des Sceaux le 22 sept. 2005, art. 1385) et le projet Terré (J.-S. Borghetti, Des principaux délits spéciaux, in F. Terré (dir.), Pour une réforme du droit de la responsabilité civile, Dalloz, 2011, p. 163, spéc. p. 180 s.) allaient eux aussi en ce sens.

On notera cependant que si la disparition de la distinction entre les différents VTM était souhaitée par une grande partie de la doctrine (F. Chabas, Le droit des accidents de la circulation après la réforme du 5 juillet 1985, 1re éd., Litec/Gaz. Pal.,1985, n° 155, p. 91 ; G. Blanc, L’inapplicabilité de la loi du 5 juillet 1985 à un accident impliquant un tramway, D. 1997. 213 image ; P. Jourdain, RTD civ. 2011. 774 image ; Y. Lambert-Faivre et S. Porchy-Simon, Droit du dommage corporel, 8e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2016, n° 692, p. 620), certaines de ses conséquences néfastes ont récemment été dénoncées au moins en ce qui concerne les chemins de fer (J. Knetsch, Réforme de la responsabilité civile : faut-il soumettre les accidents ferroviaires au régime de la loi Badinter ?, D. 2019. 138 image).

Concentration des moyens ou des demandes et autorité de chose jugée : rien de bien nouveau sous le soleil…

Le 27 février 2020, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a rendu deux arrêts destinés à une large publication. Ils approuvent deux cours d’appel d’avoir déclaré irrecevables des demandes se heurtant à l’autorité de chose jugée de décisions de première instance. La Haute juridiction y rappelle l’exigence de concentration des moyens qu’elle a posée nettement dès 2006. Les deux décisions sont donc peu originales. Pour autant, elles n’emportent toujours pas la conviction, d’une part, en ce que la notion demeure liée – assez artificiellement – à l’autorité de la chose jugée (d’ailleurs elle-même artificiellement inscrite dans le code civil, plus précisément dans son art. 1355 : depuis 2016, ce texte a repris mot à mot l’historique art. 1351) ; d’autre part, et surtout, parce que la deuxième chambre civile valide ici – en réalité – la concentration des demandes, encore plus controversée que celle des moyens.

Quels sont les faits ?

• Dans la première espèce, une société assigne un couple de débiteurs, devant un tribunal de grande instance, en paiement d’une certaine somme au titre d’un prêt à eux consenti. Bien qu’ayant constitué avocat, les débiteurs ne concluent pas et le tribunal de grande instance accueille la demande du créancier. Par la suite, les mêmes débiteurs assignent le créancier devant un tribunal d’instance pour obtenir une autre somme à titre de dommages-intérêts à compenser avec ce qu’ils restent devoir à la société. Les débiteurs interjettent appel du jugement du tribunal d’instance ; ils demandent également « que soit prononcée la nullité du contrat de prêt et ordonnée la compensation des créances réciproques éventuelles ». La cour d’appel déclare irrecevable cette demande : elle aurait dû être formulée durant l’instance où l’exécution du prêt a été sollicitée et ayant donné lieu au jugement du tribunal de grande instance.

Les débiteurs se pourvoient en cassation, la seconde branche de leur moyen critiquant une violation de l’autorité de chose jugée et de l’article 1351, devenu 1355 du code civil : « lors de cette instance, [ils] défendaient à la demande d’exécution du prêt émise par la banque [et] n’avaient pas à formuler une demande reconventionnelle en nullité dudit prêt et en restitutions corrélatives ». La Cour de cassation rejette leur moyen, par une décision spécialement motivée seulement sur la seconde branche. Elle rappelle d’abord l’exigence de concentration des « moyens » (v. le chapô), puis approuve l’arrêt : « ayant relevé que la demande de nullité qu’ils avaient formée devant le tribunal d’instance concernait le même prêt que celui dont la société Consumer avait poursuivi l’exécution devant le tribunal de grande instance, la cour d’appel, faisant par là-même ressortir que la demande de nullité ne tendait qu’à remettre en cause, en dehors de l’exercice des voies de recours, par un moyen non soutenu devant le tribunal de grande instance, une décision revêtue de l’autorité de chose jugée à leur égard ».

• Dans la seconde espèce, se prévalant de l’absence de remboursement d’un prêt notarié, une banque assigne les cautions solidaires, ainsi que les emprunteurs, en paiement solidaire des engagements des emprunteurs. Un tribunal mixte de commerce accueille la demande de la banque et le jugement est  confirmé en appel, si bien que les cautions exécutent la condamnation prononcée à leur encontre. Puis, les mêmes cautions assignent la banque devant un tribunal de grande instance en répétition de l’indu, au motif qu’elle n’avait pas versé les fonds aux emprunteurs. Le tribunal de grande instance, puis une cour d’appel, déclarent irrecevables leurs prétentions.

Les cautions se pourvoient. Seule la première branche du premier moyen, qui reproche à l’arrêt une violation de l’article 1351, devenu 1355, du code civil, nous intéresse ici. Cette branche rappelle en substance qu’une exigence de concentration de ses moyens incombe au demandeur, mais pas de ses demandes « fondées sur les mêmes faits ».  La Cour de cassation rejette leur pourvoi, notamment cette branche : « ayant, par motifs propres et adoptés, constaté que le remboursement des sommes prétendument indues était sollicité par les [cautions solidaires] à titre de contrepartie de l’obligation de cautionnement précédemment tranchée, de sorte que la demande ne tendait, en réalité, qu’à remettre en cause, en dehors de l’exercice des voies de recours, une décision revêtue de l’autorité de la chose jugée à leur égard, c’est sans encourir les griefs de la première branche du moyen que la cour d’appel a statué comme elle l’a fait ».

Puisque les arrêts évoquent l’autorité de la chose jugée, rappelons qu’elle est un attribut du jugement qui assure l’immutabilité aux décisions de justice. L’effet négatif de l’autorité de chose jugée interdit le renouvellement des procès, dès lors que les trois conditions posées par l’article 1351 (aujourd’hui art. 1355) du code civil sont remplies : c’est la triple identité de cause, d’objet et de parties (C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer et S. Guinchard, Procédure civile, 34e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2018, n° 1162) ; si une demande est nouvelle par sa cause, son objet ou la qualité des parties, elle sera recevable. Or, l’arrêt Cesareo, rendu le 7 juillet 2006, par l’assemblée plénière de la Cour de Cassation (L. Weiller, Renouvellement des critères de l’autorité de la chose jugée : l’assemblée plénière invite à relire Motulsky, D. 2006. 2135 image ; R. Perrot, Procédures 2006, n° 201 ; H. Croze, Procédures 2006, n° 10 ; S. Amrani-Mekki, Chronique de droit judiciaire privé, JCP 2006. I. 183, spéc. n° 15… V. aussi S. Guinchard, L’autorité de la chose qui n’a pas été jugée à l’épreuve des nouveaux principes directeurs du procès civil, in Mélanges G. Wiederkehr, Dalloz, 2009, p. 379 s.) a imposé au demandeur de faire valoir, dès l’instance relative à la première demande l’ensemble des moyens qu’il estime de nature à fonder celle-ci : par cet arrêt, la Haute juridiction a consacré un principe – ou plus exactement une obligation – de concentration des moyens, qu’elle a rattaché à l’autorité de chose jugée (en ce sens aussi, A. Posez, Le principe de concentration des moyens, ou l’autorité de chose jugée, RTD civ. 2015. 283, spéc. n° 25 image). Une nouvelle demande, entre les mêmes parties, portant sur le même objet, se heurte, depuis cet arrêt, à l’autorité de chose jugée, alors même qu’elle repose sur un fondement juridique différent. Dans la règle de la triple identité de l’article 1351 du code civil, l’identité de cause s’est trouvée ainsi réduite à l’identité des faits. La règle a ensuite été étendue au défendeur : l’arrêt Cesareo ne visait que le demandeur, or un arrêt du 20 février 2007 (Com. 20 févr. 2007, n° 05-18.322, P, Procédures 2007. Comm. 128, obs. R. Perrot) a posé qu’il incombe « aux parties » de présenter dès l’instance initiale l’ensemble des moyens qu’elles estiment de nature, soit à fonder la demande, « soit à justifier son rejet total ou partiel ». Si le défendeur oublie un moyen de défense, il ne peut plus présenter une demande fondée sur celui-ci. Ce qui a une incidence sur la notion d’objet et va même jusqu’à imposer un principe de concentration des demandes (en ce sens aussi, J. Héron, T. Le Bars et K. Salhi, Droit judiciaire privé, 7e éd., Lextenso, 2019, n° 361).

Cette affirmation pourrait surprendre. En effet, l’exigence de concentration des demandes n’a jamais fait l’unanimité entre les chambres de la Cour de cassation. C’est ainsi que la concentration des demandes a été imposée par la première chambre civile en matière d’arbitrage (Civ. 1re, 28 mai 2008, n° 07-13.266, D. 2008. 1629, obs. X. Delpech image ; ibid. 3111, obs. T. Clay image ; RTD civ. 2008. 551, obs. R. Perrot image ; RTD com. 2010. 535, obs. E. Loquin image ; JCP 2008. II. 10170, obs. G. Bolard) et au-delà (Civ. 1re, 12 sept. 2012, n° 11-18.530, D. 2012. 2991, obs. T. Clay image ; RLDC nov. 2012, p. 69, obs. C. Bléry). Elle a en revanche heureusement été refusée par les autres chambres (par ex., Civ. 3e, 17 juin 2015, n° 14-14.372, D. 2015. 1369 image ; ibid. 2198, chron. A.-L. Méano, V. Georget et A.-L. Collomp image ; RTD civ. 2015. 869, obs. H. Barbier image ; JCP 2015. 788, note Y.-M. Serinet ; Com. 8 mars 2017, n° 15-20.392 NP ; Civ. 2e, 19 oct. 2017, n° 16-24.372, AJDI 2018. 54 image). Même la première chambre civile est revenue sur cette obligation (Civ. 1re, 12 mai 2016, n° 15-16.743, D. 2016. 1083 image ; ibid. 2017. 422, obs. N. Fricero image ; RTD civ. 2016. 923, obs. P. Théry image ; Procédures 2016. Comm. 223, obs. Y. Strickler ; Gaz. Pal. 2016. 66, obs. H. Herman ; 30 nov. 2016, n° 15-20.043 NP, Procédures 2017. Comm. 26, obs. Y. Strickler). Reste que, interdire à un plaideur – défendeur dans un premier procès – de présenter une demande dans un second procès au motif qu’il aurait dû la présenter sous forme de moyens de défense revient à admettre un principe de concentration des demandes. La notion revient ainsi « par la fenêtre » et cette fenêtre est ouverte – y compris par la chambre spécialisée en procédure civile – dans ce cas de figure : ce sont les deux arrêts du 20 février 2020. En effet, dans les deux espèces, ce qui est reproché aux débiteurs/cautions, c’est de ne pas avoir opposé à temps un moyen de défense, voire formulé une demande reconventionnelle : il leur est dès lors interdit de présenter ce moyen sous forme de demande. De la concentration des moyens, on a bien basculé dans la concentration des demandes !

En outre, il y a toujours ce rattachement artificiel à l’autorité de chose jugée. Des auteurs estiment que rattacher l’obligation de concentration à l’autorité de chose jugée n’est plus souhaitable (A. Marque, Le principe de concentration et le procès civil (dir. M. Nicod), thèse Toulouse I Capitole, 2017, not. n° 16, nos 56 s., 314), ou ne l’a jamais été (M. Bencimon, O. Bernabe, P. Hardouin, P. Naboudet-Vogel et O. Passera, Autorité de la chose jugée et immutabilité du litige, Justices 1997. 157). Ils estiment que l’obligation de concentrer ses moyens ne serait qu’une forclusion procédurale, proposant en conséquence d’abroger l’article 1351 (anc.) du code civil et d’intégrer au code de procédure civile un article mettant en œuvre cette sanction procédurale. Malgré une piste de réflexion en ce sens dans le rapport Molfessis/Agostini (V., C. Bléry, Dalloz actualité, 7 févr. 2018 ; JCP 2018, suppl. au n° 13, 11, p. 45), ni la loi Belloubet n° 2019-222 du 23 mars 2019, ni le décret n° 2019-1333 du 11 décembre 2019, n’a mis en œuvre une telle préconisation : rien, dans les codes, n’a changé relativement à l’autorité de chosée jugée et à la concentration des moyens/demandes. La jurisprudence reste maîtresse de la question, tant pour en poser les termes, que pour y répondre… ce que les arrêts sous commentaire nous conduisent une nouvelle fois à regretter.

Voies d’exécution, titre exécutoire et prescription : une valse à deux temps

À titre liminaire, il est important de préciser qu’il s’agit d’un litige né en Nouvelle-Calédonie et rappeler que le code des procédures civiles d’exécution n’y est pas applicable, les voies d’exécution restant régies par l’ancien code de procédure civile, notamment les articles 557 à 582 pour la saisie-arrêt (ancêtre de la saisie conservatoire et de la saisie attribution avec la saisie exécution des art. 583 s. du code).

Le 8 janvier 2009, une banque obtient un arrêt de condamnation, devenu irrévocable en 2012 à la suite du rejet du pourvoi formé à son encontre (arrêt de rejet du 23 févr. 2012, Civ. 1re, 23 févr. 2012, n° 09-13.113, D. 2012. 610 image ; AJDI 2012. 451 image ; ibid. 460 image, obs. N. Le Rudulier image ; RTD civ. 2012. 346, obs. P. Crocq image).

En vertu de ce titre exécutoire, elle fait pratiquer une saisie arrêt le 6 septembre 2016.

Sans reprendre le détail de mon cours de voies d’exécution distillé par Monsieur le doyen et professeur Pierre Julien en 1988, il faut rappeler qu’à peine de nullité, la saisie arrêt devait être suivie d’une assignation en validité portée devant le tribunal du lieu du domicile du saisi et diligentée à l’encontre de ce dernier et du tiers saisi (C. pr. civ., anc. art. 567).

Je ne résiste pas au plaisir de rappeler les dispositions poétiques de l’article 563 de l’ancien code de procédure civile : « Dans le délai de huitaine de la saisie arrêt ou de l’opposition, outre un jour pour trois myriamètres de distance entre le domicile du tiers saisi et celui du saisissant, et un jour pour trois myriamètres de distance entre le domicile de ce dernier et celui du débiteur saisi, le saisissant sera tenu de dénoncer la saisie-arrêt ou opposition au débiteur saisi et de l’assigner en validité ».

Une fois la saisie-arrêt validée, la somme saisie était répartie selon la distribution par contribution.

Dans le respect de ces règles, la banque a donc assigné en validité le 12 septembre 2016.

Le tribunal de première instance de Nouméa a rejeté sa demande au motif que l’exécution de l’arrêt du 8 janvier 2009 était prescrite.

La cour d’appel a confirmé ce jugement. La banque s’est pourvue en cassation et a sollicité le renvoi au Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité.

Par arrêt du 20 juin 2019 (Civ. 2e, 20 juin 2019, n° 18-23.782), la Cour a rejeté cette demande et a donc examiné le pourvoi ayant donné lieu à l’arrêt commenté.

Le premier moyen relatif à la question prioritaire de constitutionnalité ayant été purgé par l’arrêt du 20 juin 2019 (préc.), restait à examiner le second moyen consistant à résoudre une question d’application de la loi dans le temps.

En effet, la banque faisait grief à l’arrêt de la cour d’appel de Nouméa d’avoir retenu la fin de non-recevoir tirée de la prescription quinquennale de son action et soutenait que celle-ci était en réalité soumise à la prescription trentenaire de l’article 2262 du code civil, alors applicable aux titres exécutoires avant l’entrée en vigueur de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile.

Pour soutenir ce moyen, la banque s’appuyait sur l’article 26, III, de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile disposant que lorsqu’une instance avait été introduite avant l’entrée en vigueur de la présente loi, l’action était poursuivie et jugée conformément à la loi ancienne.

Or, selon la banque, l’action ayant abouti à l’obtention de son titre exécutoire, concrétisé par l’arrêt du 8 janvier 2009, avait bien été engagée avant l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 et devait être poursuivie selon la loi ancienne de l’article 2262 du code civil.

Selon la banque, c’est donc à tort que la cour d’appel avait retenu l’application de la prescription quinquennale de droit commun relative aux actions portant sur des créances mobilières ou personnelles.

En toute logique, la cour de cassation rejette le pourvoi.

En effet, s’il n’est pas contestable que l’action ayant abouti à l’obtention du titre exécutoire obéissait au régime ancien de la prescription, elle rappelle en tout simplicité que l’action en exécution d’un titre exécutoire constitue une instance distincte de celle engagée afin de faire établir judiciairement l’existence de la créance.

Or, cette voie d’exécution avait bien été introduite après l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 et c’est donc à bon droit que la cour d’appel a retenu que cette action n’était pas soumise au délai de prescription trentenaire.
La banque avait oublié qu’il faut être deux pour danser la valse et qu’il ne faut pas confondre action en paiement et voies d’exécution.

Les conséquences de la cassation partielle d’un titre exécutoire, un juste rappel des principes

Cet arrêt, d’apparence anodine, puisqu’il semble, après une lecture hâtive, concerner un litige concernant la validité d’un commandement à fin de saisie-vente, est, en réalité, riche d’enseignements et aborde plusieurs règles de procédure civile, habituellement classiques, mais pour lequel, dans l’espèce soumise à son examen, la deuxième chambre civile a dû procéder à un juste rappel des principes, notamment pour les articles 564 et 625 du code de procédure civile, L. 213-6 du code de l’organisation judiciaire et L. 221-1 du code des procédures civiles d’exécution.

Dans les faits, un comité social et économique (CSE) délivre à la société employeur un commandement aux fins de saisie-vente, fondé sur trois arrêts rendus dans un litige les opposant au sujet du montant de la subvention de fonctionnement et de la subvention sociale et culturelle.

Sans entrer dans les détails des nombreuses instances ayant émaillées ce litige, il est important de souligner qu’un des trois arrêts ayant servi de fondement au commandement a fait l’objet d’une cassation partielle, annulant par voie de conséquence cet arrêt, mais seulement en ce qu’il avait déclaré prescrite l’action du CSE concernant la demande au titre de l’année 2005 et condamné la société au paiement de sommes complémentaires.

La société saisit le juge de l’exécution d’une contestation du commandement de payer, en sollicitant sa nullité pour des irrégularités de forme et de fond et en invoquant l’absence de titre exécutoire.

Sa demande est rejetée ; elle interjette appel et sollicite de la cour qu’elle annule le commandement de payer du fait de la cassation de l’un des arrêts ayant servi de titre exécutoire et de condamner le CSE à lui restituer les sommes indûment versées.

La cour d’appel ne l’a pas suivie. La société forme un pourvoi, c’est l’objet du présent arrêt.

À l’appui de son pourvoi, la société développe deux moyens.

Sur le premier moyen, elle fait grief à l’arrêt d’appel de ne pas avoir tiré les conséquences de la cassation partielle en rappelant les dispositions de l’alinéa 2 de l’article 625 du code de procédure civile selon lesquelles la cassation entraîne « […] sans qu’il y ait lieu à une nouvelle décision, l’annulation par voie de conséquence de toute décision qui est la suite, l’application ou l’exécution du jugement cassé ou qui s’y rattache par un lien de dépendance nécessaire ».

Selon elle, l’annulation même partielle de cet arrêt aurait dû entraîner par voie de conséquence celle du commandement de payer.

En toute logique, la Cour de cassation écarte ce moyen et formule un premier rappel de principe en retenant que, « lorsqu’un titre exécutoire sur lequel est fondé un commandement à fin de saisie-vente est annulé partiellement, le commandement demeure valable à concurrence du montant de la créance correspondant à la partie du titre non annulée ».

Sur le second moyen, la société fait grief à l’arrêt d’avoir déclaré irrecevable le surplus de ses demandes tendant à la restitution des sommes versées.

La cour d’appel avait en effet retenu qu’un commandement de payer aux fins de saisie-vente, s’il constitue l’acte préalable à une mesure d’exécution forcée, n’emportait en lui-même aucune indisponibilité des biens du débiteur et avait ajouté que puisque la société avait, de sa propre initiative et sans qu’elle y soit tenue légalement, réglé les causes du commandement de payer, outre des sommes supplémentaires à celles visées dans ce commandement, puisque ces sommes n’avaient fait l’objet d’aucune mesure d’exécution forcée, leur restitution éventuelle échappait donc à la compétence du juge de l’exécution.

La Cour de cassation répond, au visa des articles L. 213-6 du code de l’organisation judiciaire et L. 221-1 du code des procédures civiles d’exécution en rappelant un deuxième principe selon lequel, si le commandement à fin de saisie-vente ne constitue pas un acte d’exécution forcée, il engage la mesure d’exécution et que toute contestation portant sur les effets de sa délivrance relève des attributions du juge de l’exécution, ce qu’elle juge constamment depuis 1998 (Civ. 2e, 16 déc. 1998, n° 96-18.255, D. 1999. 221 image, obs. P. Julien image ; 27 avr. 2000, n° 98-15.087, Dalloz jurisprudence ; 13 mai 2015, n° 14-16.025, Dalloz actualité, 2 juin 2015, obs. F. Mélin ; D. 2015. 1109 image ; ibid. 1791, chron. H. Adida-Canac, T. Vasseur, E. de Leiris, L. Lazerges-Cousquer, N. Touati, D. Chauchis et N. Palle image ; ibid. 2016. 1279, obs. A. Leborgne image).

C’est donc à tort que la cour d’appel n’a pas retenu sa compétence pour statuer sur la demande de restitution.

Enfin, sur cette restitution, la cour d’appel avait déclaré la demande irrecevable au motif que le premier juge avait uniquement été saisi d’une question relative à la régularité formelle du commandement de payer et d’une demande d’annulation de celui-ci pour défaut de titre exécutoire, que c’était de sa propre initiative que la société avait payé les causes du commandement ainsi que des sommes supplémentaires et qu’il n’y avait donc survenance d’aucun fait nouveau.

La Cour de cassation, au visa de l’article 564 du code de procédure civile, rappelle un troisième principe selon lequel la demande n’est pas nouvelle lorsqu’elle tend à faire juger une question née de la survenance ou de la révélation d’un fait.

Or, en l’espèce, l’obligation de restitution des sommes répondait aux conditions de l’article 564 précité car elle résultait de plein droit de l’arrêt de cassation partielle et de l’arrêt interprétatif qui a suivi, tous deux rendus à une date postérieure à la clôture des débats devant le premier juge.

Curieusement, la Cour de cassation casse et annule partiellement l’arrêt d’appel, seulement en ce qu’il a déclaré irrecevable la demande de restitution formulée par la société, remettant, sur ce point, l’affaire et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d’appel de Paris autrement composée, alors qu’elle aurait pu casser sans renvoi.

En effet, en application de l’article 625 du code de procédure civile, est-il vraiment utile de faire trancher la demande de restitution alors qu’elle résulte de plein droit de l’arrêt de cassation qui a cassé partiellement l’un des trois arrêts qui ont servi de fondement à la délivrance du commandement ?

Comme le souligne fort justement l’un des commentateurs de cet arrêt : « Sur renvoi, le résultat pratique pourrait donc bien être le même : une irrecevabilité de la demande de restitution du fait de l’autorité de la chose jugée, dès lors que l’obligation de restitution résulte déjà de l’arrêt de cassation du 25 octobre 2017, interprété par celui du 24 janvier 2018. Tout au plus pourrait-il être demandé à la cour d’appel, statuant en tant que juge de l’exécution, de mettre un terme à la difficulté en fixant le montant de la créance de restitution » (C. Simon, Conséquences de l’annulation partielle d’un jugement sur les mesures d’exécution, Lexbase, éd. privée, 19 mars 2020).

Déconfinement : Édouard Philippe et l’Assemblée s’interrogent sur leur confiance

« Voici donc le moment où nous devons dire à la France comment notre vie va reprendre »

Après deux mois de confinement et de couacs, le début de l’intervention d’Édouard Philippe est attendu. Il est effectivement rare qu’un discours parlementaire soit retransmis en direct sur TF1 et M6 (même si l’arrêt de tournages des téléfilms rend nécessaire la recherche de contenus nouveaux et gratuits). Le Premier ministre souligne d’abord la réussite du confinement, le nombre de personnes en réanimation est passé de 7 100 à 4 600. Puis, il fait ses annonces. Le retour à la normale dépendra de la situation locale (il y aura des départements verts, oranges et rouges), les classes rouvriront très progressivement, les déplacements seront limités à 100 km et la plupart des commerces seront autorisés.

Édouard Philippe annonce aussi, qu’enfin, il y aura des masques et 700 000 tests par semaine. Les personnes testées positives devront s’isoler « en quatorzaine », chez elles (confinant ainsi tout leur foyer), ou dans des hôtels réquisitionnés. Des brigades seront chargées de faire des enquêtes épidémiologiques. Le projet de loi de prolongation de l’état d’urgence sanitaire, qui sera au Parlement dès la semaine prochaine, précisera cela.

Ce discours d’Édouard Philippe a lieu dans un climat particulier. Au départ, les députés ne devaient débattre que de l’application StopCovid. Puis, cela s’est élargi à la stratégie de déconfinement. Puis, il y a eu un débat pour savoir s’il fallait ou non un vote. Puis un débat sur la date du vote (juste après le discours de Philippe ou plus tard ?). Confusion supplémentaire, selon la presse, Emmanuel Macron aurait appelé des journalistes pour leur dire, en off, qu’il n’était pas d’accord avec le format choisi par le Premier ministre, puis, durant le conseil des ministres, il a démenti « très fermement » toute rumeur de friction. Un démenti qui évidemment relancé les rumeurs de frictions, selon les quelques observateurs qui suivaient encore.

Devant les députés, Édouard Philippe défend la procédure choisie : « Nous avons choisi de réserver à l’Assemblée nationale ces annonces et de lui permettre de réagir, de critiquer et d’interroger le Gouvernement. […] En ces temps de démocratie médiatique, de réseaux pas très sociaux mais très colériques, d’immédiateté nerveuse, il est sans aucun doute utile de rappeler que les représentants du peuple siègent, délibèrent et se prononcent sur toutes les questions d’intérêt national ». Et, poursuit-il, « j’ai été frappé, depuis le début de cette crise, par le nombre de commentateurs ayant une vision parfaitement claire de ce qu’il aurait fallu faire selon eux à chaque instant. La modernité les a souvent fait passer du café du commerce à certains plateaux de télévision. Les courbes d’audience y gagnent ce que la convivialité des bistrots y perd, mais cela ne grandit pas, je le crains, le débat public. Les députés ne commentent pas. Ils votent. »

« Ce que vous voulez, ce n’est pas notre avis, mais notre confiance »

Le débat se déroule dans le cadre de l’article 50-1 de la Constitution, qui permet au gouvernement de faire une déclaration, « qui donne lieu à débat et peut, s’il le décide, faire l’objet d’un vote sans engager sa responsabilité. » Une procédure curieuse, un débat sans amendement et sans enjeu, dont les gouvernements ont d’ailleurs fait un usage modéré depuis sa création, en 2008, la cantonnant aux sujets trop techniques pour passionner (programme de stabilité, fiscalité écologique). Car, que se passerait-il si l’Assemblée votait contre la déclaration gouvernementale ? La Ve République s’est toujours méfiée des questions de confiance cachées qui ont miné les républiques précédentes. Mais cette confiance sera le cœur du débat.

Le député communiste Stéphane Peu « après nous avoir convié à débattre cet après-midi d’une application qui n’existe pas, voilà que vous devons participer à un débat bâclé, sur un plan de déconfinement que les parlementaires n’ont pas eu le loisir de découvrir ni d’amender. En réalité, ce que vous voulez, ce n’est pas notre avis, mais notre confiance. Mais elle vous est moins que jamais acquise ». Damien Abad, président du groupe LR : « Comme plus de 6 Français sur 10 nous n’avons pas confiance, nous n’avons plus confiance. » Olivier Faure, premier secrétaire du PS : « Ne demandez pas de nous accorder une confiance que jusqu’ici vous ne méritez pas. »

L’opposition dénonce les multiples volte-face du gouvernement, le manque de masques, de tests et de respirateurs. Le président du groupe Modem, Patrick Mignola défend le gouvernement : « On a beaucoup glosé et sur la prétendue impréparation du gouvernement. Mais depuis trois ans que suis parlementaire, je n’ai jamais entendu, ni sur le terrain, ni ici, que nous devions voter des demandes d’achat massif de masques pour reconstituer les stocks ou relocaliser leur production. »

« Monsieur le Premier ministre, si vous étiez une infirmière, auriez-vous confiance ? »

Le drame du débat parlementaire français est que les parlementaires français ne veulent jamais débattre. Ce qui compte, c’est le discours. Quand, à la chambre des communes britannique les interventions fusent, le parlementaire français doit faire long. Mais, les orateurs n’ayant que 15 minutes de pause après l’intervention d’Édouard Philippe pour se préparer, les discours de réaction ont tous été écrits la veille. Résultat, entre les députés trop tendus pour décoller leur nez de leur feuille et ceux qui n’ont pas modifié une ligne d’un texte déjà périmé, l’exercice est ennuyeux.

Certains arrivent à sortir du cadre. Le jeune député LR Aurélien Pradié, « sur les masques, vous n’avez pas donné de garantie solide et vos explications ressemblaient davantage à des excuses. » « Aujourd’hui avons-nous confiance ? Monsieur le Premier ministre, si vous étiez une infirmière qui s’est protégée plusieurs semaines durant avec des sacs poubelles comme blouse de fortune, auriez-vous confiance en Emmanuel Macron et en votre propre gouvernement ? Si vous étiez un médecin libéral qui a attendu de longues semaines des masques qui ne venaient pas, si vous étiez une aide-soignante qui les attend encore, auriez-vous confiance ? Si vous étiez un parent d’élève inquiet de voir la reprise de l’école, voir les ordres et les contre ordres, auriez-vous confiance ? »

En réponse, Édouard Philippe insiste : « La partie que nous devons jouer ensemble est redoutable C’est une partie difficile, c’est une partie risquée, mais nous ne réussirons à rien si nous ne sommes pas confiants. Mais la confiance n’est ni l’inconscience, ni la béatitude. C’est simplement la certitude que notre pays a en lui-même les ressources exceptionnelles pour affronter cette partie difficile ». Au final, 368 députés votent pour la déclaration, 100 contre et le reste s’abstient. Presque toute la majorité a soutenu. Les groupes LR, PS et UDI sont très hésitants. Comme le pays.

Procédure d’appel et aide juridictionnelle : retour sur les réformes successives et guide pratique

Il convient d’examiner les contextes, textuel puis factuel, dans lesquels la Cour de cassation a été amenée à se prononcer, avant d’aborder la solution posée et surtout les bonnes pratiques en matière d’aide juridictionnelle devant la Cour.

Le contexte textuel

Différents régimes se sont succédé en matière d’aide juridictionnelle devant la cour d’appel :

1. Par un décret du 15 mars 20112, l’article 38-1, alinéa 2, du décret du 10 juillet 1991 susvisé a été modifié pour tenir compte de la réforme de la procédure d’appel.

La nouvelle rédaction de l’article 38-1 prévoyait alors :

« Sous réserve des dispositions du dernier alinéa de l’article 39, la demande d’aide juridictionnelle n’interrompt pas le délai d’appel.
Cependant, le délai imparti pour signifier la déclaration d’appel, mentionné à l’article 902 du code de procédure civile, et les délais impartis pour conclure, mentionnés aux articles 908 à 910 du même code, courent à compter :
a) de la notification de la décision constatant la caducité de la demande ;
b) de la date à laquelle la décision d’admission ou de rejet de la demande est devenue définitive ;
c) ou, en cas d’admission, de la date, si elle est plus tardive, à laquelle un auxiliaire de justice a été désigné. »

2. Cet article fut abrogé par un décret du 27 décembre 20163, entré en vigueur le 1er janvier 2017. Ce même décret modifia l’article 38 du décret du 10 juillet 1991 en étendant l’effet interruptif de la demande d’aide juridictionnelle sur le délai d’appel.

3. Une nouvelle modification de l’article 38 du décret de 1991 a été opérée par le décret du 6 mai 20174 sur la réforme de la procédure d’appel.

En définitive, l’article 38 du décret n° 91-1266 du 19 décembre 1991 dans sa rédaction actuellement en vigueur dispose que :

« Lorsqu’une action en justice ou un recours doit être intenté avant l’expiration d’un délai devant les juridictions de première instance ou d’appel, l’action ou le recours est réputé avoir été intenté dans le délai si la demande d’aide juridictionnelle s’y rapportant est adressée au bureau d’aide juridictionnelle avant l’expiration dudit délai et si la demande en justice ou le recours est introduit dans un nouveau délai de même durée à compter :

a) de la notification de la décision d’admission provisoire ;
b) de la notification de la décision constatant la caducité de la demande ;
c) de la date à laquelle le demandeur à l’aide juridictionnelle ne peut plus contester la décision d’admission ou de rejet de sa demande en application du premier alinéa de l’article 56 et de l’article 160 ou, en cas de recours de ce demandeur, de la date à laquelle la décision relative à ce recours lui a été notifiée ;
d) ou, en cas d’admission, de la date, si elle est plus tardive, à laquelle un auxiliaire de justice a été désigné.

Lorsque la demande d’aide juridictionnelle est déposée au cours des délais impartis pour conclure ou former appel ou recours incident, mentionnés aux articles 905-2, 909 et 910 du code de procédure civile et aux articles R. 411-30 et R. 411-32 du code de la propriété intellectuelle, ces délais courent dans les conditions prévues aux b, c et d.

Par dérogation aux premier et sixième alinéas du présent article, les délais mentionnés ci-dessus ne sont pas interrompus lorsque, à la suite du rejet de sa demande d’aide juridictionnelle, le demandeur présente une nouvelle demande ayant le même objet que la précédente. »

En résumé :

• le décret du 15 mars 2011 a adapté la problématique de l’aide juridictionnelle aux contraintes de la procédure d’appel et notamment celle des articles 902, 908 à 910 du code de procédure civile ;

• le décret du 27 décembre 2016 a abrogé les dispositions ci-dessus et a étendu l’effet interruptif du délai par le dépôt de la demande d’aide juridictionnelle ;

• le décret du 6 mai 2017 a réintroduit certaines dispositions pour tenir compte de la situation de l’intimé, l’appelant continuant à bénéficier du seul effet interruptif du délai d’appel lorsqu’il dépose une demande d’aide juridictionnelle.

C’est dans ce contexte textuel que s’inscrivent les arrêts rendus par la Cour de cassation le 19 mars 2020.

Le contexte factuel

Il convient de revenir sur les faits d’espèce de chacun des deux arrêts commentés :

1. Première espèce (Civ. 2e, 19 mars 2020, n° 19-12.990) :

• L’appelant relève appel le 9 janvier 2017 d’un jugement rendu par le tribunal de grande instance.

• Il dépose une demande d’aide juridictionnelle le 31 janvier 2017 et en obtient le bénéfice le 2 mars 2017.

• Par ordonnance du 23 mai 2017, le conseiller de la mise en état prononce la caducité de la déclaration d’appel, en application de l’article 908 du code de procédure civile, faute pour M. X… d’avoir conclu dans un délai de trois mois suivant la déclaration d’appel.

• L’appelant après avoir déféré cette ordonnance à la cour d’appel, conclu au fond le 1er juin 2017.

• La cour d’appel va rejeter son déféré.

2. Seconde espèce (Civ. 2e, 19 mars 2020, n° 18-23.923) :

• L’appelant relève appel le 10 avril 2017 du jugement du juge de l’exécution d’un tribunal de grande instance.

• Il sollicite le bénéfice de l’aide juridictionnelle le 19 avril 2017, qui lui est accordée le 30 mai 2017.

• L’appelant a conclu le 10 août 2017.

• Le conseiller de la mise en état va prononcer la caducité de sa déclaration d’appel en application de l’article 908 du code de procédure civile au motif que l’appelant a conclu plus de trois mois suivant la date de la déclaration d’appel.

• L’appelant va déférer en vain l’ordonnance rendue par le conseiller de la mise en état.

La solution donnée par la Cour de cassation

Compte tenu de l’abrogation de l’article 38-1 du décret de 1991, les demandes d’aide juridictionnelle formalisées par chacun des appelants postérieurement à leurs déclarations d’appel étaient dépourvues d’effet interruptif sur le délai de l’article 908 du code de procédure civile.

Alors que le rejet du pourvoi paraissait dès lors inévitable, la Cour de cassation va, au visa de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, casser chacun des arrêts de caducité et donner à chacune des demandes d’aide juridictionnelle un effet interruptif.

La Cour de cassation considère qu’il résulte de l’article 6, § 1, de la Convention européenne « que le principe de sécurité juridique implique que de nouvelles règles, prises dans leur ensemble, soient accessibles et prévisibles et n’affectent pas le droit à l’accès effectif au juge, dans sa substance même ».

La haute juridiction sanctionne ainsi la précipitation dans laquelle l’article 38-1 a été abrogé par le décret du 27 décembre 2016, entré en vigueur le 1er janvier 2017.

Les motifs de ses deux arrêts sont particulièrement explicites :

« L’abrogation de l’article 38-1 a entraîné la suppression d’un dispositif réglementaire, qui était notamment destiné à mettre en œuvre les articles 18 et 25 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique, selon lesquelles l’aide juridictionnelle peut être demandée avant ou pendant l’instance et le bénéficiaire de cette aide a droit à l’assistance d’un avocat.
Il en résulte qu’en l’état de cette abrogation, le sens et la portée des modifications apportées à l’article 38 de ce décret ne pouvaient que susciter un doute sérieux et créer une situation d’incertitude juridique.

La confusion a été accrue par la publication de la circulaire d’application du décret du 27 décembre 2016, bien que celle-ci soit, par nature, dépourvue de portée normative. En effet, commentant la modification apportée à l’article 38 du décret du 19 décembre 1991, cette circulaire affirmait en substance que l’extension aux délais d’appel de l’effet interruptif s’appliquait également aux délais prévus aux articles 902 et 908 à 910 du code de procédure civile. En outre, elle annonçait qu’une modification du décret du 19 décembre 1991 serait prochainement apportée sur ce point.
Postérieurement, le décret n° 2017-891 du 6 mai 2017 a rétabli, pour partie, le dispositif prévu par l’article 38-1 du décret du 19 décembre 1991. »

La Cour de cassation, qui promet d’honorer ces arrêts par une publication dans le rapport annuel, précise toutefois dans une note explicative :

« Il sera toutefois signalé, dès à présent, qu’ils ne doivent pas être lus comme livrant une appréciation de la conformité aux exigences du procès équitable de l’économie d’ensemble des dispositifs instaurés par les décrets des 27 décembre 2016 et 6 mai 2017, mais uniquement comme sanctionnant le défaut de prévisibilité juridique du dispositif issu du seul décret du 27 décembre 2016. »

Le lecteur aura très certainement à cœur de faire un rapprochement avec les conditions dans lesquelles a été pris le décret du 11 décembre 2019 réformant la procédure civile5, totalement inintelligible et n’ayant donné lieu à ce jour, à défaut de circulaire, qu’à une foire aux questions.

Les bonnes pratiques en matière d’aide juridictionnelle devant la Cour

Ce guide des bonnes pratiques varie en fonction de la qualité des parties devant la cour d’appel :

• L’appelant

La partie qui entend former appel avec le bénéfice de l’aide juridictionnelle doit déposer, préalablement à son appel, sa demande d’aide juridictionnelle.

La formalisation de cette demande aura pour effet d’interrompre le délai d’appel.

Un nouveau délai, de même durée que le délai initial, va recommencer à courir à compter de la décision définitive d’admission ou de rejet du bénéfice de l’aide juridictionnelle.

Cette règle ne vaut pas en cas de dépôt d’une nouvelle demande ayant le même objet que la précédente.

Enfin, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation6 vient d’apporter deux précisions importantes :

• Le délai d’exercice du recours pour lequel l’aide juridictionnelle a été accordée ne court qu’à compter de la date à laquelle la désignation initiale, par le bâtonnier, de l’avocat chargé de prêter son concours au bénéficiaire de l’aide juridictionnelle a été portée à la connaissance de celui-ci par une notification permettant d’attester la date de réception.

• La désignation successive de plusieurs avocats pour prêter leur concours est sans incidence sur les conditions d’exercice du recours pour lequel l’aide juridictionnelle a été accordée : seule la première désignation fait courir le délai d’appel.

Frise n° 1 :

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Mise en garde : 

Si l’appelant forme appel et dépose postérieurement une demande d’aide juridictionnelle, celle-ci sera sans effet sur les délais qui lui sont impartis pour signifier (C. pr. civ., art. 902) et pour conclure (C. pr. civ., art. 908).

• L’intimé

La demande d’aide juridictionnelle a pour effet d’interrompre le délai imparti pour notifier des conclusions en réponse aux conclusions d’appel, d’appel incident ou d’appel provoqué.

Un nouveau délai, de même durée que le délai initial, va recommencer à courir à compter de la décision définitive d’admission ou de rejet du bénéfice de l’aide juridictionnelle.

Cette règle ne vaut pas en cas de dépôt d’une nouvelle demande ayant le même objet que la précédente.

Frise n° 2 :

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Pour aller plus loin : les difficultés pratiques posées par l’article 38 du décret du 10 juillet 1991

En pratique, l’interruption du délai d’appel pour cause de demande d’aide juridictionnelle pose des difficultés aux avocats en l’absence de lien entre les bureaux d’aide juridictionnelle et les greffes des cours d’appel. Ce manque de communication a un effet pernicieux.

En effet, les greffes n’ont pas accès à l’information selon laquelle une demande d’aide juridictionnelle a fait l’objet d’un dépôt. Ceux-ci délivrent donc des certificats de non-appel au visa d’un acte de notification du jugement, en ignorant totalement que le délai d’appel a été interrompu par une demande d’aide juridictionnelle ; au même titre que le demandeur du certificat.

 

Notes

1. Civ. 2e, 19 mars 2020, nos 19-12.990 et 18-23.923.
2. Décr. n° 2011-272, 15 mars 2011, portant diverses dispositions en matière d’aide juridictionnelle et d’aide à l’intervention de l’avocat, art. 4.
3. Décr. n° 2016-1876, 27 déc. 2016, portant diverses dispositions relatives à l’aide juridique, art. 8.
4. Décr. n° 2017-891, 6 mai 2017, relatif aux exceptions d’incompétence et à l’appel en matière civile, art. 38.
5. Décr. n° 2019-1333, 11 déc. 2019, réformant la procédure civile, entré en vigueur le 1er janv. 2020.
6. Civ. 2e, 27 févr. 2020, n° 18-26.239, Dalloz actualité, 19 mars 2020, comm. G. Maugain.

Retour sur l’obligation pour le juge de relever d’office les dispositions protectrices des consommateurs

L’office du juge est devenu une question centrale en droit de la consommation. Une protection effective des consommateurs suppose en effet que le juge ait un rôle actif, comme en témoigne l’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 5 mars 2020. En l’espèce, un consommateur tchèque avait conclu à distance un contrat de crédit renouvelable. N’ayant pas honoré les échéances dues, la banque a saisi le tribunal de district d’Ostrava afin d’obtenir sa condamnation au paiement d’une certain somme, augmentée des intérêts légaux. Il ressort cependant de la décision de renvoi que, au cours de la procédure au principal, la banque n’aurait pas affirmé, et encore moins apporté la preuve, que, avant la conclusion du contrat de crédit en cause, elle avait évalué la solvabilité de l’emprunteur. Par ailleurs, le consommateur n’aurait pas excipé de la nullité du contrat découlant de ce fait, cette nullité ne pouvant être prononcée qu’à sa demande en vertu du droit tchèque. La juridiction de renvoi estimant qu’une telle règle va à l’encontre de la protection du consommateur, telle que garantie par la directive 2008/48/CE, elle a donc saisi la Cour de Luxembourg afin qu’elle se prononce sur cette question. Celle-ci considère que « Les articles 8 et 23 de la directive 2008/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 23 avril 2008, concernant les contrats de crédit aux consommateurs et abrogeant la directive 87/102/CEE du Conseil, doivent être interprétés en ce sens qu’ils imposent à une juridiction nationale d’examiner d’office l’existence d’une violation de l’obligation précontractuelle du prêteur d’évaluer la solvabilité du consommateur, prévue à l’article 8 de cette directive, et de tirer les conséquences qui découlent en droit national d’une violation de cette obligation, à condition que les sanctions satisfassent aux exigences dudit article 23. Les articles 8 et 23 de la directive 2008/48/CE doivent également être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à un régime national en vertu duquel la violation par le prêteur de son obligation précontractuelle d’évaluer la solvabilité du consommateur n’est sanctionnée par la nullité du contrat de crédit, assortie de l’obligation pour ce consommateur de restituer au prêteur le principal dans un délai proportionné à ses possibilités, qu’à la seule condition que ledit consommateur soulève cette nullité, et ce dans un délai de prescription de trois ans ».

La Cour de Luxembourg poursuit ainsi son œuvre d’harmonisation de l’office du juge en imposant à celui-ci de relever d’office les dispositions protectrices des consommateurs, cette obligation reposant sur des considérations tenant à l’effectivité de la protection de ces derniers (pts 23 et 24), peu important qu’il existe des sanctions d’une autre nature, en l’occurrence une amende d’un montant allant jusqu’à 20 millions de CZK (environ 783 000 €), dans la mesure où « de telles sanctions ne sont pas à elles seules de nature à assurer de manière suffisamment effective la protection des consommateurs contre les risques de surendettement et d’insolvabilité recherchée par la directive 2008/48/CE (…) » (pt 38).

Cette obligation faite au juge d’assurer une protection effective des consommateurs était initialement cantonnée aux clauses abusives (CJCE 4 juin 2009, aff. C-243/08, D. 2009. 2312 image, note G. Poissonnier image ; ibid. 2010. 169, obs. N. Fricero image ; ibid. 790, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image ; RTD civ. 2009. 684, obs. P. Remy-Corlay image ; RTD com. 2009. 794, obs. D. Legeais image. V. déjà CJCE 26 oct. 2006, aff. C-168/05, D. 2006. 2910, obs. V. Avena-Robardet image ; ibid. 3026, obs. T. Clay image ; ibid. 2007. 2562, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; RTD civ. 2007. 113, obs. J. Mestre et B. Fages image ; ibid. 633, obs. P. Théry image. V. égal. CJUE 17 mai 2018, aff. C-147/16, D. 2018. 1068 image ; ibid. 2019. 607, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image ; AJ contrat 2018. 333, obs. V. Legrand image ; RDC 2018, n° 115q3, p. 588, note J.-D. Pellier, spéc. nos 2 et 3. V. à ce sujet, J. -D. Pellier, Droit de la consommation, 2e éd., Dalloz coll. « Cours », 2019, n° 112). La Cour va même plus loin en considérant que le juge national doit prendre d’office des mesures d’instruction afin d’établir si une clause entre dans le champ d’application de la directive 93/13/CEE et, dans l’affirmative, apprécier d’office le caractère éventuellement abusif d’une telle clause (CJUE 9 nov. 2010, aff. C-137/08, D. 2011. 974, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image ; RTD eur. 2011. 173, chron. L. Coutron image ; ibid. 632, obs. C. Aubert de Vincelles image. V. égal. CJUE 7 nov. 2019, aff. C-419/18 et C-483/18, D. 2019. 2132 image). Elle s’est par la suite peu à peu étendue à d’autres matières. La CJUE avait en effet déjà consacré une telle obligation en matière de crédit à la consommation (CJUE 21 avr. 2016, aff. C-377/14, D. 2016. 1744 image, note H. Aubry image ; ibid. 2017. 539, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image, au sujet de l’obligation d’information prévue par l’article 10, paragraphe 2, de la directive du 23 avril 2008) et en matière de garantie de conformité (CJUE 4 juin 2015, aff. C-497/13, D. 2016. 617, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image). Encore convient-il d’observer que cette obligation est limitée à l’objet du litige, qui détermine donc les contours de l’office du juge (V. en ce sens, en matière de clauses abusives, CJUE 11 mars 2020, aff. C-511/17, Dalloz actualité, 30 mars 2020, obs. J.-D. Pellier).

Le droit français, quant à lui, est en retard, du moins sur le plan textuel. L’article R. 632-1 du code de la consommation (texte qui a été délégalisé par l’ord. n° 2016-301 du 14 mars 2016 relative à la partie législative du code de la consommation et le décr. n° 2016-884 du 29 juin 2016 relatif à la partie réglementaire du code de la consommation) dispose en effet que « Le juge peut relever d’office toutes les dispositions du présent code dans les litiges nés de son application. Il écarte d’office, après avoir recueilli les observations des parties, l’application d’une clause dont le caractère abusif ressort des éléments du débat ». En dehors du domaine des clauses abusives, le juge a donc simplement la faculté de soulever d’office les dispositions du (seul) code de la consommation (sur l’insuffisance de ce texte, v. J.-D Pellier, op. cit., n° 327). Mais la jurisprudence s’est quelque peu affranchie de cette règle, issue de la loi n° 2008-3 du 3 janvier 2008 pour le développement de la concurrence au service des consommateurs et complétée, s’agissant des clauses abusives, par la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation, dite « Hamon » (Cass., ch. mixte, 7 juill. 2017, n° 15-25.651 : « Attendu que si le juge n’a pas, sauf règles particulières, l’obligation de changer le fondement juridique des demandes, il est tenu, lorsque les faits dont il est saisi le justifient, de faire application des règles d’ordre public issues du droit de l’Union européenne, telle la responsabilité du fait des produits défectueux, même si le demandeur ne les a pas invoquées », D. 2017. 1800, communiqué C. cass. image, note M. Bacache image ; ibid. 2018. 35, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz image ; ibid. 583, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image ; RTD civ. 2017. 829, obs. L. Usunier image ; ibid. 872, obs. P. Jourdain image ; ibid. 882, obs. P.-Y. Gautier image ; RTD eur. 2018. 341, obs. A. Jeauneau image. V. égal. Civ. 1re, 19 févr. 2014, n° 12-23.519, ayant censuré un jugement qui avait considéré que la vente d’un chiot n’entrait pas dans le champ d’application de la garantie légale prévue par le code de la consommation : « Qu’en statuant ainsi, alors que, selon ses propres constatations, la vente avait été conclue entre un vendeur agissant au titre de son activité professionnelle et un acheteur agissant en qualité de consommateur, en sorte qu’il lui incombait de faire application, au besoin d’office, des dispositions d’ordre public relatives à la garantie légale de conformité, la juridiction de proximité a violé les textes susvisés ». V. dans le même sens, au sujet d’un chat, Civ. 1re, 20 févr. 2019, n° 17-28.819, D. 2020. 624, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image). Comme l’affirme le Professeur Carole Aubert de Vincelles, « il faut donc en conclure que désormais, quel que soit le domaine de protection des consommateurs, l’effectivité de celle-ci justifie que le juge national soit tenu d’apprécier d’office le respect des exigences découlant des normes de l’Union en matière de droit de la consommation » (C. Aubert de Vincelles, La jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne en matière de droit de la consommation in Le droit européen de la consommation, dir. Y. Picod, Mare et Martin, 2018, p. 35, n° 21. V. égal. en ce sens, J.-D. Pellier, op. cit., n° 327 ; Y. Picod, Droit de la consommation, 4e éd., 2018, Sirey, n° 359 ; G. Raymond, Droit de la consommation, 5e éd., LexisNexis, 2019, n° 118 ; N. Sauphanor-Brouillaud, C. Aubert De Vincelles, G. Brunaux et L. Usunier, op. cit., nos 1265 et 1266. Rappr. J. Calais-Auloy, H. Temple H. et M. Depincé, Droit de la consommation, 10e éd., 2020, Dalloz, n° 637 ; J. Julien, Droit de la consommation, 3e éd., LGDJ, coll. « Précis Domat », 2019, n° 236).

Il convient cependant d’observer que l’office du juge est susceptible de se heurter à deux obstacles, l’un étant certain et l’autre, sujet à caution : en premier lieu, on sait qu’en matière de clauses abusives, la Cour considère que le consommateur peut préférer le maintien de la clause, ce qui empêche le juge de la supprimer. La Cour affirme à ce sujet que « S’agissant d’une sanction telle que la nullité du contrat de crédit, assortie de l’obligation de restituer le principal, il y a lieu de préciser que, lorsque le consommateur émet un avis défavorable à l’application d’une telle sanction, cet avis devrait être pris en compte (V., par analogie, CJCE 4 juin 2009, aff. C-243/08, Sté Pannon GSM Zrt c/ Mme Erzsébet Sustikné Gyorfi, EU:C:2009:350, pt 33, D. 2009. 2312 image, note G. Poissonnier image ; ibid. 2010. 169, obs. N. Fricero image ; ibid. 790, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image ; RTD civ. 2009. 684, obs. P. Remy-Corlay image ; RTD com. 2009. 794, obs. D. Legeais image, et CJUE, 21 févr. 2013, aff. C-472/11, Banif Plus Bank Zrt c/ Csaba Csipai, EU:C:2013:88, pt 35, D. 2013. 568 image ; ibid. 945, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image ; RTD eur. 2013. 559, obs. C. Aubert de Vincelles image) ». Cette considération mérite d’être saluée, dans la mesure où le procès civil demeure la chose des parties. Le consommateur, pour des raisons qui lui sont propres, peut préférer opter pour le maintien du contrat. À cet égard, la sanction prévue par le droit français est peut-être plus appropriée : en cas de violation du devoir de vérifier la solvabilité de l’emprunteur posé par l’article L. 312-16 du code de la consommation, le prêteur est déchu du droit aux intérêts, en totalité ou dans la proportion fixée par le juge en vertu de l’article L. 341-2 du même code. À première vue, la sanction fulminée par le droit tchèque est plus sévère à l’endroit du prêteur puisqu’elle aboutit, s’agissant d’une nullité, à la perte de ses droits au paiement des intérêts et des frais convenus (comme le rappelle la Cour dans le point 29 de l’arrêt commenté). Mais elle est aussi plus radicale pour l’emprunteur, en ce qu’elle l’oblige à restituer au prêteur le capital prêté dans un délai proportionné à ses possibilités …

En second lieu, il existe un doute sur le point de savoir si le juge peut indéfiniment soulever d’office la déchéance du droit aux intérêts, sanction fréquente en matière de crédit à la consommation, ou si son pouvoir se heurte à une limite temporelle (mais la réflexion peut être généralisée). La jurisprudence française est divisée à cet égard, mais une certaine tendance veut que le pouvoir du juge soit borné par la prescription quinquennale (Paris, 11 janv. 2018, n° 16/12948, D. 2018. 238, obs. G. Poissonnier image ; RTD civ. 2018. 904, obs. H. Barbier image : « la prescription quinquennale était applicable à toutes les actions relatives à ce contrat », de sorte que « le tribunal ne pouvait sans méconnaître cette règle relever d’office une irrégularité qui aurait affecté les offres de prêts ». Contra TI Montluçon, 4 juill. 2018, n° 11-18-000056, D. 2018. 1485, obs. G. Poissonnier image ; RTD civ. 2018. 904, obs. H. Barbier image). Cette jurisprudence est cependant critiquable : aux termes de l’article 2224 du code civil, « Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer » (sous la réserve du délai butoir prévu par l’article 2232 du même code. V. à ce sujet J.-D. Pellier, Retour sur le délai butoir de l’article 2232 du code civil, D. 2018. 2148 image). Or, le juge n’agit pas au sens de ce texte lorsqu’il soulève une déchéance. Son pouvoir s’apparente plus à un moyen de défense soulevé au profit du consommateur, raison pour laquelle il devrait pouvoir le faire indéfiniment. Une question préjudicielle a d’ailleurs été posée à la CJUE par le tribunal d’instance d’Épinal (TI Épinal, 20 sept. 2018, n° 11-18.000406, D. 2018. 2085, obs. G. Poissonnier image ; ibid. 2019. 607, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image ; RTD eur. 2019. 410, obs. A. Jeauneau image ; CCC 2018, n° 205, obs. Bernheim-Desvaux : il lui est demandé de dire si la directive n° 2008/48/CE, concernant les contrats de crédit aux consommateurs, s’oppose « à une disposition nationale qui, dans une action intentée par un professionnel à l’encontre d’un consommateur et fondée sur un contrat de crédit conclu entre eux, interdit au juge national, à l’expiration d’un délai de prescription de cinq ans commençant à courir à compter de la conclusion du contrat, de relever et de sanctionner, d’office ou à la suite d’une exception soulevée par le consommateur, un manquement aux dispositions (…) protectrices des consommateurs prévues par ladite directive »).

Affaire à suivre …

L’ordonnance « délais » du 15 avril 2020 et le secteur immobilier

Traiter l’urgence ! Telle était la fonction assignée aux vingt-six ordonnances adoptées par le gouvernement le 25 mars 2020. Parmi elles figurait la (désormais) célèbre ordonnance 2020-306 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures.

De nombreuses voix, dont les nôtres (Dalloz actualité, 2 avr. 2020, Le droits en débats, par G. Casu et S. Bonnet), s’étaient élevées pour féliciter les auteurs de ce travail accompli dans des délais intenables, mais aussi pour dénoncer les conséquences parfois dramatiques que son application pouvait engendrer. Le secteur de l’immobilier, en particulier, s’était mobilisé pour dénoncer la brutalité (notamment en matière d’urbanisme) ou, au contraire, la timidité (sécurisation des contrats de droit privé) de certaines mesures. Nombreux œuvraient depuis lors au grand jour, ou en secret, dans l’espoir d’une adaptation de ces dispositions…

C’est chose faite avec l’ordonnance n° 2020-427 du 15 avril 2020, dont l’intérêt réside non seulement dans son texte mais aussi dans les précisions apportées par la circulaire du 17 avril 2020 prise pour son application.

En effet, on doit à cette dernière de spécifier un point jusque-là controversé : la date exacte de la fin de l’urgence sanitaire (24 mai à 0h00 ou 25 mai à 0h00) et, par voie de conséquence, la date de fin de la période juridiquement protégée (urgence sanitaire + un mois). La circulaire tranche et énonce clairement qu’« à ce jour, compte tenu des dispositions de l’article 4 de la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, la durée de l’état d’urgence sanitaire est prévue pour s’achever le 24 mai 2020 à 0h00, de sorte que la « période juridiquement protégée » s’achèverait un mois plus tard, soit le 23 juin à minuit ». Le cours des délais touchés par l’ordonnance n° 2020-306 devra donc reprendre le 24 mai (pour certains) ou le 24 juin (pour d’autres), cela sous réserve d’une modification (presque annoncée) de la durée de l’urgence sanitaire avant ces échéances.

Ce point éclairci, il faut s’attacher à l’étude de l’ordonnance modificative elle-même. S’il est agréable d’y retrouver certaines propositions que nous (et d’autres) avions pu formuler, il faut toutefois se garder de tout excès de triomphalisme ! En effet, cette ordonnance modificative souffle le chaud et le froid. De sa lecture naissent des sentiments contradictoires : satisfaction, déception et circonspection.

La satisfaction

Nous avions vertement critiqué l’ordonnance n° 2020-306 pour ses conséquences sur l’instruction et les recours contre les autorisations d’urbanisme. En effet, les demandes d’instruction déposées avant le 12 mars 2020 étaient suspendues pendant la durée de la période juridiquement protégée (urgence sanitaire + un mois) et les demandes nouvelles ne devaient être étudiées qu’à l’expiration de cette période. Quant aux délais de recours contre ces décisions, ils étaient « interrompus » (même si le terme est juridiquement inapproprié) à compter du 12 mars 2020, un nouveau délai de deux mois débutant une fois la période juridiquement protégée écoulée.

La conjonction de ces deux dispositions devait nécessairement plonger le secteur de la construction dans une léthargie catastrophique puisqu’aucun permis n’aurait été délivré avant le 24 juin 2020 et que la purge des permis affichés avant le 12 mars n’aurait été effective qu’à compter du 24 août.

Heureusement, le tir est corrigé par l’ordonnance n° 2020-427 à la faveur de quatre nouveaux articles apportant deux modifications notoires : 

• D’une part, la période juridiquement protégée (urgence sanitaire + un mois) est délaissée au profit d’un délai plus bref limité à la durée de l’urgence sanitaire. Aussi, la période de protection « incompressible » passe, en l’état actuel des choses, de trois à deux mois !

• D’autre part, la nature de la protection évolue. Alors que l’ordonnance n° 2020-306 prévoyait un mécanisme hybride et complexe proche de l’interruption, la nouvelle ordonnance propose une mesure claire et simple : la suspension. Le délai de recours contre un permis de construire, suspendu à compter du 12 mars, ne recommencera que pour la durée qui lui restait à courir à cette date. Il en est de même de l’instruction des mesures d’urbanisme ou des délais de préemption dont bénéficient certains organismes.

Ces deux modifications, dont nous avions d’ailleurs proposé l’adoption, permettent d’adoucir les effets néfastes des précédentes mesures. Ainsi, par exemple, un permis de construire affiché le 25 janvier sera purgé de tout recours le 5 juin, alors que, sous l’empire des dispositions précédentes, la purge n’aurait été acquise que le 24 août.

Il faut donc se réjouir de ces avancées même si, à tout vouloir, on aurait également apprécié que l’étude dématérialisée des autorisations d’urbanisme soit clairement préconisée lorsqu’elle est possible.

La déception

Malheureusement, ce sentiment de satisfaction est rapidement contrarié à la lecture de l’article 4 du texte nouveau, qui amende l’article 4 de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 ! Celui-ci, dont nous avions dénoncé la timidité, sinon l’inanité, ne fait l’objet que d’une modeste retouche.

Pour rappel, cet article traitait du sort des « astreintes, [d]es clauses pénales, [d]es clauses résolutoires ainsi que [d]es clauses prévoyant une déchéance ». Lorsqu’une obligation devait être exécutée dans un délai expirant durant la période juridiquement protégée, ces clauses ne pouvaient prendre effet qu’à l’expiration d’un délai d’un mois après la fin de la période protégée. Ainsi, dans l’hypothèse d’un commandement de payer des loyers d’habitation sous deux mois et délivré le 15 janvier 2020, la clause résolutoire n’aurait pu prendre effet que le 24 juillet 2020 (soit un mois après la fin de la période juridiquement protégée).

En revanche, aucun mécanisme de suspension n’était prévu lorsque le délai d’exécution de l’obligation expirait après la période juridiquement protégée. Cette omission menait à des situations parfois incohérentes, ainsi que nous l’avions souligné. Par exemple, si la réception d’une maison devait intervenir au plus tard le 31 mars 2020, l’effet de la clause pénale était suspendu jusqu’au 24 juillet 2020. Mais si la réception de cette même maison devait intervenir au plus tard le 30 juin 2020 (c’est-à-dire après la période juridiquement protégée), le constructeur devait les pénalités dès à compter de cette date !

L’ordonnance n° 2020-427 du 15 avril 2020 corrige cette incohérence au gré d’une double modification :

• D’abord, en postulant un report d’application des astreintes, clauses pénales et clauses résolutoires indépendamment de la date d’expiration du délai. Peu importe que le terme de l’obligation intervienne avant, durant ou après l’expiration de la période juridiquement protégée. Dorénavant, l’épidémie « suspend le cours temps » de manière générale.

• Ensuite, en modifiant les modalités de calcul de ce report : désormais, le temps n’est plus suspendu pour une durée fixe et uniforme (un mois après la période juridiquement protégée), mais plus justement du temps écoulé entre, d’une part, le début de la période d’urgence sanitaire (ou la date de naissance de l’obligation, si elle est postérieure à cet événement) et le terme prévu de l’obligation. La durée du report sera donc variable selon la date à laquelle l’obligation devait être exécutée.

Par exemple, si l’obligation née avant le 12 mars devait être exécutée au plus tard le 22 mars, l’application de la clause pénale sera reportée au 4 juillet (période juridiquement protégée + 10 jours) et non au 24 juillet comme prévu par l’ordonnance n° 2020-306.

Et si l’obligation née le 18 mars doit être exécutée avant le 30 juin (après la période juridiquement protégée), alors l’application de la clause pénale sera reportée de 98 jours (durée entre le 18 mars, date de naissance de l’obligation et le 24 juin, fin de la période juridiquement protégée).

Cette modification de l’ordonnance est sans doute bienvenue. Et pourtant, elle déçoit car, s’agissant au moins de la clause pénale, les efforts consentis pour le raffinement de cet article 4 ne présentent pas la moindre utilité.

En effet, le texte n’a pour seul effet que de suspendre la sanction de l’obligation d’exécuter dans les délais (la clause pénale), mais pas l’obligation elle-même. En d’autres termes, celui qui devait s’exécuter pour le 15 avril le doit toujours, seule la sanction contractuellement prévue étant reportée.

Le débiteur n’est donc pas à l’abri de toute sanction ! Si la pénalité contractuellement prévue est inapplicable, le créancier pourra toujours invoquer les dispositions du droit commun et solliciter une indemnisation si le retard lui a causé un quelconque préjudice. Le débiteur ne pourra échapper à la sanction que s’il prouve que son retard relève de la force majeure ou d’une cause valable de prorogation des délais.

Les modifications apportées à l’article 4 de l’ordonnance constituent, par conséquent, une petite déception.

La circonspection

C’est, enfin, la circonspection qui nous gagne à la lecture du « nouvel » article 2 de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 (dans sa rédaction issue de l’article 2 du texte nouveau) et, plus précisément, de l’incise fracassante qui lui a été adjointe : « le présent article n’est pas applicable aux délais de réflexion, de rétractation ou de renonciation prévus par la loi ou le règlement ni aux délais prévus pour le remboursement de sommes d’argent en cas d’exercice de ces droits ».

Rappelons que l’article 2 de l’ordonnance du 25 mars 2020 octroie notamment un « report » des actes prescrits par la loi ou le règlement à peine de déchéance. La plupart des auteurs en avaient logiquement déduit que les délais de rétractation et de renonciation accordés par la loi et le règlement se trouvaient suspendus par l’effet de ces dispositions (ainsi par exemple en matière de vente à distance, de contrats d’assurance ou de services financiers à distance ou, s’agissant du droit civil, de la renonciation à une succession après sommation de l’art. 771 C. civ.). 

L’ordonnance n° 2020-427 du 15 avril 2020 condamne donc formellement cette interprétation ! Le droit de rétractation de dix jours dont bénéficie l’acquéreur d’un bien immobilier (CCH, art. L. 271-1) n’est donc pas « touché » par les circonstances actuelles, pas davantage, du reste, que le délai de réflexion de dix jours imposé au bénéficiaire d’une offre de prêt préalablement à son acceptation (C. consom., art. L. 313-34).

On pourrait se réjouir de ces exclusions qui permettent, s’agissant des délais de réflexion, d’autoriser le bénéficiaire à passer l’acte malgré la période d’urgence sanitaire et, s’agissant des délais de rétractation, de conférer un caractère définitif aux actes passés durant cette période. Cette exclusion n’est donc pas critiquable en soi, sauf bien évidemment à constater que l’exercice de la rétractation est parfois matériellement impossible au regard de la situation sanitaire actuelle…

Mais le mal n’est pas là. Il est se trouve un peu plus loin, lorsque le gouvernement prétend attacher à sa modification (osons le mot !) un caractère (faussement) interprétatif et considérer ainsi que les délais de réflexion, rétractation ou renonciation n’ont jamais été affectés par l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020.

Si la mesure n’a guère d’importance pour les délais de réflexion, puisque le caractère interprétatif n’aura d’autre conséquence que d’octroyer à tous ses bénéficiaires la possibilité d’agir et de consentir, on imagine les conséquences dramatiques d’une telle rétroactivité sur les délais de rétractation. Elle prive purement et simplement certains bénéficiaires d’un droit acquis, d’une rétractation sur laquelle ils pouvaient légitimement compter !

De quoi, assurément, être circonspect.

Coronavirus et adaptation du fonctionnement des juridictions judiciaires : rejet des référés devant le Conseil d’État

C’est un euphémisme de dire que le Conseil d’État, en tant que « garant de la légalité de l’action publique » et protecteur « des droits et libertés des citoyens » (v. la présentation de ses missions sur le site internet de la juridiction), est sollicité en ces temps de crise.

Par une ordonnance du 10 avril 2020, c’est le juge des référés de la haute juridiction administrative qui s’est prononcé sur des demandes formées par plusieurs organisations, parmi lesquelles figuraient le Conseil National des Barreaux, le Syndicat des avocats de France et le Syndicat de la magistrature, à l’encontre de l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables aux juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale (v. sur ces règles, B. Gutton et G. Langlais, L’organisation des juridictions pendant l’état d’urgence sanitaire, Dossier, 8 avr. 2020).

La juridiction avait été saisie pour ordonner la suspension de l’exécution des articles 4, 7, 8, 9, 13 à 19 et 21 de cette ordonnance. Il s’agissait de deux requêtes formulant des griefs similaires et dont la jonction a permis au juge des référés de statuer en une seule ordonnance.

Le demandeurs soutenaient notamment qu’il était porté une atteinte grave et manifestement illégale aux droits de la défense dès lors que :

l’article 4 de l’ordonnance contestée permet aux juridictions d’aviser les parties du renvoi d’une audience ou d’une audition par lettre simple ou par tout moyen sans avoir à s’assurer de la bonne réception de cette information ; l’article 8 permet au juge d’aviser les parties par tout moyen et de sa décision de recourir à une procédure purement écrite sans audience sans avoir à s’assurer de la réception de cette information susceptible d’intervenir après la clôture de l’instruction,les parties sont dans l’impossibilité de contester le recours à une procédure purement écrite sans audience ; l’article 7 permet au juge de décider que l’audience se tiendra en utilisant un moyen de télécommunication audiovisuelle ou, à défaut, de décider d’entendre les parties et leurs avocats par tout moyen de communication électronique sans que celles-ci puissent s’y opposer ; l’article 9 permet au juge des référés de recourir aux « ordonnances de tri ».

Ils formulaient en outre un certain nombre de critiques relatives aux modalités de renouvellement d’une mesure d’assistance éducative ainsi qu’à la modification ou à la suspension du droit de visite et d’hébergement.

L’ensemble des requêtes sont rejetées par cette ordonnance du 10 avril 2020 (v. aussi pour le rejet des recours formés contre l’ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020 portant adaptation de règles de procédure pénale, CE, ord., 3 avr. 2020, n° 439894 et  pour le rejet des demandes formées contre l’ordonnance n° 2020-305 portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l’ordre administratif, CE, ord., 10 avr. 2020, n° 439903). La motivation de la décision est développée en trois temps.

L’importance des « circonstances »

« Sur les circonstances… ». Pour motiver ce rejet, la juridiction commence par quelques considérations méthodiquement développées sur « les circonstances » dans lesquelles interviennent ces requêtes.

Le juge relève d’abord que l’émergence du covid-19, « de caractère pathogène et particulièrement contagieux », et sa propagation sur le territoire français ont conduit le ministre des solidarités et de la santé à prendre des mesures à compter du 4 mars 2020, par plusieurs arrêtés (fermeture d’un grand nombre d’établissements recevant du public, interdictions des rassemblements de plus de 100 personnes, suspension de l’accueil des élèves et étudiants dans les établissements scolaires et universitaires, etc.). Par ailleurs, par un décret du 16 mars 2020, « motivé par les circonstances exceptionnelles découlant de l’épidémie de covid-19 », modifié par décret du 19 mars, le Premier ministre a interdit le déplacement de toute personne hors de son domicile, sous réserve de certaines exceptions, à compter du 17 mars. Le ministre des solidarités et de la santé a ensuite complété ces mesures.

Il observe ensuite que la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, l’état d’urgence sanitaire a été déclaré pour une durée de deux mois sur l’ensemble du territoire national. L’article 11 de cette même loi a habilité le Gouvernement, pendant trois mois, à prendre par ordonnances, dans les conditions prévues à l’article 38 de la Constitution, toute mesure relevant du domaine de la loi afin de faire face aux conséquences de la propagation de l’épidémie de covid-19. En particulier, le Gouvernement a été autorisé, « afin de faire face aux conséquences, notamment de nature administrative ou juridictionnelle, de la propagation de l’épidémie de covid-19 et des mesures prises pour limiter cette propagation » à prendre toute mesure pour adapter, aux seules fins de limiter la propagation de l’épidémie de covid-19 parmi les personnes participant à la conduite et au déroulement des instances, les règles relatives à la compétence territoriale et aux formations de jugement des juridictions de l’ordre administratif et de l’ordre judiciaire ainsi que les règles relatives aux délais de procédure et de jugement, à la publicité des audiences et à leur tenue, au recours à la visioconférence devant ces juridictions et aux modalités de saisine de la juridiction et d’organisation du contradictoire devant les juridictions.

Il rappelle enfin que c’est sur le fondement de cette habilitation que l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 portant adaptation de règles applicables aux juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale et aux contrats de syndic de propriété a adapté les règles de la procédure civile en édictant des règles dérogatoires applicables, « pendant la période comprise entre le 12 mars 2020 et l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire déclaré dans les conditions de l’article 4 de la loi du 23 mars 2020 susvisée », comme l’indique son article 1er,

L’examen des dispositions relatives à l’activité des juridictions de l’ordre judiciaire en matière non pénale

Une fois ces éléments de contexte posés, le juge des référés du Conseil d’État livre plus en détails les motifs de la décision, en passant en revue chacun des articles contestés :

Renvois et information des parties. En ce qui concerne l’article 4 de l’ordonnance qui prévoit des modalités simplifiées de renvoi des audiences ou des auditions supprimées et indique que, dans les cas où les parties ne sont pas représentées ou assistées par un avocat et n’ont pas consenti à la réception des actes sur le « Portail du justiciable », la décision est rendue par défaut lorsque le défendeur ne comparaît pas, le juge des référés du Conseil d’État rejette toute atteinte manifestement illégale à une liberté fondamentale. Il explique que ces dispositions sont destinées, d’une part, à augmenter la possibilité de porter à la connaissance effective des parties le renvoi de leur affaire ou audition, alors que les modalités habituelles d’information ne leur sont plus toujours accessibles, et, d’autre part, pour les parties qui ne sont pas représentées ou assistées par un avocat et qui n’ont pas consenti à la réception des actes sur le « Portail du justiciable », à préserver les droits des défendeurs qui ne comparaîtraient pas à l’audience, ces derniers bénéficiant dans ce cas, dès lors que la décision est rendue par défaut, d’un double de degré de juridiction.

Télécommunication. La décision évoque ensuite l’article 7 de l’ordonnance qui prévoit la possibilité dérogatoire de recourir à des moyens de télécommunication audiovisuelle devant les juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale, sans qu’il soit nécessaire de recueillir l’accord des parties, et également, dans le cas où il serait techniquement ou matériellement impossible d’avoir recours à ces moyens, de recourir à des moyens de communication téléphonique « permettant de s’assurer de la qualité de la transmission, de l’identité des personnes et de garantir la confidentialité des échanges entre les parties et leurs avocats ». Ce texte précise en outre que le juge organise et conduit la procédure, qu’il « s’assure du bon déroulement des échanges entre les parties et veille au respect des droits de la défense et au caractère contradictoire des débats », et que le greffe dresse le procès-verbal des opérations effectuées.

Pour le Conseil d’État, en autorisant, sous les conditions prévues, le recours dérogatoire à des moyens de communication à distance pendant la période prévue à l’article 1er de l’ordonnance, dans le but de permettre une continuité d’activité des juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale, l’article 7 de l’ordonnance contestée n’a pas porté d’atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales invoquées par les requérants. La justification est avant tout sanitaire pour le juge des référés qui prend soin de préciser « que les exigences de la lutte contre l’épidémie de covid-19 imposent de faire échec à la propagation du virus et de limiter, autant que faire se peut, les contacts entre les personnes et que la présence personnelle de l’avocat auprès du justiciable est simplement aménagée par l’ordonnance de manière à être compatible avec les impératifs de distanciation sociale et de limitation de la contamination ».

Procédure sans audience. Il traite par ailleurs de l’article 8 de l’ordonnance qui permet au juge ou au président de la formation de jugement, lorsque la représentation par avocat est obligatoire ou que les parties sont représentées ou assistées par un avocat, de recourir à une procédure écrite sans audience. Les parties en sont informées par tout moyen et disposent, à l’exception des procédures en référé, des procédures accélérées au fond et des procédures dans lesquelles le juge doit statuer dans un délai déterminé, d’un délai de quinze jours pour s’opposer à la procédure sans audience. À défaut d’opposition, la procédure est exclusivement écrite. La communication entre les parties est faite par notification entre avocats.

Le Conseil d’État vise « le rapport au président de la République de l’ordonnance » (JUSC2008164P) qui énonce que les règles de la procédure civile ont été adaptées pour permettre autant que possible le maintien de l’activité des juridictions civiles, sociales et commerciales malgré les mesures d’urgence sanitaire prises pour ralentir la propagation du virus covid-19. Partant, la décision relève que l’article 8 de l’ordonnance vise à permettre, dans les procédures où un avocat est présent, le recours dérogatoire à une procédure écrite sans audience, dont les parties sont préalablement avisées et auquel elles sont en mesure de s’opposer sauf en cas de référé, de procédure accélérée au fond ou lorsque le juge doit statuer dans un délai imparti, et dont le caractère contradictoire est assuré, pendant la période prévue à l’article 1er de l’ordonnance. Ce faisant, il ne porte aucune atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales invoquées par les requérants. Une fois n’est pas coutume, le Conseil d’État justifie sa position en observant que les exigences de la lutte contre l’épidémie de covid-19 imposent de faire échec à la propagation du virus et de limiter, autant que faire se peut, les contacts entre les personnes, et que cette disposition vise à faciliter une continuité de l’activité des juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale dans le respect des consignes de distanciation sociale.

Référés : rejet avant l’audience. En ce qui concerne l’article 9 de l’ordonnance qui donne à la juridiction de référé, la possibilité, qui a suscité de vives critiques (v. B. Gutton et G. Langlais ; L. Cadiet, « Un état d’exception pour la procédure civile à l’épreuve du coronavirus : des règles dérogatoires d’organisation des juridictions », Le club des juristes, 15 avr. 2020) de rejeter par ordonnance non contradictoire une demande irrecevable ou qui n’est pas de celles qui peuvent être tranchées en référé, l’arrêt vise encore « le rapport au Président de la République de l’ordonnance » qui précise que cette mesure est destinée à éviter l’engorgement des audiences de référé qui sont par ailleurs maintenues. Il se réfère en outre à la circulaire CIV/02/20 du 26 mars 2020, selon laquelle l’usage de cette faculté concerne les demandes qui apparaissent avec évidence irrecevables ou ne remplissant pas les conditions du référé. Les ordonnances ainsi prises, « ne peuvent préjudicier aux défenseurs », « doivent être motivées » et « sont par ailleurs susceptibles de recours selon les voies ordinaires de recours ». Partant, la disposition contestée n’a pas, en prenant une telle mesure qui adapte les modalités d’organisation du contradictoire en première instance dans le but de permettre une continuité d’activité des juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale « sans engorger les audiences de référé », porté d’atteinte manifestement illégale à une liberté fondamentale.

Sur les dispositions spécifiques aux juridictions pour enfants et à l’assistance éducative

La suite concerne les articles 13 à 19 et 21 de l’ordonnance qui visent des dispositions spécifiques aux juridictions pour enfants et à l’assistance éducative :

en permettant au juge des enfants, sans audition des parties et par décision motivée, de proroger de plein droit les mesures de placement, d’assistance éducative en milieu ouvert et d’investigation en cours, jusqu’à l’expiration d’un délai d’un mois suivant la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire (art. 13) ; en permettant au juge des enfants, sur proposition du service chargé de la mesure, de renouveler pour une durée limitée la mesure d’assistance éducative en milieu ouvert, de placement et d’aide à la gestion du budget familial, par décision motivée, sans audition, sous réserve de l’accord écrit de l’un des parents au moins et de l’absence d’opposition de l’autre parent (art. 14) ; en prévoyant, lorsqu’une interdiction de sortie du territoire a été prononcée en même temps que la mesure éducative qui a été renouvelée en application de l’article 14, la possibilité de renouveler cette interdiction dans les mêmes conditions et pour la même durée que la mesure qu’elle accompagne (art. 15) ; en modifiant les délais prévus aux articles 1184 et 1185 du code de procédure civile sur les mesures provisoires afin de permettre l’organisation des audiences nécessaires, notamment après une mesure de placement provisoire en urgence (art. 16 et 17) ; en prévoyant la possibilité, s’agissant des nouvelles requêtes, de dire qu’il n’y a pas lieu à ordonner une mesure d’assistance éducative ; d’ordonner une mesure judiciaire d’investigation éducative ou d’expertise ; d’ordonner une mesure d’accompagnement éducatif en milieu ouvert pour une durée qui ne peut excéder six mois (art. 18) ; en permettant au juge des enfants, si l’intérêt de l’enfant l’exige, de suspendre ou modifier les droits de visite et d’hébergement pour une durée ne pouvant excéder celle de l’état d’urgence sanitaire, sans audience et par décision motivée, le maintien des liens entre l’enfant et la famille étant conservé par tout moyen (art. 19) ; en aménageant les modalités de convocation et de notification des décisions, ainsi également que les conditions de contreseing des décisions suspendant ou modifiant des droits de visite et d’hébergement pour les enfants confiés, pour la seule période de l’état d’urgence sanitaire (art. 21).

Pour le juge des référés, ces dispositions mettent en œuvre l’habilitation prévue par la loi du 23 mars 2020 en permettant aux juridictions pour enfants de proroger, renouveler et prononcer des mesures d’assistance éducative pour une durée limitée, assorties le cas échéant d’une interdiction de sortie du territoire, par décision motivée et sans audition des parties, mais au terme d’une procédure contradictoire. Elles leur reconnaissent également la possibilité de suspendre ou modifier le droit de visite et d’hébergement dans les mêmes conditions.

Deux motifs sont avancés par la décision pour rejeter les différents griefs : d’une part, les dispositions contestées sont justifiées par l’intérêt qui s’attache à la continuité du suivi éducatif des mineurs concernés et d’autre part, contrairement à ce qui était soutenu, elles ne font pas obstacle à ce que le mineur capable de discernement puisse préalablement exprimer son avis. Par conséquent, elles ne portent pas d’atteinte manifestement illégale à une liberté fondamentale en permettant au juge de décider de telles mesures sans audition des intéressés et en réservant les audiences maintenues aux mesures les plus graves et aux situations urgentes, eu égard aux circonstances résultant de l’épidémie de covid-19 et des mesures prises pour lutter contre la propagation du virus.

En définitive, on comprend à la lecture de cette ordonnance que deux arguments majeurs justifient le rejet prononcé par le juge des référés de la haute juridiction administrative. D’abord, le contexte exceptionnel dans lequel le pays tout entier est placé et ensuite la nécessité, corrélative, d’assurer le fonctionnement des juridictions de l’ordre judiciaire qui rappelons-le, doivent elles-mêmes composer avec les contraintes imposées par leurs plans de continuation d’activités. Certes, il ne s’agit pas seulement d’une « adaptation » comme l’indique l’ordonnance mais aussi et surtout d’un fonctionnement d’exception (v. L. Cadiet, préc.) qui a pour vocation première de permettre une poursuite de l’activité des juridictions en dépit de la situation. Mais, pour le Conseil d’État, la crise sanitaire qui touche la France et la situation inédite de confinement de l’ensemble de la population justifient les mesures exorbitantes contenues dans les dispositions critiquées et les garanties procédurales prévues sont jugées suffisantes. La décision laisse assez clairement transparaître une mise en balance des impératifs en jeu et leur nécessaire conciliation dans un contexte inédit : d’un côté les droit et libertés des parties qui doivent être garantis aux parties au cours de toute procédure juridictionnelle ; de l’autre, les enjeux sanitaires de la lutte contre le covid-19. Cette recherche d’équilibre justifie à son tour d’interpréter strictement les dispositions de l’ordonnance, « dans la seule mesure des raisons qui en justifient l’édiction » (L. Cadiet, préc.), c’est-à-dire « aux seules fins de limiter la propagation de l’épidémie de covid-19 parmi les personnes participant à la conduite et au déroulement des instances » (L. n° 2020-290, art. 11, 2°, c). De ce point de vue, les magistrats de l’ordre judiciaire, qui sont en prise directe avec ces procédures d’exception, ont un rôle essentiel à jouer.  

Assurance « grand risque » : inopposabilité de la clause attributive à l’assuré

Une compagnie d’assurances et une société, qui interviennent dans le domaine de la sécurité, ayant leur siège en Lettonie concluent un contrat d’assurance générale de responsabilité civile, qui couvre également la responsabilité d’une filiale à 100 % immatriculée en Lituanie. Les conditions générales du contrat prévoient une clause attributive de compétence au juge letton et indiquent que ce juge applique la loi lettone.

Or, suite à un vol commis dans une bijouterie dans laquelle la filiale lituanienne était chargée d’assurer la surveillance, celle-ci a dû dédommager la cliente et a ensuite saisi un juge lituanien d’une procédure dirigée contre la compagnie d’assurance.

Ce juge s’est déclaré incompétent au profit du juge letton, au regard de la clause attributive stipulée dans le contrat d’assurance signé par la société mère.

La difficulté concernait la mise en œuvre du règlement n° 1215/2012 Bruxelles I bis du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, et en particulier de ses articles 15 et 16.

L’article 15 prévoit la possibilité, en matière d’assurances, de conclure une clause attributive de compétence à certaines conditions : une telle clause doit notamment être postérieure à la naissance du différend et concerner, selon le point 5, « un contrat d’assurance en tant que celui-ci couvre un ou plusieurs des risques énumérés à l’article 16 ».

L’article 16 vise quant à lui différents types de risque, par exemple tout dommage aux marchandises autres que les bagages des passagers, durant un transport réalisé par ses navires ou aéronefs soit en totalité soit en combinaison avec d’autres modes de transport. Cet article 16 vise, surtout, par son point 5, tous les « grands risques » au sens de la directive 2009/138/CE du 25 novembre 2009 sur l’accès aux activités de l’assurance et de la réassurance et leur exercice (solvabilité II). Par son article 13, point 27 (et sur renvoi à la partie A de l’Annexe I de la directive), cette directive vise à ce titre, par exemple, tout dommage subi par les véhicules ferroviaires, aériens, fluviaux ou maritimes.

Au regard de ces dispositions, il s’agissait de déterminer si la clause attributive de juridiction prévue dans un contrat d’assurance conclu par le preneur d’assurance et l’assureur et couvrant un « grand risque » peut être opposée à la personne assurée par ce contrat.

Cette question de l’opposabilité d’une clause attributive dans le domaine des contrats d’assurance n’est pas nouvelle dans le droit de l’Union européenne (sur l’ensemble, Rép. intern., v° Compétence judiciaire européenne, reconnaissance et exécution des décisions en matières civile et commerciale, par D. Alexandre et A. Huet, n° 118). Il a notamment été jugé qu’une telle clause n’est pas opposable à l’assuré bénéficiaire qui n’y a pas expressément souscrit et a son domicile dans un État membre autre que celui du preneur d’assurance et de l’assureur (CJCE 12 mai 2005, aff. C-112/03, D. 2005. 1586 image ; Rev. crit. DIP 2005. 753, note V. Heuzé image ; Procédures 2006. Comm. 75, obs. C. Nourissat ; RJ com. 2005. 338, obs. Raynouard) et qu’une victime disposant d’une action directe contre l’assureur de l’auteur du dommage qu’elle a subi n’est pas liée par une clause attributive de juridiction conclue entre cet assureur et cet auteur (CJUE 13 juill. 2017, aff. C-368/16, D. 2017. 1536 image ; ibid. 2054, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; ibid. 2018. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke image ; RTD com. 2017. 741, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast image ; Rev. UE 2018. 301, chron. A. Cudennec, N. Boillet, O. Curtil, C. de Cet-Bertin, G. Guéguen-Hallouët et M. Taillens image).

La spécificité de l’affaire jugée le 27 février 2020 tient à la nature du risque assuré. Il est d’ailleurs à noter cette problématique du « grand risque » fait l’objet d’analyses approfondies en droit international privé (H. Gaudemet-Tallon et M.-E. Ancel, Compétence et exécution des jugements en Europe, 6e éd., LGDJ, 2018, n° 300 ; M.-E. Ancel, P. Deumier et M. Laazouzi, Droit des contrats internationaux, Sirey, 2017, n° 740).

Avant de prendre position sur l’opposabilité de la clause attributive à l’assuré qui n’a pas souscrit le contrat d’assurance couvrant un « grand risque », l’arrêt (pt 37) rappelle, de manière générale, qu’en matière d’assurances, la prorogation de compétence demeure strictement encadrée par l’objectif de protection de la personne économiquement la plus faible (CJUE 13 juill. 2017, préc., pt 36).

Cet objectif vaut-il toutefois également à propos des contrats couvrant un « grand risque » ? Le doute est permis selon l’arrêt (pt 38), puisque les assurés peuvent « jouir d’une puissance économique importante », tout comme les assureurs et les preneurs d’assurance eux-mêmes. La Cour de justice écarte néanmoins la pertinence d’un tel doute, au motif que les puissances économiques respectives de l’assureur et du preneur d’assurance, d’une part, et de l’assuré, d’autre part, ne sont pas identiques (arrêt, pt 40).

L’arrêt relève alors que l’assuré n’était pas, en l’espèce, un professionnel du secteur des assurances, n’avait pas consenti à cette clause et était, de surcroît, domicilié dans un État membre autre que celui du domicile du preneur d’assurance et de l’assureur (arrêt, pt 46). La Cour de justice en déduit que la clause attributive de juridiction prévue dans le contrat ne pouvait pas être opposée à la personne assurée par le contrat d’assurance couvrant un « grand risque » conclu par l’assureur et le preneur d’assurance.

Cette solution peut être approuvée en ce qu’elle s’inscrit dans la ligne de la jurisprudence relative aux clauses attributives en matière d’assurance, qui a été rappelée précédemment. On peut toutefois regretter le fait que la Cour de justice procède plus par des affirmations successives que par une démonstration étayée, et ce dans le cadre d’un arrêt dont la motivation aurait gagné à être plus limpide et ramassée.

Purge amiable d’une hypothèque et remise des clés au bailleur

Deux époux avaient consenti une promesse de vente d’un bien immobilier à une société civile immobilière, jusque-là locataire dudit bien. La bénéficiaire de la promesse ayant levé l’option, le prix de vente fut versé entre les mains d’un notaire. Ce dernier releva alors l’existence d’une inscription hypothécaire. À défaut d’accord entre les parties sur les modalités de la mainlevée de cette sûreté, le notaire dressa successivement deux procès-verbaux de difficultés. Les vendeurs persistèrent à refuser la purge amiable de l’hypothèque, en dépit de l’accord du créancier hypothécaire. Ils assignèrent la SCI en réalisation judiciaire de la vente avec séquestration ou consignation du prix à hauteur d’une offre réelle de paiement faite au créancier, dans l’attente de la décision à intervenir dans l’instance en radiation sans paiement introduite contre celui-ci.

La cour d’appel enjoignit aux vendeurs de signer l’acte authentique de vente sans les modalités particulières exigées et les condamna au paiement de dommages-intérêts, considérant leur refus de procéder à la purge amiable de l’immeuble illégitime. Elle rejeta par ailleurs leur demande en paiement d’une indemnité d’occupation et les condamna à restituer à la SCI le dépôt de garantie, aux motifs que les lieux n’étaient plus occupés matériellement par le preneur.

Dans leur pourvoi en cassation, les vendeurs invoquent, d’une part, la violation par la cour d’appel de l’article 2475 du code civil, lequel ne leur imposerait pas de consentir à la purge amiable de l’immeuble. Ils soutiennent, d’autre part, qu’il appartient au preneur, qui a la charge de la preuve, de restituer l’immeuble loué à l’expiration du bail. La cour d’appel aurait ainsi violé l’article 1737 du code civil en ne constatant pas que le preneur leur avait bel et bien remis les clés.

Dans l’arrêt de cassation rapporté du 5 mars 2020, la troisième chambre civile précise, pour la première fois à notre connaissance, le caractère facultatif de la purge amiable. Cette décision est, par ailleurs, l’occasion de rappeler la solution traditionnelle selon laquelle la libération des lieux à l’expiration du bail ne peut résulter que de la remise effective des clés au bailleur ou à son mandataire.

Affirmation du caractère facultatif de la purge amiable

En cas de vente d’un immeuble hypothéqué, le créancier hypothécaire ne dispose pas d’un droit de préférence sur le prix de vente amiable du bien (Civ. 3e, 8 févr. 2018, n° 16-27.941, D. 2018. 350 image ; AJDI 2018. 543 image, obs. J.-P. Borel image ; RTD civ. 2018. 462, obs. P. Crocq image). Le droit de suite, attaché à sa sûreté, lui permet seulement de saisir le bien entre les mains du nouveau propriétaire afin d’exercer son droit de préférence sur le prix de la vente forcée. La procédure de purge légale (C. civ., art. 2476 s.) a pour objet de permettre à l’acquéreur d’éviter une telle saisie en désintéressant le créancier pour obtenir la radiation de son inscription. La lourdeur et la complexité d’une telle procédure a toutefois conduit la pratique notariale à organiser une purge amiable de l’hypothèque, reposant sur la volonté des parties. L’ordonnance n° 2006-346 du 23 mars 2006 a consacré une telle purge amiable à l’article 2475 du code civil (J. Combarieu, La purge amiable des privilèges et hypothèques, JCP N 2008. 1059).

L’arrêt commenté offre l’occasion à la Cour de cassation de préciser que cette procédure de purge amiable est seulement facultative pour le vendeur, lequel a parfaitement le droit de la refuser quand bien même le créancier hypothécaire y aurait, de son côté, donné son accord. Une telle analyse est conforme au texte de l’article 2475 du code civil, lequel subordonne expressément la purge amiable à l’existence d’un accord entre les créanciers inscrits et le débiteur (al. 1er). À défaut d’accord entre eux, la purge doit être réalisée conformément aux articles suivants (ce que précise l’al. 3 de l’art. 2475).

Le rappel de l’exigence d’une remise effective des clés au bailleur pour la libération des lieux

Un bail à durée déterminée comprend un terme extinctif. Il prend ainsi fin à l’arrivée du terme (C. civ., art. 1737). Le preneur est alors tenu de libérer les lieux loués. Le bailleur peut prétendre, à défaut, au versement d’une indemnité d’occupation, laquelle « est la contrepartie de l’utilisation sans titre du bien » (Civ. 2e, 6 juin 2019, n° 18-12.353, D. 2019. 1235 image ; AJDI 2019. 817 image, obs. F. Cohet image ; ibid. 745, point de vue D. Tomasin image).

Toute la question était en l’espèce de déterminer si les locataires avaient libéré les lieux au terme du bail. Tandis que la cour d’appel se fonde sur un faisceau d’indices, tels que la résiliation des contrats de fourniture d’eau et d’électricité, pour répondre positivement à cette question, la Cour de cassation rappelle fermement que la libération des lieux ne peut résulter que de la remise des clés au bailleur en personne ou à un mandataire dûment habilité à les recevoir.

La solution est classique (Civ. 3e, 13 oct. 1999, n° 97-21.683, D. 1999. 87 image, obs. Y. R. image ; AJDI 1999. 1160 image ; 13 nov. 1997, n° 96-11.493). Peu importe que le locataire ait physiquement quitté les lieux (Civ. 3e, 17 juill. 1997, n° 95-22.070, D. 1997. 206 image). Les juges du fond sont tenus de rechercher « au besoin d’office, si les clés avaient été remises en mains propres au bailleur ou au représentant de celui-ci » (Civ. 3e, 5 nov. 2003, n° 01-17.530, D. 2003. 2966 image, obs. Y. Rouquet image ; AJDI 2004. 808 image, obs. J.-P. Blatter image ; RTD civ. 2004. 727, obs. J. Mestre et B. Fages image). La remise des clés n’est pas valable lorsqu’elle est faite à une autre personne, y compris à un huissier (Civ. 3e, 13 juin 2001, n° 99-14.998, D. 2001. 2084 image ; AJDI 2001. 985 image, obs. S. Beaugendre image). Il appartient au preneur de prendre l’initiative de rendre les clés, le fait de mettre le bailleur en demeure de les récupérer étant insuffisant (Civ. 3e, 23 juin 2009, n° 08-12.291, AJDI 2010. 125 image, obs. F. de La Vaissière image). Seule la mauvaise foi du bailleur, dont l’attitude rend impossible la remise des clés (Civ. 3e, 6 mai 2014, n° 13-11.442, AJDI 2014. 613 image) ou qui la refuse, peut faire obstacle au versement d’une indemnité d’occupation lorsque les clés ne sont pas rendues par le preneur à l’arrivée du terme (Civ. 3e, 2 mars 2017, n° 15-28.157, AJDI 2017. 506 image, obs. F. de La Vaissière image).

Adaptation des normes funéraires dans le cadre de l’urgence sanitaire

La modification des normes et des pratiques funéraires en temps d’épidémie est une réalité historique bien documentée1. Nulle surprise donc à ce que la présente crise sanitaire s’accompagne de modifications des dispositions applicables au traitement des corps morts. Les modifications adoptées dans le cadre de la lutte contre le covid-19 peuvent être classées en deux catégories : celles qui visent avant tout à protéger les proches et les professionel·les de la contamination et celles qui anticipent le risque de sur-mortalité et les difficultés organisationnelles liées au confinement.

Concernant la protection contre la contamination. Le gouvernement prend acte du constat établi par le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) : les corps des défunts peuvent être contaminants pour les personnes qui les manipulent, même si le risque est limité2. Les dispositions du décret n° 2020-384 du 1er avril 20203 visent dès lors à limiter les contacts avec les corps des personnes dont on sait, ou dont on soupçonne, qu’elles sont décédées alors qu’elles étaient porteuses du virus. Ceux-ci doivent, au moins jusqu’au 30 avril prochain, être mis en bière immédiatement et ne pas faire l’objet d’une toilette mortuaire. Notons ici que le gouvernement va au-delà de ce qui est préconisé par le HCSP dans son avis le plus récent. En effet, si lors d’un premier avis, rendu en urgence au début de la période d’épidémie, le Haut Conseil avait préconisé une fermeture immédiate du cercueil et une toilette mortuaire minimale4, ses recommandations se sont assouplies dans un second temps. Son avis du 24 mars est explicite : « dans la prise en charge des personnes décédées, il convient de respecter (…) dans leur diversité les pratiques culturelles et sociales autour du corps d’une personne décédée, notamment en ce qui concerne la toilette rituelle du corps par les personnes désignées par les proches, ainsi que la possibilité pour ceux-ci de voir le visage de la personne décédée avant la fermeture définitive du cercueil ». Il préconise ainsi que deux proches puissent être désignés pour pratiquer eux-mêmes une toilette mortuaire ou tout autre rite funéraire à condition qu’ils soient équipés de protections adéquates5. De même, la recommandation de placer le corps dans une housse hermétique pour tout transport était accompagnée de la précision suivante : « la housse est fermée en maintenant une ouverture de 5-10 cm en haut si le corps n’a pu être présenté aux proches », qui pourront « voir le visage de la personne décédée dans la chambre hospitalière, mortuaire ou funéraire, tout en respectant les mesures barrière », à savoir notamment une distance de sécurité d’un mètre avec le corps, sans contact.

Les raisons pour lesquelles le gouvernement a choisi des normes plus strictes que celles qui étaient suggérées par le HCSP ne nous sont pas connues, mais nous ne pouvons qu’espérer que ce choix procède d’une précaution supplémentaire et non d’une impossibilité matérielle d’appliquer des règles moins restrictives, notamment au regard du manque de matériel de protection disponible. À n’en pas douter, les conditions imposées constituent une limitation importante de la liberté des familles dans l’organisation des funérailles, liberté qui, rattachée au droit au respect de la vie privée et à la liberté de conscience, est une liberté fondamentale. On notera par ailleurs que l’interdiction de la toilette mortuaire constitue une règle particulièrement stricte pour les personnes pratiquant une religion dans laquelle elle est un rite funéraire important, au premier rang desquelles l’Islam. Si l’on ajoute que les décès par covid-19 s’annoncent particulièrement importants dans des départements tels que la Seine-Saint-Denis6, où l’Islam est très pratiqué, on comprend que, comme tant d’autres, les normes liées à l’urgence sanitaire n’auront pas les mêmes conséquences pour tous7…

La décision d’établir des règles funéraires strictes suppose également un choix – tout à fait compréhensible mais un choix cependant : celui de privilégier la préservation de la santé somatique d’aujourd’hui à la sauvegarde de la santé psychique de demain. Car les contraintes imposées aux pratiques funéraires en ce temps d’épidémie ne seront certainement pas sans conséquences sur les démarches de deuil des personnes qui auront perdu un proche dans cette période8. Mais ces normes restrictives auront au moins pour efficacité de renforcer la protection sanitaire des travailleurs et travailleuses du funéraires, si toutefois le matériel adéquat leur est fourni.

L’autre disposition phare du décret du 1er avril peut faire l’objet de la même analyse. Elle édicte une interdiction générale de la pratique de la thanatopraxie, au moins jusqu’au 30 avril, pour l’ensemble des corps, quelle que soit la cause du décès ou l’état de santé du défunt. Là encore le texte est plus strict que les recommandations du HSCP qui ne suggéraient cette interdiction que pour les corps contaminés ou soupçonnés de l’être.

L’interdiction totale est une mesure radicale, d’autant que la pratique de la thanatopraxie est, depuis 2017, très strictement encadrée sur le plan des exigences sanitaires9. Le choix procède une fois encore d’un arbitrage : l’interdiction générale de la pratique est une atteinte forte à l’activité des thanatopracteurs et thanatopractrices, dont beaucoup exercent en libéral, mais elle constitue évidemment une protection supplémentaire pour ces professionnel·les. On voit cependant ici comment le spectre du « porteur sain », personne asymptomatique ou pauci-symptomatique, contaminée et contaminante sans le savoir, conduit à prendre des mesures particulièrement radicales puisque concernant tous les corps. Un raisonnement que l’on retrouve vraisemblablement dans de nombreuses dispositions, même hors du droit de la santé.

La décision d’interdire totalement la thanatopraxie limite bien sûr la liberté des familles mais on rappellera que l’intérêt de la thanatopraxie, pour les personnes qui font ce choix, est de faciliter la présentation du corps lors de veillées funéraires ou de présentations publiques. Or, dans la mesure où le décret du 23 mars dernier limite fortement le nombre de personnes pouvant participer à des rassemblements funéraires10, il est possible que la pratique deviennent de facto moins « utile ». Son interdiction conduit cependant à restreindre le choix du lieu de sépulture puisqu’un certain nombre de pays impose que les corps aient fait l’objet de soins de thanatopraxie pour en autoriser l’entrée sur leur territoire11. Notons que l’interdiction des soins de conservation se prolongera au-delà de la période d’urgence sanitaire dans la mesure où le covid-19 est désormais inscrit formellement sur la liste des pathologies proscrivant la thanatopraxie12.

Second volet de l’adaptation des normes funéraires : l’anticipation de la surmortalité et la gestion des funérailles. Le fait que la présente épidémie induise une surmortalité globale sur l’ensemble du territoire n’est pas une certitude pour l’instant puisque les mesures de confinement ont pour effet la diminution de certaines causes de décès en parallèle de l’augmentation du nombre de morts lié à l’infection elle-même. Cependant, la surmortalité semble une réalité dans les régions les plus touchées13. C’est pourquoi l’essentiel des mesures prises aujourd’hui sont des mesures locales.

En ce qui concerne les mesures nationales, notons deux dispositions importantes14. Tout d’abord l’inscription des professionnel·les du funéraire sur la liste des personnes susceptibles de faire l’objet d’une réquisition par l’autorité préfectorale15. Ensuite la possibilité, insérée à l’article R. 2213-29 du code général des collectivités territoriales, de conserver provisoirement les cercueils fermés dans des « dépositoires », c’est-à-dire des lieux de conservation provisoires, hors des caveaux provisoires existant dans les cimetières16. L’utilisation de tels dépositoires était possible jusqu’en 2011, date à laquelle il avait été interdit17, notamment pour éviter la création de lieux de conservation difficiles à contrôler sur le plan sanitaire18. Leur usage est donc à nouveau permis et cette autorisation semble devoir être permanente puisque le décret ne limite pas cette modification dans le temps19. Le texte précise même l’usage du dépositoire, ce qui n’était pas le cas antérieurement : le dépôt du cercueil ne peut excéder six mois, délai au-delà duquel il doit être inhumé (il nous semble que, malgré cette rédaction restrictive, rien, dans l’esprit du texte, n’interdirait une crémation).

 Outre ces prescriptions générales, le décret du 27 mars autorise les municipalités, ou dans certains cas les préfectures, à prendre une série de dispositions exceptionnelles si les circonstances locales le justifient. À la lecture de ces dispositions on comprend que les « circonstances » en question s’entendent à la fois de la difficulté à gérer les funérailles en cas de surmortalité et de la complexité administrative induites par les mesures de confinement. L’ensemble de ces dispositions peuvent être prises pour un délai n’excédant pas un mois après la fin de l’état d’urgence sanitaire.

Au titre des dispositions particulièrement symboliques20 on notera la possibilité d’étendre localement le délai dans lequel les funérailles doivent être pratiquées. Le droit commun impose habituellement une inhumation ou une crémation dans un délai compris entre vingt-quatre heures et six jours après le décès. Ce délai peut donc être localement étendu jusqu’à vingt-et-un jours, et même au-delà sur autorisation préfectorale.

La fermeture des cercueils pourra être possible sans autorisation préalable si elle n’a pas pu être obtenue dans les douze heures précédant l’inhumation ou la crémation. Sauf dégradation très importante de la situation sanitaire cette circonstance aura cependant peu de chance de se produire étant donné que la transmission de ladite autorisation sera possible par voie dématérialisée, comme d’ailleurs les autorisations de crémation et d’inhumation elles-mêmes. Une telle fermeture de cercueil sans autorisation devra cependant être signalée dans les quarante-huit heure à la mairie. Notons ici une disposition particulière pour les cas où la famille ne pourrait être présente au moment de la fermeture de la bière et que celle-ci doive être transportée en dehors de la commune de décès ou de dépôt21. En temps normal, en l’absence de proche, la fermeture ne peut alors être faite qu’en présence d’un·e fonctionnaire désigné·e à cet effet22, qui veille notamment à l’identité du ou de la défunt·e. Les dispositions issues de l’état d’urgence sanitaire permettent de déroger à cette procédure mais uniquement lorsque le corps est destiné à l’inhumation ; elle reste obligatoire en cas de crémation, action qui rend évidemment impossible toute « correction » sur l’identité de la personne décédée… Là encore la mairie doit être informée de la situation dans les quarante-huit heures.

L’adaptation en urgence des normes funéraires est une mesure importante sur les plans à la fois pratique et symbolique. On ne peut évidemment que souhaiter que les blessures intimes subies par les personnes qui ne pourront pas vivre sereinement leur deuil trouvent leur contrepartie sociale dans une vraie protection sanitaire des professionnel·les du secteur. Mais ne l’oublions pas : l’adaptation des normes funéraires n’est pas suffisante à la protection de la santé des salarié·es et indépendant·es qui œuvrent dans ce domaine particulier. Cette protection ne peut être acquise que par un matériel adapté et des conditions de travail respectueuses de leur santé somatique et psychique. Et ceci vaut pour tous les travailleurs et travailleuses de l’ombre qui assurent actuellement le fonctionnement de notre société malade.

 

 

1. Pour un aperçu des recherches archéologiques en la matière, v. par ex. les pré-actes des journées d’étude du Groupement d’archéologie et d’anthropologie du funéraire « Rencontre autour du corps malade : prise en charge et traitement funéraire des individus souffrants à travers les siècles ». Pour un aperçu vulgarisé consulter le site Actuel Moyen-Âge qui consacre actuellement des chroniques régulière à la gestion des épidémies au Moyen-Âge. 
2. HCSP, Avis relatif à la prise en charge du corps d’un patient cas probable ou confirmé covid-19, 24 mars 2020, p. 1.
3. Décr. n° 2020-384 du 1er avr. 2020 complétant le décr. n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, JORF n° 0080 du 2 avr. 2020, art. 1.
4. HCSP, relatif à la prise en charge du corps d’un patient décédé infecté par le virus SARS-CoV-2, 18 févr; 2020, p. 2.
5. À savoir lunettes, masque chirurgical, tablier anti- projection et gants à usage unique.
6. Le nombre de décès dans ce département a augmenté de 63 % entre la semaine du 14 mars et celle du 21 mars (Source : INSEE). Cette augmentation peut être diversement expliquées. Bien que la population de Seine-Saint-Denis soit globalement plus jeune que celle d’autres départements (et donc moins sujette à décès), les mesures de confinement y sont plus difficiles à appliquer : la surpopulation des logements rend le confinement moins supportable, les catégories socio-professionnelles qui y sont représentées sont moins sujettes au télétravail, le nombre de lits en réanimation y est moins important qu’ailleurs, etc.
7. La situation de Mayotte est particulièrement préoccupante : les funérailles sont souvent entièrement assurées par les proches, la toilette rituelle est pratiquée par la quasi-totalité de la population et l’inhumation sans cercueil y est la norme en pratique. Pour un aperçu, v. Mayotte Hebdo, 2 avr. 2020.
8. L’Agence régionale de santé d’Île-de-France a d’ailleurs mis en place une cellule d’écoute des personnes endeuillée : 01 48 95 59 40 (du lundi au vendredi de 10 h à 17 h) ou psychotrauma.avicenne@aphp.fr.
9. Arr. du 12 juill. 2017 fixant les listes des infections transmissibles prescrivant ou portant interdiction de certaines opérations funéraires mentionnées à l’art. R. 2213-2-1 CGCT, JORF n° 0168 du 20 juill. 2017, texte n° 19. Pour plus de détails, v. notre commentaire : Ouverture et encadrement des soins de thanatopraxie. Évolutions pratiques et idéologiques du traitement des corps, La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, 6 sept. 2017.
10. Décr. n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, art. 8 : vingt personnes pour les rassemblements dans les lieux de culte. Il semble que pour les autres lieux fermés il faille s’en remettre aux prescriptions locales. Pour ce qui est des lieux ouverts, dans le flou des textes il semble que, sauf position municipale spécifique, se soit l’interdiction d’un rassemblement de plus de cent personnes qui trouve à s’appliquer (art. 7).
11. Un recensement indicatif de ces États a été effectué par l’association française d’information funéraire.
12. Arr. du 28 mars 2020 modifiant l’arrêté du 12 juill. 2017 fixant les listes des infections transmissibles prescrivant ou portant interdiction de certaines opérations funéraires mentionnées à l’art. R. 2213-2-1 CGCT.
13. Pour plus de détails consulter la publication de l’INSEE du 3 avr. 2020. 
14. On y ajoutera la prolongation jusqu’au 31 déc. 2020 des habilitations de l’ensemble des opérateurs funéraires.
15. Décr. n° 2020-384 du 1er avr. 2020, préc., art. 1er.
16. Décr. n° 2020-352 du 27 mars 2020 portant adaptation des règles funéraires en raison des circonstances exceptionnelles liées à l’épidémie de covid-19, JORF n° 0076 du 28 mars 2020, art. 8.
17. Décr. n° 2011-121 du 28 janv. 2011 relatif aux opérations funéraires, JORF n° 0025 du 30 janv. 2011, p. 1926.
18. V. Réponse ministérielle à la question écrite n° 17667, JO Sénat du 29 mars 2012, p. 786.
19. Même si le décret énonce ne contenir que des modifications provisoire du droit funéraire, l’art. 8 ici étudié n’est soumis à aucune date de fin d’application.
20. Mettons ici de côté la possibilité de reporter les contrôles de conformité et la transmission des attestations de conformité pour les véhicules de transport de corps respectivement de un et deux mois après la fin de l’état d’urgence.
21. Soulignons qu’au titre de ces mesures provisoires le transport du corps lui-même, avant mise en bière, peut être autorisé localement sans déclaration préalable, de même que le transport inter-communal après mise en bière. Les déclarations devront être transmises dans un délai d’un mois après la fin de l’urgence sanitaire.
22. Fonctionnaire de police nationale ou municipale ou encore garde-champêtre, art. L. 2213-14 CGCT.

Nouvelle affirmation de la limitation de la réparation au dommage prévisible

Une société (A) est propriétaire d’un navire qui nécessite d’importants travaux. Elle sollicite une autre société (B) et lui demande d’opérer la refonte complète de la salle des machines de ce navire, et notamment, de fournir et d’installer deux groupes électrogènes. Il s’en suit une chaîne homogène de contrats de vente. La société B se fournit auprès d’une tierce société (C) pour installer les groupes électrogènes dans le bâtiment. Elle-même s’est fournie auprès d’une société (D) qui a passé contrat avec la société (E) qui avait contracté avec la société (F).

À la suite de l’installation de ces groupes électrogènes, de nombreux problèmes techniques sont constatés et un expert judiciaire est mandaté par voie d’ordonnance.

Un arrêt est rendu par la cour d’appel d’Aix-en-Provence le 19 avril 2018. Il confirme – entre autres – le jugement du tribunal de commerce qui avait condamné la société B à payer à la société A la somme de 152 377,63 € mais ajoute un complément de 20 941,26 € soit un total de 173 318,89 € après actualisation du préjudice subi. La cour d’appel condamne surtout la société E à relever et garantir la société B de cette condamnation car c’est cette première société qui a été considérée comme à l’origine des désagréments.

C’est pourquoi la société E forme un pourvoi devant la Cour de cassation. Le moyen du pourvoi est composé de sept branches. Même si les juges du droit prendront le temps de répondre à la première, ils estiment toutefois que seule la septième branche présente un intérêt. Ils précisent, en effet, dans l’incipit de leur arrêt que c’est uniquement cette septième branche qui doit être honorée des mentions F-B+I.

Dans celle-ci, les auteurs du pourvoi font grief à la cour d’appel d’avoir violé l’ancien article 1150 du code civil. Ils font valoir qu’elle aurait dû limiter la réparation du préjudice à ce qui était prévu dans le contrat. La cour d’appel avait, en effet, considéré qu’« en droit français, tout préjudice est réparable pourvu qu’il soit direct et certain ».

Il se posait donc la question de savoir si la société E pouvait invoquer l’article 1150 ancien du code civil pour limiter la réparation du préjudice à ce qui était prévisible au moment de la formation du contrat.

La Cour de cassation, en sa chambre commerciale, répond positivement. Elle se contente de citer l’ancien article 1150 pour juger que la cour d’appel l’a violé puis prononce la cassation partielle de son arrêt.

Le droit de la responsabilité civile connaît, en France, une subdivision. Il existe, d’une part, la responsabilité civile extracontractuelle régie par le principe de réparation intégrale des préjudices et l’on trouve, d’autre part, la responsabilité civile contractuelle gouvernée par le principe de la limitation de la réparation au dommage prévisible. Cette summa divisio du droit de la responsabilité civile n’est toutefois pas partagée unanimement en doctrine. Certains considèrent que la responsabilité contractuelle n’a de responsabilité que le nom et qu’elle devrait n’avoir pour fonction que l’exécution par équivalent de l’avantage attendu du contrat (Ph. le Tourneau (dir.), Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz Action 2018-2019, vis Exécution par équivalent, n° 3 213.111 ; P. Rémy, La « responsabilité contractuelle » : histoire d’un faux concept, RTD civ. 1997. 323 image ; D. Tallon, L’inexécution du contrat : pour une autre présentation, RTD civ. 1994. 223 image). Envisagé ainsi, les dommages et intérêts y afférant ne permettraient jamais de dépasser l’objet de l’obligation tandis que pour les autres, ayant une fonction indemnitaire, ils pourraient permettre une réparation plus étendue des préjudices.

Dans tous les cas, les auteurs reconnaissent les limites posées dans l’article 1150 ancien du code civil : « Le débiteur n’est tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus ou qu’on a pu prévoir lors du contrat, lorsque ce n’est point par son dol que l’obligation n’est point exécutée ». Elles se trouvent aujourd’hui aux articles 1231-3 et suivants du même code. L’objectif du texte est de faire valoir la volonté des parties sur le principe de la réparation intégrale des préjudices. La limitation de la réparation transparaît aussi à l’article 1151 qui prévoit que, même dans le cas où l’inexécution de la convention résulte du dol du débiteur, les dommages et intérêts ne doivent comprendre à l’égard de la perte éprouvée par le créancier et du gain dont il a été privé, que ce qui est une suite immédiate et directe de l’inexécution de la convention. À la lecture de ces deux articles, on comprend que dans tous les cas, la réparation du préjudice est toujours plus limitée en matière contractuelle qu’en matière extracontractuelle car cette réparation ne comprend que les suites immédiates et directes de l’inexécution alors que ces « suites » sont plus largement considérées en matière extracontractuelle.

Dans cet arrêt, la société sur laquelle repose la charge finale de la dette n’avait pas, semble-t-il, pris le soin d’insérer une clause limitative de responsabilité intéressant les dommages concernés. Toutefois, même en l’absence d’une telle clause, et puisqu’il n’y avait ici ni dol ni faute lourde, la réparation devait être limitée aux suites immédiates et directes de l’inexécution. Contrairement à ce que disent les juges du fond dans leur motif adopté, les principes du droit français ne dictent pas que tout préjudice est réparable pourvu qu’il soit direct et certain. Ce n’est, tout du moins, pas encore le cas en matière contractuel (V. pour cette éventualité, H. Conte, Volonté et droit de la responsabilité civile, préf. J. Julien, éd. PUAM, 2019, nos 480 s.).

Si la Cour de cassation donne de l’importance à cet arrêt, c’est sans doute parce que les juges du fond oublient souvent ce principe. Elle « réactive » (l’expression est employée par un auteur : v. M. Bacache, D. 2011. 1725, obs. sous Civ. 1re, 28 avr. 2011, n° 10-15.056 image) ainsi l’ancien article 1150 qui contient une limite qui n’est « presque jamais retenue » (C. Radé, RCA 2008. Comm. 158 cité in M. Bacache, préc. ; v. Civ. 1re, 14 janv. 2016, n° 14-28.227, D. 2016. 981 image, note C. Gauchon image ; ibid. 1396, obs. H. Kenfack image ; ibid. 2017. 24, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz image ; JT 2016, n° 185, p. 12, obs. X. Delpech image ; RTD com. 2016. 326, obs. B. Bouloc image).

Ce que ne dit pas l’arrêt, c’est comment déterminer l’étendue du dommage réparable. À défaut de motivation enrichie, on doit sans doute comprendre que la Cour de cassation considère que la réponse doit être laissée à l’appréciation des juges du fond (V. par ex., Civ. 1re, 3 juin 1998, n° 95-16.887, D. 1998. 160 image ; RTD com. 1999. 494, obs. B. Bouloc image cité in M. Bacache, préc.). La Cour de cassation ne faisant, elle, que contrôler le caractère prévisible du dommage. L’arrêt ayant été cassé sur ce point, il reviendra à la juridiction de renvoi de statuer de nouveau sur le montant du dommage prévisible. La cour d’appel devra donc analyser in abstracto les dommages qui étaient prévus lors de la formation du contrat en se référant à une personne raisonnable placée dans les mêmes conditions. Or, on sait que les juridictions de fond prennent parfois des libertés pour apprécier le montant du dommage prévisible. À propos de l’arrêt Société des comédiens français (Civ. 1re, 4 févr. 1969, Bull. civ. I, n° 60 ; D 1969. 601, note J. Mazeaud ; RTD civ. 1969. 708, obs. G. Durry ; 22 oct. 1975, n° 74-13.217 P), un auteur (Z. Jacquemin, Payer, réparer, punir. Étude des fonctions de la responsabilité contractuelle en droit français, allemand et anglais, thèse Paris II, p. 383) fait remarquer que le juge n’hésite pas à s’affranchir des limites de l’article 1151 afin d’accorder à la victime des dommages et intérêts supérieurs à la valeur du préjudice subi.

Il faut aussi remarquer, relativement à cet arrêt du 11 mars 2020, que les juges du fond ont condamné deux sociétés in solidum (pour l’application de l’obligation in solidum en matière contractuelle, v. O. Deshayes, La responsabilité contractuelle in solidum, RDC 2016, n° 1, p. 21), mais en prenant bien le soin de mentionner qu’au stade de la contribution à la dette, seule l’une d’entre elles aura la charge finale de la réparation. Cela permet à la victime de s’adresser indifféremment à l’une des deux sociétés à charge pour celles-ci de se débrouiller entre elles ensuite. Sans reconnaître l’existence d’une faute lourde ou intentionnelle, les juges du fond ont toutefois considéré que c’était la société E qui était à l’origine des multiples désordres causés par les générateurs. Ce sera donc à elle d’assumer la charge finale de la dette.

Il faut préciser qu’une telle condamnation est facilitée par l’existence d’un groupe de contrat, ici en l’espèce, une chaîne homogène et translative de propriété. L’indivisibilité de l’ensemble contractuel ne posait pas de difficultés car tous les contrats qui ont été formés l’ont été pour satisfaire la société victime qui demandait des groupes électrogènes. La Cour de cassation le précise d’ailleurs dans l’arrêt : « Ces groupes électrogènes ont fait l’objet de ventes successivement intervenues entre, d’abord, les sociétés […] et la société […], ensuite, entre cette dernière et la société […], puis entre celle-ci et la société […], enfin, entre cette société et la société […] qui a installé ces matériels sur le navire ». Soit dit en passant, si la société E peut invoquer l’article 1150, la société B devrait aussi pouvoir le faire. Même si elle se verra décharger de la dette au stade de la contribution, elle est tout de même condamnée à payer la somme en question ce qui devrait poser aussi la question du montant des dommages « prévus ou qu’on a pu prévoir ».

C’est par la reconnaissance de cette connexité que la société victime, qui n’a pas contracté avec les autres sociétés, peut tout de même invoquer leur responsabilité contractuelle et faire exception à l’effet relatif des conventions. La jurisprudence (Cass., ass. plén., 7 févr. 1986, nos 83-14.631 et 84-15.189, D. 1986. 293, note Bénabent ; JCP 1986. II. 20616, note Malinvaud ; Gaz. Pal. 1986. II. 543, note Berly ; RDI 1986. 210, obs. P. Malinvaud et B. Boubli ; RTD civ. 1986. 594, obs. J. Mestre; ibid. 605, obs. P. Rémy ; Civ. 1re, 27 janv. 1993, n° 90-19.777, Bull. civ. I, n° 44 ; D. 1994. 238 image, obs. O. Tournafond image ; RTD civ. 1993. 592, obs. P. Jourdain image ; RTD com. 1993. 708, obs. B. Bouloc image ; Com. 2 mars 1999, n° 96-12.071, NP, RJDA 1999, n° 519.) admet en effet que l’action contractuelle est transmise en tant qu’accessoire de la chose conformément à l’article 1615 du code civil qui dispose que : « L’obligation de délivrer la chose comprend ses accessoires et tout ce qui a été destiné à son usage perpétuel ».

Quelques mois après l’arrêt de l’assemblée plénière (Cass., ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963, D. 2020. 416, et les obs. image, note J.-S. Borghetti image ; ibid. 353, obs. M. Mekki image ; ibid. 394, point de vue M. Bacache image ; AJ contrat 2020. 80 image, obs. M. Latina image ; RTD civ. 2020. 96, obs. H. Barbier image) qui réaffirme l’identité des fautes contractuelles et délictuelles et donc la solution du 6 octobre 2006 (Cass., ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255, D. 2006. 2825, obs. I. Gallmeister image, note G. Viney image ; ibid. 2007. 1827, obs. L. Rozès image ; ibid. 2897, obs. P. Brun et P. Jourdain image ; ibid. 2966, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson image ; AJDI 2007. 295 image, obs. N. Damas image ; RDI 2006. 504, obs. P. Malinvaud image ; RTD civ. 2007. 61, obs. P. Deumier image ; ibid. 115, obs. J. Mestre et B. Fages image ; ibid. 123, obs. P. Jourdain image), la Cour de cassation en sa chambre commerciale, nous rappelle que si c’est le fondement contractuel que la victime a choisi d’actionner, il est normal qu’elle se voie opposer les limites légales tenant à ce régime. Point de réparation intégrale, le principe connaît l’exception incarnée dans la prévisibilité du dommage.

C’est une des solutions qu’il est possible d’adopter – appliquer la responsabilité contractuelle aux tiers même en dehors d’un groupe de contrat – si l’on veut éviter l’inégalité qui existe actuellement entre le tiers qui peut invoquer un manquement contractuel sur le fondement de la responsabilité délictuelle sans se voir opposer les clauses du contrat ou la limite légale et le co-contractant qui invoque le même manquement, mais à qui l’on impose les limites susmentionnées.

Retour sur l’ordonnance « délais » du 25 mars 2020 et les modifications apportées par l’ordonnance du 15 avril 2020

Une telle situation est susceptible de constituer un cas de force majeure au sens de l’article 1218 du code civil, lequel permet d’échapper aux sanctions de l’inexécution, un changement de circonstances ouvrant le jeu de la révision pour imprévision (art. 1195) ou encore une impossibilité d’agir au sens de l’article 2234, laquelle a pour effet de suspendre le délai de prescription. Toutefois, la vérification de la réunion des conditions d’application de ces textes ne peut se faire qu’au cas par cas, en fonction de chaque situation, de chaque obligation2.

L’ordonnance n° 2020-306, et plus précisément son titre I qui sera seul évoqué ici3, vise à apporter de la sécurité juridique en organisant la prorogation de certains délais et la paralysie de certaines clauses ou mesures. Elle évite la discussion et pose une solution générale pour les situations qu’elle régit.

Il peut naturellement en résulter un effet d’aubaine pour certains. Par exemple, le paiement tardif de son loyer par un salarié en bonne santé, connecté à internet, qui poursuit son activité en télétravail et continue à percevoir l’intégralité de son salaire, n’a rien à voir avec l’épidémie de covid-19 ; pourtant, en vertu de l’article 4 de l’ordonnance, il pourra échapper à certaines sanctions contractuelles. Mais précisément, tout le monde n’est pas dans cette situation. Cet effet d’aubaine éventuel pour certains est le prix de la sécurité de tous.

L’ordonnance est, par définition, un texte d’exception, qui déroge aux règles habituelles en raison des circonstances. Elle n’a pas vocation à appréhender l’ensemble des difficultés suscitées par la crise sanitaire ; les règles de droit commun précédemment mentionnées conservent donc pleine vocation à s’appliquer, au cas par cas, à ces difficultés.

Si l’ordonnance entend donc être source de prévisibilité et de sécurité, force est de reconnaître qu’elle a également suscité certaines difficultés d’interprétation et d’application. De plus, elle a pu apparaître comme insuffisante face à certaines problématiques4. Le gouvernement a donc remis l’ouvrage sur le métier et a adopté le 15 avril 2020 un nouveau texte modifiant l’ordonnance « délais », notamment son titre I. Il semble donc utile de revenir à la fois sur les difficultés suscitées par l’ordonnance « délais » et par les modifications réalisées par le nouveau texte.

Délimitation temporelle des délais et actes concernés

Rappelons tout d’abord que, au titre de l’article 1er de l’ordonnance, sont seuls concernés les délais échus ou les actes devant être accomplis « entre le 12 mars 2020 et l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire », soit en l’état actuel des choses le 24 juin ; c’est, pour reprendre les termes de la circulaire, la « période juridiquement protégée ».

L’article 4 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 a en effet déclaré l’état d’urgence sanitaire pour une durée de deux mois ; en vertu de son article 22, la loi est entrée en vigueur immédiatement, c’est-à-dire dès sa publication au Journal officiel, soit le 24 mars. L’état d’urgence sanitaire a donc vocation à prendre fin le 24 mai. Il est toutefois possible que cette date soit modifiée, dans un sens ou dans l’autre, selon l’évolution de l’épidémie, ce qui par répercussion affectera la fin de la période juridiquement protégée5. Si la situation s’améliore, un décret en conseil des ministres peut mettre fin à l’état d’urgence sanitaire avant l’expiration du délai fixé par la loi ; si la situation ne s’améliore pas, la loi peut proroger l’état d’urgence sanitaire.

Ne sont donc concernés par l’ordonnance ni les délais échus avant le 12 mars, ni pour le moment ceux échus après le 24 juin. Cette dernière limite peut sembler rigoureuse pour celui dont le délai pour agir expire peu après cette date, par exemple le 25 juin, car il a été privé en raison de l’épidémie d’une partie de son délai. La critique, indiscutable, peut toutefois être doublement relativisée. D’une part, le droit commun ne reprend son empire qu’un mois après la fin de l’état d’urgence ; ce mois supplémentaire pourra donc être utilement mis à profit par chacun pour accomplir les actes requis. D’autre part, il aurait fallu pour remédier à cette critique prévoir une suspension générale de l’ensemble des délais pendant la période d’urgence sanitaire, quelle que soit leur date d’échéance, ce qui aurait été susceptible d’avoir des effets pervers encore plus importants6.

L’article 2 de l’ordonnance « délais »

Le mécanisme mis en place par l’article 2

Il convient de partir de la lettre du texte : l’acte qui aurait dû être accompli pendant la période juridiquement protégée « sera réputé avoir été fait à temps s’il a été effectué dans un délai qui ne peut excéder, à compter de la fin de cette période, le délai légalement imparti pour agir, dans la limite de deux mois ». Il ne s’agit donc ni d’une interruption ni d’une suspension des délais, mais d’un mécanisme sui generis de prorogation de ces délais. La circulaire indique ainsi qu’il n’en résulte pas une « suppression de l’obligation de réaliser tous les actes ou formalités dont le terme échoit dans la période visée. L’effet de l’article 2 de l’ordonnance est d’interdire que l’acte intervenu dans le nouveau délai imparti puisse être regardé comme tardif ». Comme l’a souligné un auteur, il y a là une forme de « fiction juridique en présumant valablement fait à temps ce qui ne l’a pas été »7.

Ainsi, par exemple :

si le délai de cinq ans de prescription d’une créance (C. civ., art. 2224) arrive à expiration pendant la période juridiquement protégée, le créancier pourra encore l’interrompre jusqu’au 24 août ; si le délai d’un mois pour interjeter appel (C. pr. civ., art. 538) expire pendant la période juridiquement protégée, le créancier pourra valablement former son recours jusqu’au 24 juillet ; si le délai de quinze jours d’inscription d’un nantissement d’outillage (C. com., art. L. 525-3) expire pendant la période juridiquement protégée, le créancier pourra valablement l’inscrire jusqu’au 9 juillet.

La formule utilisée par l’article 2 de l’ordonnance est inspirée de celle qui figure à l’article 1er de la loi n° 68-696 du 31 juillet 1968, intervenue à la suite des événements de mai 68 : « toute acte, formalité, inscription ou publication prescrit à peine de déchéance, nullité, forclusion ou inopposabilité, qui aurait dû être accompli entre le 10 mai 1968 et le 1er juillet 1968 sera réputé valable s’il a été effectué au plus tard le 15 septembre 1968 ». La spécificité de cette loi est qu’elle est intervenue ex post : elle s’est donc contentée de permettre aux personnes d’agir valablement malgré l’expiration du délai qui les avait d’ores et déjà touchées. L’ordonnance reprend cette logique, mais en intervenant ex ante dans un souci de sécurité juridique. Autrement dit, l’article 2 de l’ordonnance, bien qu’intervenu ex ante, n’a pas entendu donner à la prorogation des délais plus d’effets qu’il n’en aurait produit s’il était intervenu ex post. L’objectif de ce mécanisme sui generis, qui réserve le bénéfice du report à celui qui doit agir, semble être d’éviter une paralysie de l’activité, ce que deux exemples permettent de comprendre.

Premier exemple : supposons qu’un acte de saisie d’un compte bancaire soit signifié à un établissement de crédit le 1er mars 2020 puis dénoncé au débiteur le 5. Le débiteur dispose d’un délai d’un mois à compter de cette dénonciation pour contester la saisie en vertu de l’article L. 211-4 du code des procédures civiles d’exécution ; à défaut, le tiers saisi procède au paiement. Le délai de contestation expire en l’espèce pendant la période juridiquement protégée. Si les délais avaient été purement et simplement suspendus8, l’huissier aurait dû attendre la fin de de cette période augmentée d’un mois pour se faire remettre les fonds. Le mécanisme sui generis prévu permet à l’huissier de réclamer leur versement dès l’expiration du délai initial d’un mois. Toutefois, le débiteur conserve la faculté de contester la saisie devant le juge de l’exécution s’il respecte le nouveau délai accordé par l’article 2 de l’ordonnance ; si le juge fait droit à sa contestation, il annulera la saisie et ordonnera la restitution des fonds.

Second exemple : supposons que la vente d’un fonds de commerce ait été publiée le 10 mars. En vertu de l’article L. 141-14 du code de commerce, les créanciers du cédant disposent d’un délai de dix jours pour former opposition à cette vente, ce qui interdit à l’acquéreur (concrètement au séquestre à qui les fonds ont été remis) de verser le prix au vendeur. Ce délai entre indiscutablement dans le champ de l’ordonnance et bénéficie de la prorogation. S’il avait été suspendu, l’acquéreur aurait dû attendre la fin de la période juridiquement protégée augmentée de dix jours pour remettre le prix. Avec le mécanisme sui generis mis en place, il peut verser les fonds dès que le délai initial de dix jours est écoulé ; toutefois, les créanciers pourront valablement former opposition dans le délai prolongé.

L’avantage de ce mécanisme est clair : il permet de ne pas paralyser l’activité. Ainsi, les saisies de comptes bancaires ou les ventes de commerce pourront continuer à se dérouler malgré l’état d’urgence sanitaire. Son inconvénient est tout aussi net : dans les cas tels que ceux qui ont été évoqués, il prive largement les personnes concernées de l’effet utile de la prorogation du délai. Dans le cas de la saisie-attribution, l’article L. 211-4 du code des procédures civiles d’exécution permet de toute manière au débiteur qui n’aurait pas contesté dans le délai d’« agir à ses frais en répétition de l’indu devant le juge du fond compétent ». Dans le cas de la vente d’un fonds de commerce, le seul intérêt de l’opposition est de bloquer le paiement du prix afin de pouvoir être désintéressé sur celui-ci ; l’article 2 permettra au créancier de former valablement opposition après l’expiration du délai, mais celle-ci ne lui servira pas à grand-chose. Le résultat est donc paradoxal et les parties doivent faire preuve de la plus extrême vigilance ; dans ce type de situations, si elles ont la possibilité d’agir dans le délai initial, elles ont tout intérêt à le faire.

On peut penser que le pari fait par les rédacteurs de l’ordonnance est que le gain collectif résultant de la poursuite de l’activité sera supérieur aux difficultés qui résulteront de ces contestations, lesquelles ont vocation à rester statistiquement marginales.

Les actes devant être accomplis avant une date fixe

L’article 2 pose une difficulté pour les actes devant être accomplis avant une date fixe. Par exemple l’article L. 313-22 du code monétaire et financier impose au créancier d’informer la caution de l’évolution de la dette principale avant le 31 mars de chaque année. On pourrait de la même manière évoquer toutes les hypothèses, en droit de la nationalité, dans lesquelles un acte doit être effectué par la personne avant qu’elle n’atteigne un certain âge.

Le problème vient de la fin de l’article 2 qui explicite ses effets : l’acte peut être valablement accompli dans un nouveau délai « qui ne peut excéder […] le délai légalement imparti pour agir, dans la limite de deux mois ». Or dans une telle situation, il n’y a pas véritablement de « délai » imparti pour agir : il y a seulement une date limite.

Il ne faut cependant pas s’arrêter à cet obstacle textuel. Le début de l’article 2, qui énonce ses conditions, est en effet parfaitement adapté à ces situations : nous sommes bien en présence d’un « acte… prescrit par la loi ou le règlement… et qui aurait dû être accompli pendant la période mentionnée à l’article 1er ». De plus, la finalité du texte joue à plein dans une telle hypothèse, l’état d’urgence sanitaire rendant l’envoi des informations ou l’accomplissement de l’acte à la date prévue extrêmement complexe sinon impossible. Le plus convaincant dans une telle hypothèse est de retenir le délai de deux mois prévu à défaut par le texte. La banque pourra ainsi envoyer l’information à la caution jusqu’au 24 août. Telle est d’ailleurs la solution expressément retenue par la circulaire à propos de l’article L. 313-22 du code monétaire et financier.

Les délais de réflexion et de rétractation

Comme cela a déjà été souligné par plusieurs commentateurs9, les délais de réflexion tels ceux prévus par l’article L. 313-34 du code de la consommation ou le quatrième alinéa de l’article L. 271-1 du code de la construction et de l’habitation, ne sauraient être inclus dans le champ de l’article 2 de l’ordonnance.

La lettre du texte s’y oppose qui vise un acte « qui aurait dû être accompli pendant la période mentionnée à l’article 1er », quand le mécanisme du délai de réflexion est exactement inverse : il interdit la réalisation d’un acte (l’acceptation d’une offre) pendant une certaine période. De même, l’effet de l’article 2, qui est de permettre d’effectuer valablement l’acte par la suite, n’a pas de sens pour un délai de réflexion. L’esprit du texte s’y oppose également : sa finalité est de donner un délai supplémentaire à ceux qui n’ont pas pu agir, ce qui ne se retrouve pas en présence d’un délai de réflexion. Le confinement peut même apparaître comme particulièrement propice à la réflexion !

S’agissant des délais de rétractation, un consensus10 existe pour reconnaître que les délais de rétractation ne rentrent pas dans le champ de l’article 5 de l’ordonnance11. En effet, même si l’analyse du droit de rétractation est controversée, il est admis que son exercice n’a pas pour effet de « résilier » le contrat. En revanche, l’incertitude est forte quant au point de savoir si ces délais relèvent de l’article 212. La difficulté procède de la formulation particulièrement large de ce texte, qui ne se contente pas de viser les délais prescrits à peine de nullité, caducité, forclusion, etc., mais également à peine de « sanction » de manière générale, ce qui est très accueillant. Deux lectures sont ainsi envisageables13.

Au regard de la lettre du texte, on peut considérer que la rétractation est bien un acte ou une déclaration prescrit par la loi à peine de sanction, à savoir la perte de ce droit de rétractation. On peut estimer à l’inverse qu’il n’y a pas de véritable sanction dans la mesure où la conséquence de l’expiration du délai de rétractation est le fait que la partie est liée par le contrat, c’est-à-dire exactement ce qu’elle a voulu en consentant.

La question est également délicate en opportunité. En faveur de l’inclusion des délais de rétractation dans le champ de l’article 2, on peut mettre en avant la véritable difficulté qui existe aujourd’hui pour leur exercice, en particulier lorsqu’une lettre recommandée avec accusé de réception est imposée par les textes14. En sens inverse, la prorogation de ces délais risque d’avoir de graves conséquences économiques en empêchant la conclusion de nombreux contrats : on songe naturellement aux ventes immobilières, mais également à l’assurance-vie.

Au regard de la possibilité de soutenir les deux analyses d’une part, et de l’importance des enjeux d’autre part, une prise de position officielle sur cette question semblait nécessaire. L’ordonnance modificative complète en ce sens l’article 2 de l’ordonnance délais : « Le présent article n’est pas applicable aux délais de réflexion, de rétractation ou de renonciation prévus par la loi ou le règlement, ni aux délais prévus pour le remboursement de sommes d’argent en cas d’exercice de ces droits ». La référence aux délais de renonciation peut sembler mystérieuse aux civilistes, l’article 1122 du code civil ne connaissant que les délais de réflexion et de rétractation ; elle semble toutefois s’expliquer par le fait que le droit des assurances utilise l’expression de « délai de renonciation » plutôt que celle de délai de rétractation, même si le mécanisme est identique (v. par ex., C. assur., art. L. 112-2-1).

L’ordonnance précise expressément que cette modification « a un caractère interprétatif ». Cette affirmation emporte la conviction15 : en effet, pour reprendre la définition qui en a été donnée par la jurisprudence, cette disposition « se borne à reconnaître, sans rien innover, un état de droit préexistant qu’une définition imparfaite a rendu susceptible de controverse »16. Face à une question débattue, elle indique la manière dont le texte doit, depuis le début, être lu. Il en résulte que cette disposition a un caractère naturellement rétroactif.

Les droits de préemption privés

La doctrine a de nouveau fait part de ses hésitations en la matière. Pour justifier la possible exclusion de ces délais, un auteur écrit ainsi que « le délai laissé au bénéficiaire pour prendre parti sur l’offre qui lui est faite n’est pas, à proprement parler, sanctionné par la perte d’un droit. Le fait pour le locataire de rester taisant pendant le délai légal est une manière pour le locataire d’exercer l’option qui lui est ouverte d’acheter ou de ne pas acheter le bien (en l’occurrence, de ne pas l’acheter) »17. L’argument ne nous convainc pas car il va trop loin. Il pourrait ainsi par exemple s’appliquer exactement de la même manière à l’exercice d’une voie de recours : en restant inactif pendant le délai prescrit, on peut estimer que la partie acquiesce à la décision qui a été rendue. Or le délai correspondant entre indiscutablement dans le champ de l’article 2. Le silence est par essence ambigu.

L’exercice du droit de préemption est bien un acte ou une déclaration prescrit par la loi dans un certain délai à peine de sanction, à savoir la perte de ce droit. Autant l’existence d’une sanction est discutable pour le droit de rétractation, autant elle est ici nette : le locataire qui n’a pas exercé son droit de préemption à l’expiration du délai perd la faculté de se substituer à l’acquéreur. La lettre du texte nous semble donc favorable à l’inclusion des délais de préemption18.

Il est vrai que, en opportunité, cette solution crée un risque de blocage des transactions immobilières. Elle se justifie toutefois par la difficulté réelle pour le titulaire du droit de préemption de l’exercer, en raison du confinement et des perturbations affectant le courrier postal. De surcroît, il reste possible d’obtenir une renonciation expresse de sa part, ce qui permet de réaliser malgré tout la vente.

Les délais contractuels

Les textes excluent de manière explicite les délais prévus par le contrat. L’article 2 de l’ordonnance vise ainsi les actes « prescrit[s] par la loi ou le règlement » et les délais « légalement imparti[s] pour agir ». Selon la circulaire, « il en résulte que les délais prévus contractuellement ne sont pas concernés » ; ainsi, par exemple, le délai fixé dans une promesse unilatérale de vente pour la levée de l’option ne bénéficie pas de la prorogation, non plus que le délai pour la réitération d’une promesse synallagmatique.

Cette exclusion peut paraître excessivement sévère pour l’une ou l’autre des parties, voire les deux. Toutefois, une suspension générale des délais contractuels aurait eu des effets incontrôlables au regard de la diversité des situations contractuelles ; une mesure éventuellement pertinente pour une catégorie spécifique de contrats ne l’aurait pas été pour d’autres. Il appartient ici aux parties de résoudre la difficulté, par exemple en prorogeant elles-mêmes ces délais.

La condition suspensive d’obtention d’un prêt (C. consom., art. L. 313-41)

Cette condition pose difficulté car elle figure certes dans le contrat, mais trouve son origine dans la loi : l’article L. 313-41 du code de la consommation prévoit en effet que, lorsque l’achat d’un immeuble d’habitation par un consommateur est financé par un crédit, il « est conclu sous la condition suspensive de l’obtention du ou des prêts qui en assument le financement ». Le texte ajoute que « La durée de validité de cette condition suspensive ne peut être inférieure à un mois ».

La doctrine estime que ce délai entre dans le champ de l’article 2 de l’ordonnance19. On peut en effet y voir un acte (l’obtention d’un prêt) prescrit par la loi à peine de sanction (la promesse est réputée n’avoir jamais existé) et qui aurait dû être accompli dans un certain délai. Les auteurs soulignent cependant une difficulté de mise en œuvre du texte lorsque, comme c’est fréquent, les parties ont allongé le délai prévu par la loi à 45 ou 60 jours.

Toutefois, l’inclusion de cette condition dans le champ de l’article 2 n’emporte pas la conviction20. En effet, la loi ne prescrit pas l’obtention d’un prêt ; elle prévoit seulement que, lorsque la vente est financée par un prêt, celui-ci doit être une condition suspensive du contrat, avec un délai minimal de réalisation. D’ailleurs, l’anéantissement de la vente n’est pas une sanction de l’acquéreur qui n’obtient pas le prêt mais à l’inverse une mesure de protection de celui-ci : elle lui permet de se libérer d’un contrat qu’il ne pourrait exécuter et ainsi de récupérer l’indemnité d’immobilisation.
Rappelons par ailleurs qu’en toute hypothèse le délai de la promesse elle-même n’est pas prolongé.

Les paiements de dettes contractuelles

Le principe

Le premier alinéa de l’article 2 ne vise, on l’a dit, que les délais légaux et réglementaires ; par conséquent, les délais prévus dans les contrats pour le paiement des obligations ne sont pas prorogés. L’alinéa 2 va dans le même sens : il proroge « tout paiement prescrit par la loi ou le règlement en vue de l’acquisition ou de la conservation d’un droit » ce qui signifie a contrario que les paiements prévus par le contrat ne le sont pas. Le rapport au Président de la République est limpide : « Le paiement des obligations contractuelles doit toujours avoir lieu à la date prévue par le contrat »21.

Les auteurs de l’ordonnance n’ont cependant pas abandonné les débiteurs à leur sort : pour tenir compte, de manière générale, des difficultés d’exécution suscitées par l’épidémie de covid-19, l’article 4 paralyse en effet le jeu des astreintes et de certaines clauses contractuelles (clauses résolutoires, clauses pénales et clauses de déchéance) venant sanctionner l’inexécution du débiteur. Ces sanctions sont trop rigoureuses pour être admises en cette période de crise. Cette règle appelle deux précisions essentielles successives.

D’abord, la paralysie de ces clauses ne remet pas en cause le fait que le débiteur qui ne s’exécuterait pas à la date prévue commet une inexécution, le délai prévu par le contrat n’ayant pas été prorogé. Le débiteur s’expose donc aux sanctions légales de l’inexécution. Le créancier peut ainsi agir en paiement de sa créance et, s’il dispose d’un titre exécutoire, intenter des saisies. Il peut également réclamer les intérêts légaux de retard. Il peut encore prononcer la résolution unilatérale du contrat ou solliciter sa résolution judiciaire, mais il devra à cet égard faire attention à la condition d’inexécution « suffisamment grave », l’épidémie pouvant conduire à relativiser la gravité du comportement du débiteur.

Ensuite, le débiteur peut échapper à ces sanctions légales s’il parvient à prouver que les conditions de la force majeure sont réunies. Le droit commun prend ici le relais de l’ordonnance ; mais l’appréciation se fera nécessairement au cas par cas.

Au-delà de ce principe, le mécanisme mis en place par l’article 4 mérite d’être précisé, d’autant plus qu’il a été complexifié par l’ordonnance modificative.

Les alinéas 1 et 2 de l’article 4

Les deux premiers alinéas de l’article 4 sont relatifs aux astreintes, clauses pénales, résolutoires et de déchéance qui doivent prendre effet durant la période juridiquement protégée. Celles-ci sont paralysées. La difficulté est de savoir à quel moment elles sont susceptibles de produire leurs effets, si le débiteur ne s’exécute toujours pas.

Dans la version initiale de l’ordonnance délais, un mécanisme « forfaitaire » était prévu : les astreintes et clauses produisaient leurs effets un mois après la fin de la période juridiquement protégée, soit le 24 juillet, si le débiteur ne s’était toujours pas exécuté. Un nouveau délai tampon d’un mois était ainsi laissé afin de tenir compte des difficultés de redémarrage de l’activité.

L’ordonnance modificative l’a remplacé par un mécanisme glissant plus subtil : la prise d’effet « est reportée d’une durée, calculée après la fin de cette période [la période juridiquement protégée], égale au temps écoulé entre, d’une part, le 12 mars 2020 ou, si elle est plus tardive, la date à laquelle l’obligation est née et, d’autre part, la date à laquelle elle aurait dû être exécutée ». Ce mécanisme rappelle celui de la suspension de la prescription. Prenons quelques exemples :

supposons un contrat conclu le 1er février 2020 et une clause pénale devant, en cas d’inexécution, produire son effet le 30 mars, soit dix-huit jours après le début de la période juridiquement protégée. Elle produira finalement son effet dix-huit jours après la fin de cette période juridiquement protégée, soit en l’état actuel des choses le 12 juillet si le débiteur ne s’est toujours pas exécuté à cette date ; supposons qu’un juge ait, le 1er février 2020, prononcé une astreinte devant commencer à prendre effet le 30 avril 2020, soit un mois et dix-huit jours après le début de la période juridiquement protégée. Elle produira finalement effet un mois et dix-huit jours après la fin de la période juridiquement protégée, soit le 12 août ; supposons un contrat conclu le 20 mars et une clause résolutoire devant, en cas d’inexécution, produire son effet le 15 mai. La date à laquelle l’obligation est née étant postérieure au 12 mars, c’est elle qu’il faut prendre en compte pour calculer la durée du report, laquelle sera ainsi d’un mois et vingt-cinq jours (délai entre le 20 mars et le 15 mai). La clause pourra donc produire effet un mois et vingt-cinq jours après la fin de la période juridiquement protégée, soit le 18 août.

Le nouveau mécanisme est ainsi, selon les hypothèses, plus ou moins favorable au débiteur que l’ancien .

Faire bénéficier du mécanisme de l’article 4 les contrats conclus après le 12 mars est contestable dans la mesure où l’épidémie faisait déjà rage lorsque les consentements se sont rencontrés ; par conséquent, les parties ont dû raisonnablement anticiper les difficultés d’exécution qui en résulteraient. On peut toutefois justifier ce choix par le fait que nombre de contrats sont d’adhésion et que la faculté de négocier les clauses pénales peut se révéler illusoire. En toute hypothèse, les parties peuvent naturellement écarter le mécanisme de l’article 4, ce que reconnaît expressément le rapport au Président de la République qui accompagne l’ordonnance modificative.

L’alinéa 3 de l’article 4

Le nouvel alinéa 3, issu de l’ordonnance modificative, concerne les astreintes et clauses qui doivent produire effet après la fin de la période juridiquement protégée. Celles-ci n’étaient pas traitées dans la version initiale de l’ordonnance, ce qui a été critiqué par certains opérateurs économiques qui estimaient que les délais ne pouvaient pas être tenus en raison de l’épidémie. On pense par exemple à une construction devant être achevée après le 24 juin ; les chantiers étant à l’arrêt depuis plusieurs semaines, le retard s’est accumulé et ne pourra être rattrapé.

Sont toutefois laissées de côté les obligations de sommes d’argent. Le rapport au président de la République s’en explique : « l’incidence des mesures résultant de l’état d’urgence sanitaire sur la possibilité d’exécution des obligations de somme d’argent n’est qu’indirecte et, passé la période juridiquement protégée, les difficultés financières des débiteurs ont vocation à être prises en compte par les règles de droit commun (délais de grâce, procédure collective, surendettement) ».

L’ordonnance modificative organise donc, pour ces astreintes et clauses sanctionnant l’inexécution d’une obligation autre que de sommes d’argent, un mécanisme de report similaire à celui prévu aux alinéas précédents : leur prise d’effet « est reportée d’une durée égale au temps écoulé entre, d’une part, le 12 mars 2020 ou, si elle est plus tardive, la date à laquelle l’obligation est née et, d’autre part, la fin de cette période ». Prenons de nouveau deux exemples :

supposons un contrat conclu le 1er février 2020 et une clause pénale devant produire son effet en cas d’inexécution le 1er juillet 2020 ; cette clause ne pourra produire son effet que trois mois et douze jours plus tard (durée de la période juridiquement protégée), soit le 13 octobre ; supposons un contrat conclu le 1er avril 2020 et une clause résolutoire devant produire son effet en cas d’inexécution le 1er août 2020 ; le report est d’une durée égale au temps écoulé entre le 1er avril (date de naissance de l’obligation) et le 24 juin (fin de la période juridiquement protégée), soit deux mois et vingt-trois jours ; la clause ne pourra donc produire son effet que le 24 octobre.

L’alinéa 4 de l’article 4

Cet alinéa, qui n’est pas modifié, est relatif aux astreintes et clauses pénales qui avaient déjà commencé à produire effet avant le 12 mars. Elles sont suspendues durant la période juridiquement protégée et reprennent leurs effets dès la fin de celle-ci. La solution est donc plus sévère que pour les alinéas précédents mais on le comprend aisément : il y a dans ce cas une inexécution antérieure à la crise et donc indépendante de celle-ci.

 

Antoine Gouëzel, Professeur à l’université de Rennes 1. Chargé de mission au bureau du droit des obligations. Direction des affaires civiles et du Sceau.

 

1. Les propos développés dans cet article reflètent les opinions personnelles de son auteur et n’engagent que lui.
2. Sur l’ensemble de ces questions, v. spéc. J. Heinich, L’incidence de l’épidémie de coronavirus sur les contrats d’affaires : de la force majeure à l’imprévision, D. 2020. 611 image.
3. Signalons ici que le II de l’art. 1er de l’ordonnance exclut un certain nombre de délais de son champ, notamment les obligations financières et garanties y afférentes (4°) ainsi que les délais et mesures ayant fait l’objet d’autres adaptations particulières par la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 ou en application de celle-ci (5°). Signalons par ailleurs que, pour tout ce qui touche aux relations avec l’administration, le titre II de l’ordonnance prévoit de multiples dérogations.
4. V. not., G. Casu et S. Bonnet, Les défis de la construction face au coronavirus : analyse critique de l’ordonnance no 2020-306 du 25 mars 2020, Le Droit en débats, 2 avr. 2020.
5. Le rapport au président de la République accompagnant l’ordonnance modificative laisse d’ailleurs entendre qu’une modification de la période juridiquement protégée est envisagée en fonction de la manière dont la sortie de crise se déroulera.
6. L’ordonnance modification a cependant complété l’art. 4 pour les astreintes, clauses pénales, résolutoires et de déchéance devant prendre effet après cette date (v. infra).
7. S. Amrani-Mekki, Le club des juristes, 30 mars 2020. V. aussi, C. Auché et N. De Andrade, Coronavirus : impact sur les délais pour agir et les délais d’exécution forcée en matière civile, Dalloz actualité, 30 mars 2020.
8. Tel est d’ailleurs le cas en matière de saisie immobilière en vertu de l’art. 2, II, 3°, de l’ord. n° 2020-304 portant adaptation des règles applicables aux juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale et aux contrats de syndic de copropriété : les délais sont suspendus si bien que toutes les procédures sont paralysées.
9. M. Mekki, Ordonnance du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus. Quel kit de premiers secours pour les rédacteurs d’actes ?, JCP N 2020. 1079, n° 19 ; C. Gijsbers, Ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais : quelles incidences sur la pratique notariale ?, Flash Cridon, 30 mars 2020 ; C. Grimaldi, Ordonnances du 25 mars 2020 relatives au covid-19 et droit des contrats immobiliers : des questions subsistent, Defrénois 2 avr. 2020, p. 17 ; O. Deshayes, La prorogation des délais en période de Covid-19 : quels effets sur les contrats ?, D. 2020, à paraître.
10. V. en ce sens, M. Mekki, art. préc., n° 31 ; C. Gijsbers, art préc. V. par ailleurs sur l’article 5, N. Damas, Comment délivrer congé en période d’urgence sanitaire ?, Dalloz actualité, 2 avr. 2020.
11. Art. 5 : « Lorsqu’une convention ne peut être résiliée que durant une période déterminée ou qu’elle est renouvelée en l’absence de dénonciation dans un délai déterminé, cette période ou ce délai sont prolongés s’ils expirent durant la période définie au I de l’art. 1er, de deux mois après la fin de cette période ».
12. V., C. Gijsbers, art. préc., qui évoque ces délais au titre des « cas douteux », ou C. Grimaldi, art. préc. En revanche, M. Mekki, art. préc., n° 14, admet sans hésitation que le délai de rétractation relève de l’article 2, tout comme J.-P. Borel, Coronavirus : conséquences pour le notariat et les contrats en cours, Dalloz actualité, 7 avr. 2020 ou O. Deshayes, art. préc.
13. V. les développements de C. Gijsbers sur ce point, art. préc.
14. Tel est le cas en particulier pour le droit de rétractation de l’art. L. 271-1 CCH.
15. À l’exception de l’exclusion des « délais prévus pour le remboursement de sommes d’argent en cas d’exercice » du droit de rétractation, dont on voit mal pour quelle raison ils pouvaient ne pas être inclus dans le champ initial de l’art. 2.
16. Civ. 2e, 20 févr. 1963, Bull. civ. II, n° 174.
17. C. Gijsbers, art. préc.
18. V. dans le même sens et sans hésitation, M. Mekki, art. préc., JCP N 2020. 1079, n° 14.
19. V. en ce sens, M. Mekki, art. préc., n° 19 ; C. Gijsbers, art. préc. ; J.-P. Borel, art. préc. Rappr. C. Grimaldi, art. préc.
20. V. dans le même sens, O. Deshayes, art. préc.
21. Sous réserve des dispositions dérogatoires prévues par d’autres textes, v. en particulier l’ord. n° 2020-316 du 25 mars 2020 relative au paiement des loyers, des factures d’eau, de gaz et d’électricité afférents aux locaux professionnels des entreprises dont l’activité est affectée par la propagation de l’épidémie de covid-19.
22. C’est moins favorable lorsque la clause devait prendre effet au début de la période juridiquement protégée, et plus favorable lorsque la clause devait prendre effet à la fin.
23. Sous l’empire de l’ordonnance initiale, l’inclusion de ces contrats dans le mécanisme de l’article 4 était discutable (v. O. Deshayes, art. préc.) ; la référence opérée par l’ordonnance modificative à la date de naissance de l’obligation, si elle est postérieure au 12 mars 2020, lève tout doute.

Coronavirus : rentrée chamboulée à l’ENM, sortie compliquée pour la promotion 2018

Le confinement a empêché vingt-sept auditeurs de justice, sur une promotion de trois cent cinquante, de passer le grand oral dont la note détermine le rang de sortie et le choix du premier poste. Crise ou pas, ces futurs magistrats doivent entrer en fonction le 1er septembre et la direction de l’ENM assure qu’elle fait tout pour qu’il n’y ait pas de décalage sur la prise de poste.

La direction de l’ENM envisage une reprise de l’épreuve dans les jours suivant le 11 mai, date fixée par le chef de l’État pour un possible déconfinement. « Nous travaillons à une reprise des épreuves après cette date et nous espérons qu’elles pourront se tenir entre fin mai et début juin », indique le directeur de l’ENM, Olivier Leurent. Trois jours de grand oral avec respect des mesures de distanciation sociales et des gestes barrières. « J’espère que les auditeurs pourront choisir leurs postes dans les huit premiers jours de juin », souligne Olivier Leurent.

Si les auditeurs de justice ne connaissent pas la liste des fonctions proposées – elle devrait être publiée d’ici la fin du mois d’avril –, ils ont pourtant commencé leur stage de préparation théorique aux premières fonctions. Ils l’effectuent dans un premier temps à distance avant de la terminer en juridiction. En raison des circonstances particulières, le stage devrait être réduit d’un mois.

En attendant, ils ont accès aux documents pédagogiques sur les fonctions qui les intéressent. La direction envisage de leur faire bénéficier de quinze jours de formation l’année prochaine pour compenser leur fin de parcours réduite.

Cette situation peu commune n’inquiète pas une auditrice ayant passé le grand oral. « Nous avons eu une formation très longue et très riche et nous avons été bien formés. Je pense que nous serons prêts à entrer en fonction le 1er septembre, en dépit d’une période de préparation aux premières fonctions raccourcies », estime la jeune femme.

« Il y a une ou deux fonctions qui m’intéressent particulièrement, donc je suis les séquences pédagogiques correspondantes. Je me projette dans chacune des fonctions qu’il nous est donné d’exercer et je suis prête à m’adapter à toutes les situations », conclut-elle.

L’ENM doit faire face à une autre difficulté, le début de scolarité des deux centre quatre-vingt-quatorze auditeurs de la promotion 2020. « Ceux-ci sont en stage “Avocat”, les cabinets ne les ont pas laissés tomber », constate le directeur de l’école. Le 8 juin, ils doivent entamer leur cycle de huit mois d’études à Bordeaux. Avec la pandémie, il n’est plus question de les y accueillir. Les salles sont trop exiguës pour que chacun puisse respecter les mesures de distanciation sociale. La direction et les équipes pédagogiques ont envisagé plusieurs options : location de salles à l’extérieur ; division de la promotion en trois groupes et alternance de télétravail et de cours à l’école. Mais avec le risque d’interrompre la scolarité si l’école se transforme en cluster.

La solution retenue, prise vendredi, est celle de l’enseignement à distance. « Si l’on fait la synthèse entre les risques sanitaires, d’une part, et la dégradation de la qualité pédagogique, d’autre part, la formation à distance l’emporte. C’est une réponse conjoncturelle et la meilleure à la situation actuelle. Mais, sur le moyen long terme, la scolarité doit se faire en présentiel », assure Olivier Leurent. Les cours à distance se dérouleraient du 8 juin à fin juillet avec une reprise des cours à Bordeaux début septembre.

Troisième difficulté, le concours d’accès prévu le 22 mai. Il a été reporté aux 7 et 11 septembre. Les épreuves d’admission se dérouleront à partir du 4 novembre. Ce qui renvoie à début mars l’arrivée des auditeurs. Un décret, validé par le Conseil d’État, réduisant la scolarité de trente et un à vingt-neuf mois de la promotion 2021, devrait être publié sous peu.

Le confinement a par ailleurs suspendu, pour une durée indéterminée, les cycles de formation continue (cinq jours obligatoires pour les magistrats). « Toutes les sessions annulées seront dupliquées l’année prochaine pour que les magistrats retrouvent les réponses à leur besoin de formation », assure Laetitia Dhervilly, sous-directrice de la formation continue à l’ENM. L’école propose plus de cinq cents modules de formation.

Si tous ne sont pas transposables en mode virtuel, l’école, moins d’un mois après le début du confinement, a souhaité déployer des formations en ligne via un logiciel interactif. La première session s’est déroulée les 15 et 17 avril, avec cinquante participants, sur le thème des violences conjugales. Animée par une vice-procureure et une psychologue, elle devrait être programmée à nouveau au regard du nombre de candidats qui s’étaient manifestés, plus de trois cent cinquante.

« On apprend et on progresse à chaque séquence », reconnaît Laetitia Dhervilly. « Nous avons la possibilité de proposer des séquences permettant une réelle interactivité entre les participants et les formateurs, comme celle sur les violences conjugales », souligne-t-elle avant de préciser que d’autres modules, pour cibler un plus large public, sont en cours de construction.

Le premier obstacle à ces formations en ligne reste la disponibilité des magistrats, mobilisés par les plans de continuation d’activité, et leur accès au numérique. « On doit être en capacité de trouver l’équilibre avec les enjeux des juridictions », poursuit-elle. D’ores et déjà, plusieurs nouvelles sessions de formations à distance sont prévues dans les semaines à venir.

Notification des conclusions en appel : à fond la forme !

On ne le répétera jamais assez, pour maîtriser la procédure d’appel, l’avocat doit se départir de toute apparence de logique et raisonner froidement. C’est ce que fait d’ailleurs la deuxième chambre civile, qui applique avec rigueur les termes mêmes d’un article 911 du code de procédure civile (légèrement toiletté par le décret n°2017-891 du 6 mai 2017), sans égard à la déloyauté de l’avocat de l’intimé qui était pointée par l’avocat de l’appelant.

Une société relève appel d’un jugement du conseil de prud’hommes et remet le 30 juin 2017, dans son délai de trois mois imposé à peine de caducité par l’article 908 du code de procédure civile, ses conclusions au greffe. L’avocat de l’appelant les notifie alors à son confrère qui intervenait pour le salarié en première instance mais celui-ci ne constitue devant la cour d’appel que le 30 août 2017 et saisit le conseiller de la mise en état aux fins de caducité de la déclaration d’appel. Le conseiller de la mise en état retient la caducité faute de notification des conclusions à l’intimé non constitué et la cour d’appel de Paris, sur déféré, confirme l’ordonnance motif pris que l’appelant devait non seulement remettre ses conclusions au greffe dans le délai de trois mois à compter de la déclaration d’appel, mais aussi les signifier dans le délai supplémentaire d’un mois prévu par l’article 911 du code de procédure civile à l’intimé non constitué. Pour la cour, l’attitude de l’avocat de l’intimé, critiquée par le conseil de l’appelante comme étant sciemment orchestrée, ne pouvait caractériser ni la force majeure, ni l’atteinte au procès équitable. Devant la Cour de cassation, la société, qui avait donc vu sa déclaration d’appel jugée caduque, s’emparait de la violation de l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la mesure où le défaut de notification des conclusions à l’intimé constituerait une atteinte disproportionnée au droit d’accès au juge et, définitivement, du droit de former un appel principal. Il était encore soutenu que le but poursuivi par les textes consistant à obliger l’appelant à faire connaître rapidement ses moyens à la partie qui n’avait pas constitué avocat était atteint dès lors que l’avocat de l’intimé, même non constitué, avait reçu les conclusions dans le délai légal de trois mois et avait même téléchargé les pièces par un lien Wetransfer le 7 juillet 2017 de sorte que la sanction de caducité était disproportionnée au regard de l’article 6, § 1, précité. Enfin, il était reproché à l’arrêt de s’être borné à écarter la force majeure en mentionnant que l’appelante ne pouvait ignorer qu’elle n’avait pas reçu l’avis de constitution de son adversaire.

Au visa de l’article 911 du code de procédure civile, dans son nouveau style direct, la deuxième chambre civile juge que « L’appelant est mis en mesure de respecter cette exigence dès lors qu’il doit procéder à la signification de ses conclusions à l’intimé lui-même, sauf s’il a, préalablement à cette signification, été informé, par voie de notification entre avocats, de la constitution d’un avocat par l’intimé », ajoute que « La notification de conclusions à un avocat qui n’a pas été préalablement constitué dans l’instance d’appel est entachée d’une irrégularité de fond et ne répond pas à l’objectif légitime poursuivi par le texte, qui n’est pas seulement d’imposer à l’appelant de conclure avec célérité, mais aussi de garantir l’efficacité de la procédure et les droits de la défense, en mettant l’intimé en mesure de disposer de la totalité du temps imparti par l’article 909 du code de procédure civile pour conclure à son tour. Il en découle que la constitution ultérieure par l’intimé de l’avocat qui avait été destinataire des conclusions de l’appelant n’est pas de nature à remédier à cette irrégularité ». Et pour rejeter le pourvoi, la Cour de cassation en déduit ainsi : « Ayant, d’une part, relevé que l’appelante n’avait notifié ses conclusions dans le délai prévu par l’article 911 du code de procédure civile qu’à l’avocat qui avait assisté l’intimé en première instance et que l’appelante ne pouvait ignorer qu’elle n’avait pas reçu l’avis de constitution de son adversaire dans le cadre de l’instance devant la cour d’appel, faisant ainsi ressortir par cette considération que l’appelante ne s’était heurtée à aucun événement insurmontable, caractérisant un cas de force majeure, et, d’autre part, exactement retenu qu’il importait peu que l’intimé ait, postérieurement à la notification des conclusions, constitué l’avocat qui en avait été destinataire, c’est à bon droit, sans méconnaître les exigences du droit à un procès équitable, que la cour d’appel a constaté la caducité de la déclaration d’appel ».

L’article 911 impose, à peine de caducité de la déclaration d’appel, une notification des conclusions aux avocats des parties dans le délai de leur remise au greffe de la cour et offre un mois supplémentaire, à compter de l’expiration du délai de l’article 908 du code de procédure civile, pour les signifier à l’intimé non constitué. Les données du problème sont simples : soit l’avocat de l’intimé est constitué au jour de la notification des écritures de l’appelant au greffe et l’avocat de l’appelant doit, dans son délai de trois mois, les notifier à son confrère, soit l’intimé n’est pas constitué et il dispose alors du délai augmenté d’un mois à compter de l’expiration de son délai pour conclure pour les lui signifier par voie d’huissier. Dans les deux cas la sanction est identique : la caducité de la déclaration d’appel.

Mais il n’y a pas d’entre deux. Rien n’autorise l’avocat de l’appelant à notifier directement à son confrère ses conclusions à défaut de constitution, peu important le rôle qu’il a pu jouer en première instance voire, comme en l’espèce, en appel. Lorsque le texte vise une remise des conclusions à l’avocat de l’intimé « dans le délai de leur remise au greffe », cette exigence ne vaut qu’en présence d’une constitution de l’avocat de l’intimé. Si, avant même constitution de l’intimé, l’avocat de l’appelant souhaite adresser à son confrère ses écritures par mail ou par le Réseau privé virtuel des avocats (RPVA, ce qui est techniquement possible même en l’absence de constitution), il ne peut s’agir que d’une simple information, que l’on qualifiera de confraternelle, à l’instar de ce que prévoit le Règlement intérieur national de la profession d’avocat dans certaines hypothèses (RIN, art. 5). Mais la confraternité n’emporte pas de conséquence procédurale sur les délais d’appel contrairement au souhait de l’avocat de l’appelant. En effet celui-ci, qui avait donc notifié ses conclusions à son confrère non constitué, n’avait pas hésité à le mettre en cause directement pour dénoncer le stratagème visant à ne pas constituer dans l’espoir, peut-être, que la partie adverse commette une erreur. C’est ce qui se passa et cette situation est loin d’être inhabituelle. Mais peu importait que l’avocat de l’intimé soit déjà intervenu devant le conseil de prud’hommes, qu’il se soit constitué en limite de son délai « supposé » pour conclure et se soit même présenté avant dans l’instance en référé arrêt de l’exécution provisoire devant le Premier président de la Cour sur cet appel. Devant le premier président, faut-il le rappeler, la procédure est orale et il n’y a donc pas de constitution d’avocat quand bien la procédure au fond reposa sur un appel en représentation obligatoire et donc constitution d’avocat.

À vrai dire, cette position que d’aucuns pourront trouver sévère, n’étonne pas, s’inscrit dans la droite ligne de précédents arrêts et reste même source de sécurité juridique.

Ainsi, si l’avocat de l’appelant n’a pas à signifier la déclaration d’appel à l’intimé lorsque son avocat se constitue dans le mois de l’émission de l’avis émis par le greffe, il ne peut se dispenser, sous peine de caducité de son acte d’appel, de lui notifier ses conclusions à la suite de cette constitution quand bien même celles-ci lui avaient été communiquées antérieurement (Civ. 2e, 28 sept. 2017, n° 16-23.151, Dalloz actualité, 24 oct. 2017, obs. R. Laffly ; D. 2018. 692, obs. N. Fricero image). Et comme l’a déjà jugé la Cour de cassation, il importe également peu que l’avocat a notifié ses conclusions, même dans le délai légal, à l’avocat « plaidant » de la partie adverse si celles-ci n’ont pas été notifiées à l’avocat « postulant » devant la Cour, seul habilité à la représenter (Civ. 2e, 4 sept. 2014, n° 13-22.654, RTD civ. 2015. 195, obs. N. Cayrol image ; Procédures, nov. 2014, obs. H. Croze). Tout était dit avec ces deux arrêts. Tout repose en effet sur les règles de représentation de la partie au litige, c’est-à-dire de la postulation devant la cour d’appel. C’est d’ailleurs pour cette raison que la deuxième chambre civile précise que « La notification de conclusions à un avocat qui n’a pas été préalablement constitué dans l’instance d’appel est entachée d’une irrégularité de fond ». Cette irrégularité de fond est un défaut de pouvoir par application de l’article 117 du code de procédure civile et bien évidemment pas une irrégularité de forme sur démonstration d’un grief, c’est-à-dire la connaissance effective, par l’intimé, des conclusions et des pièces de l’appelant. Mais puisque la formalité de signification n’est jamais intervenue en violation des dispositions de l’article 911, la Haute juridiction ne peut en tirer la sanction d’une quelconque nullité mais bien la caducité de la déclaration d’appel qui sanctionne l’absence d’accomplissement d’une formalité légale dans un temps imparti.

Alors la réponse de la Cour de cassation est-elle aussi sévère qu’elle pourrait paraître à première lecture ? Disons-le, en préservant la forme sur le fond, elle est plutôt emprunte de sécurité juridique.

Bien heureusement, la deuxième chambre civile ne tombe pas dans le piège de l’appréciation de la bonne information de l’intimé et d’une célérité inhérente à la procédure d’appel, effective en l’espèce, par la prise de connaissance par l’intimé des conclusions adverses. La deuxième chambre indique sur ce point que le but du texte « n’est pas seulement d’imposer à l’appelant de conclure avec célérité, mais aussi de garantir l’efficacité de la procédure et les droits de la défense, en mettant l’intimé en mesure de disposer de la totalité du temps imparti par l’article 909 du code de procédure civile pour conclure à son tour ».

Déjà, au regard de ses précédentes décisions, l’argumentation au visa de l’article 6 de la Convention n’avait que peu de chance d’aboutir (pour de précédentes illustrations, Civ. 2e, 26 juin 2014, n° 13-20.868, n° 13-22.011, n° 13-22.013, n° 13-17.574, Dalloz actualité, 18 juill. 2014 ; ibid. 21 juill. 2014 ; ibid. 28 juill. 2014, obs. M. Kebir ; 11 mai 2017, n° 16-14.868, Dalloz actualité, 6 juin 2017, obs. R. Laffly ; 1er juin 2017, n° 16-18.212, Dalloz actualité, 29 juin 2017, obs. R. Laffly ; D. 2017. 2192 image, note G. Bolard image ; ibid. 2018. 692, obs. N. Fricero image) et l’on cherchera en vain quelle pouvait être l’événement de force majeure auquel avait été confronté l’appelant, c’est-à-dire celui revêtant un caractère imprévisible et irrésistible, l’événement brutal et imprévisible, revêtant un caractère incontrôlable dans sa survenance et ses conséquences comme le rappelle la circulaire du 4 août 2017 de présentation des dispositions du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017. Depuis son premier arrêt publié et l’entrée en vigueur de l’article 910-3 du code de procédure civile, on sait en effet quel sort est réservé à la force majeure par la Cour de cassation, même dans des hypothèses beaucoup plus significatives que le cas d’espèce (Civ. 2e, 14 nov. 2019, n° 18-17.839, Dalloz actualité, 6 déc. 2019, obs. R. Laffly ; D. 2019. 2255 image ; ibid. 2020. 576, obs. N. Fricero image ; Procédures, févr. 2020, obs. H. Croze). Et si l’on pouvait regretter l’absence de définition posée par la Haute cour avec cet arrêt, on peut en savoir un peu plus avec l’arrêt du 27 février 2020 dont l’adjectif retiendra l’attention : « l’appelante ne s’était heurtée à aucun événement insurmontable, caractérisant un cas de force majeure ».

Mais l’intérêt de l’arrêt n’est, assurément, ni celui de l’atteinte supposée à l’accès au juge ou au procès équitable, ni celui de la force majeure. C’est ce qu’il ne dit pas, ou moins : le mandat de l’avocat et la sécurité juridique.

En effet, la nouvelle forme de motivation développée adoptée par la Cour de cassation, plus explicite donc, mérite tout de même explication. Si la Cour de cassation a très récemment utilisé le principe de sécurité juridique au secours de l’appelant, et même de manière que l’on pourrait qualifier de discutable (Civ. 2e, 14 nov. 2019, n° 18-23.631, Dalloz actualité, 4 déc. 2019, obs. R. Laffly ; Procédures, févr. 2020, obs. H. Croze), c’est ce même principe qui doit aussi s’imposer pour l’intimé, et cette fois sans discussion. Bien sûr, l’on pourrait objecter que l’intimé était en possession des conclusions de l’appelant et des pièces téléchargées par son avocat – ce n’était pas contesté – et que l’intimé avait donc disposé de la totalité de son délai pour conclure en réponse. Mais plus que le délai stricto sensu, admettre que le point de départ du délai de l’article 909 du code de procédure civile pour conclure pourrait courir sur simple remise de conclusions à un avocat non constitué, non seulement s’avérerait parfois complexe à calculer, mais serait surtout source d’insécurité juridique, voire d’iniquité.

D’une part en effet, la signification de conclusions par l’huissier de justice à l’avocat non constitué apporte bien sûr cette garantie de datation de leur remise, laquelle est bien moins certaine en cas d’envoi par courrier du palais, ou par mail et télécopie, deux procédés électroniques certes, mais qui n’offrent pas la même garantie de signature électronique de l’expéditeur formalisée par la clé ebarreau de l’avocat.

Quant à l’envoi, via le RPVA, de conclusions d’appel à un confrère non constitué, qui présente les garanties requises (un envoi horodaté doublé d’une signature électronique), n’est-ce pas le procédé similaire qui est utilisé lorsque tous les avocats sont constitués ? Et bien non, c’est sans doute mieux, mais pas suffisant ! Car en la matière, la constitution fait tout et c’est sans doute là l’enseignement essentiel de cet arrêt. En l’absence de constitution, l’avocat de l’intimé ne peut avoir acquis le pouvoir de représenter son client en appel, il est peut-être même dépourvu de mandat. S’il assiste et représente ses clients en justice et qu’à l’égard de l’administration ou d’une personne chargée d’une délégation de service public, il n’a pas à justifier d’un mandat écrit, encore faut-il qu’il soit mandaté par son client pour le représenter en justice. Et l’article 420 du code de procédure civile précise que l’avocat remplit son mandat, sans nouveau pouvoir, jusqu’à l’exécution du jugement. En outre, l’avocat de l’intimé peut aussi vouloir s’assurer les services, comme souvent, d’un confrère spécialiste de procédure d’appel pour intervenir à ses côtés et postuler. Et son client a aussi le droit, en appel, de changer d’avocat !

Le code de procédure civile, encore, pose aussi cette garantie : « Les parties choisissent librement leur défenseur soit pour se faire représenter, soit pour se faire assister suivant ce que la loi permet ou ordonne » (C. pr. civ., art. 19). On le voit, les obstacles viennent tant de l’avocat que du client et la validité d’une notification directe, à défaut de constitution, nierait ces garanties.

Bien plus, le code de procédure civile, toujours lui, pose des exigences formelles à la constitution de l’avocat. Bien que la Cour de cassation ne se soit pas placée sur ce terrain, la forme assure aussi la sécurité du fond. On l’oublierait presque avec l’avènement de la communication par voie électronique, mais l’article 960 du code de procédure civile impose la dénonciation de la constitution aux autres parties par notification entre avocats, et les actes de procédure doivent donc être notifiés aux seuls avocats régulièrement constitués. Il ne suffit pas seulement pour l’intimé de dénoncer sa constitution au greffe, mais aussi d’en informer l’avocat de l’appelant. C’est là encore une garantie d’information, comme de sécurité et de loyauté des échanges. Car si l’appelant avait posé dans le débat la déloyauté de son confrère, elle ne pouvait qu’être appréciée à l’aune des règles du code de procédure civile qui, comme le rappelle la Cour de cassation, doivent aussi garantir l’efficacité de la procédure et les droits de la défense. Que penser d’un système dans lequel il serait possible de s’affranchir des règles du mandat et de la représentation, d’une procédure dans laquelle l’appelant, sur simple envoi des conclusions et pièces à un confrère supposé mandaté, nécessairement supposé, déclencherait contre lui un délai pour conclure à peine d’irrecevabilité ?

Il faut parfois savoir choisir entre deux maux le moindre. Et la forme n’est pas l’ennemie du fond. Il existe suffisamment de règles discutables en appel pour s’attacher à préserver celles qui, elles, ont une véritable utilité. À l’heure où la procédure civile est parfois malmenée, où la forme semble parfois, inutilement, s’imposer sur le fond, il faut se souvenir que les deux se rejoignent souvent. La forme, c’est le fond qui remonte à la surface. Ce n’est ni d’un juriste, ni d’un sportif, mais de Victor Hugo.

Transmission d’une QPC au Conseil constitutionnel au sujet de l’hospitalisation sans consentement

Voici un renvoi devant le Conseil constitutionnel bien singulier mais attendu. La transmission de cette question prioritaire de constitutionnalité fait écho à la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 sur les mesures d’hospitalisation sans consentement. La situation présente beaucoup d’intérêt pour la matière car si le texte est déclaré inconstitutionnel, une réforme s’imposera dans une matière très délicate tant l’ordre public et sa protection doivent être constamment balancées avec le maintien fondamental des droits des personnes internées sans consentement. L’affaire présentait peu d’originalité comme dans chaque cas porté devant la Cour de cassation à ce sujet. En l’espèce, une personne est admise dans un établissement hospitalier sans consentement avec internement complet à la demande d’un tiers sur le fondement de l’article L. 3212-3 du code de la santé publique. La semaine suivante, le directeur de l’établissement accueillant la personne concernée demande le prolongement de la mesure. Il saisit donc le juge des libertés et de la détention (JLD) à cette fin. L’intéressé soulève une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) au sujet de l’article L. 3222-5-2 du code de la santé publique que le JLD transmet alors à la Cour de cassation. Cet article prévoit dans son alinéa 2 : « Un registre est tenu dans chaque établissement de santé autorisé en psychiatrie et désigné par le directeur général de l’agence régionale de santé pour assurer des soins psychiatriques sans consentement en application du I de l’article L. 3222-1. Pour chaque mesure d’isolement ou de contention, ce registre mentionne le nom du psychiatre ayant décidé cette mesure, sa date et son heure, sa durée et le nom des professionnels de santé l’ayant surveillée. Le registre, qui peut être établi sous forme numérique, doit être présenté, sur leur demande, à la commission départementale des soins psychiatriques, au Contrôleur général des lieux de privation de liberté ou à ses délégués et aux parlementaires ». Devant la Haute juridiction, on retrouve alors une précision utile : c’est notamment l’interprétation jurisprudentielle de l’article qui pose des difficultés. Dans un arrêt remarqué (Civ. 1re, 21 nov. 2019, n° 19-20.513, Dalloz actualité, 16 déc. 2019, obs. V.-O. Dervieux), la Cour de cassation avait précisé que « [qu’]aucun texte n’impose la production devant le juge des libertés et de la détention du registre prévu à l’article L. 3222-5-1 du code de la santé publique consignant les mesures d’isolement et de contention, lesquelles constituent des modalités de soins ». Une distinction subtile entre mesure de soins et procédure d’hospitalisation sans consentement justifiait la solution. C’est de cette absence du contrôle systématique du juge qui peut interférer avec l’article 66 de la Constitution du 4 octobre 1958.

Comme le note la doctrine (Rép. pr. civ., v° QPC, par G. Deharo, n° 70), trois conditions doivent être réunies pour transmettre une QPC au Conseil constitutionnel. D’abord, la disposition contestée doit être applicable au litige ou servir de fondement aux poursuites. C’est bien le cas ici de l’intéressée puisque le litige intéresse la poursuite d’une mesure de soins psychiatriques sans consentement à l’égard d’une personne placée à l’isolement. Ainsi, l’article L. 3222-5-2 du code de la santé publique est au cœur de l’affaire qui a introduit la QPC. Ensuite, la disposition ne doit pas avoir été déjà déclarée conforme par le Conseil constitutionnel. On sait que le processus de réforme a été long et la décision n° 2015-727 DC du 21 janvier 2016 était muette sur la conformité de l’article L. 3222-5-2 du code de la santé publique. Le Conseil peut l’analyser a posteriori car la décision de contrôle ne portait pas sur cette partie du texte. Enfin, il faut que la question présente un caractère sérieux. C’est ici le point crucial : en rejetant un contrôle systématique du juge des registres de l’article L. 3222-5-2 du code de la santé publique, la disposition pourrait heurter l’article 66 de la Constitution du 4 octobre 1958. L’autorité judiciaire est garante des libertés individuelles et cette mesure pourrait nécessiter un contrôle systématique du juge. Or, dans sa décision du 21 novembre 2019, la Cour de cassation précise que « les mesures d’isolement et de contention constituent des modalités de soins ne relevant pas de l’office du juge des libertés et de la détention, qui s’attache à la seule procédure de soins psychiatriques sans consentement pour en contrôler la régularité et le bien-fondé. En conséquence, est inopérant le grief tenant au défaut de production devant le JLD de copies du registre consignant ces mesures en application de l’article L. 3222-5-1 du code de la santé publique ». Il en résulte que le contrôle du juge échappe aux mesures d’isolement et de contention car elles sont analysées comme des mesures de soins et non comme une partie de la procédure.

Renvoyée devant le Conseil constitutionnel, la QPC intéresse grandement la matière de l’hospitalisation sans consentement. On connaît notamment les difficultés des textes antérieurs à la réforme de 2016 qui avaient fait l’objet de plusieurs questions prioritaires dont la décision n° 2010-71 QPC du 26 novembre 2010 (AJDA 2011. 174 image, note X. Bioy image ; ibid. 2010. 2284 image ; D. 2011. 1713, obs. V. Bernaud et L. Gay image ; ibid. 2565, obs. A. Laude image ; RFDA 2011. 951, étude A. Pena image ; RDSS 2011. 304, note O. Renaudie image ; Constitutions 2011. 108, obs. X. Bioy image ; RTD civ. 2011. 101, obs. J. Hauser image). En réalité, tout revient à savoir si ces mesures d’isolement et de contention sont de réelles mesures de privation de libertés ou si leur lien avec une question ayant trait à la santé empêche de les considérer ainsi. Le Conseil constitutionnel devra se saisir de cette délicate interrogation mais plusieurs pistes sont envisageables. L’une d’entre-elles consiste à redonner au JLD une possibilité de contrôle plus large en y voyant bien une privation de la liberté d’un individu. Comme le note élégamment Madame la procureure adjointe Valérie-Odile Dervieux (obs. préc.), il s’agit d’un « magasin de porcelaine médicale ». L’auteur relevait d’ailleurs dans ces colonnes que le législateur s’interrogeait actuellement sur la pertinence de cette absence de contrôle du JLD (JO 22 nov. 2019 ; CGLPL, avis du 14 oct. 2019 relatif à la prise en charge des personnes détenues atteintes de troubles mentaux et réponse du ministre de la Justice). On sait que le Contrôleur général des lieux de privation des libertés (CGLPL) notait dans son avis du 14 octobre 2019 : « Les dispositions relatives à la responsabilité pénale dans les situations d’abolition ou d’altération du discernement mériteraient d’être réexaminée afin de mettre le juge en mesure de mieux appréhender la santé mentale des personnes prévenues ». Or, la transmission de ces registres et donc un contrôle systématique du JLD pourrait y parvenir. La QPC transmise le 5 mars 2020 risque de mettre un terme au débat plus rapidement que la discussion doctrinale et parlementaire qui a déjà débuté.

Saisie immobilière, procédure de surendettement et office du JEX

De nouveau, la Cour de cassation a été saisie pour émettre un avis dans le domaine des procédures civiles d’exécution. Il est vrai que les applications de la procédure de saisine pour avis, en cette matière, sont nombreuses. À titre d’exemple, en réponse à des demandes d’avis, les Hauts conseillers ont notamment apporté des précisions bienvenues sur le sens à donner à certaines dispositions sujettes à controverse, clarifiant entre autres l’articulation de l’effet attributif de la saisie-attribution avec l’application du droit des entreprises en difficulté (Cass., avis, 16 déc. 1994, n° 09-40.021, Bull. avis, n° 24 ; D. 1995. 166 image, note F. Derrida image ; RTD civ. 1995. 965, obs. R. Perrot image ; JCP 1995. II. 22409, note A. Grafmeyer), la portée de la règle de la subsidiarité de la saisie-vente (Cass., avis, 8 déc. 1995, n° 09-50.013, Bull. avis, n° 15 ; D. 1995. 171 image ; ibid. 1996. 169, chron. R. Perrot et P. Théry image ; ibid. 1997. 130, note F. Ruellan et R. Lauba image ; RTD civ. 1996. 482, obs. R. Perrot image ou encore l’étendue de la compétence matérielle du juge de l’exécution quant au contrôle de la validité d’un engagement résultant d’un acte notarié exécutoire (Cass., avis, 16 juin 1995, n° 09-50.008, Bull. avis, n° 9 ; RTD civ. 1995. 691, obs. R. Perrot image).

Il peut arriver que la demande d’avis soit formulée, par une chambre de la Cour de cassation saisie d’un pourvoi, auprès d’une autre chambre (v. par ex., Cass., avis, 15 déc. 2016, n° 15-15.742, Dalloz actualité, 4 avr. 2017, obs. G. Payan : à propos des limites de la compétence du juge de l’exécution pour se prononcer sur une action en responsabilité). Dans ce cas, l’avis sollicité par la première porte sur un point de droit relevant de la compétence de la seconde (C. pr. civ., art. 1015-1). Néanmoins, le plus souvent, la demande est formée par un juge de l’exécution, conformément aux articles L. 441-1 et suivants du code de l’organisation judiciaire ainsi qu’aux articles 1031-1 et suivants du code de procédure civile. En application de ces dispositions et, singulièrement, du premier alinéa de l’article L. 441-1 du code de l’organisation judiciaire, la question de droit formulée par les juges du fond doit être « nouvelle », présenter « une difficulté sérieuse » et se poser « dans de nombreux litiges ». Ces trois conditions, soumises à l’appréciation de la Cour de cassation, sont cumulatives. Lorsque l’une ou plusieurs fait/font défaut, la demande d’avis n’entre pas dans les prévisions de cet article et, partant, la Cour de cassation dit n’y avoir lieu à avis. C’est précisément la solution qui a été retenue à l’égard de la demande ici envisagée.

La question ici posée portait principalement sur l’office du juge de l’exécution dans le cadre de la procédure de saisie immobilière (sur un sujet similaire, v. Cass., avis, 12 avr. 2018, n° 18-70.004, Dalloz actualité, 3 mai 2018, obs. G. Payan ; D. 2018. 855 image ; ibid. 1223, obs. A. Leborgne image ; AJDI 2018. 797 image, obs. F. Cohet image ; RDBF 2018. Comm. 106, obs. S. Piedelièvre ; Procédures 2018. Comm. 186, obs. C. Laporte ; Gaz. Pal. 19 juin 2018, p. 45, obs. C. Brenner), lorsque le débiteur est admis au bénéfice d’une procédure de surendettement. En substance, l’auteur de la question souhaitait savoir si le juge de l’exécution, saisi d’une demande de constatation de la suspension de la procédure de saisie immobilière, doit, à cette occasion, procéder aux vérifications relatives à la créance et en fixer le montant, lorsque la décision de recevabilité de la commission de surendettement intervient avant que le jugement d’orientation ne soit prononcé. Cependant, prenant appui sur l’article L. 722-2 du code de la consommation, les Hauts magistrats de la Cour de cassation estiment que cette question « ne présente pas de difficulté sérieuse ». Aux termes de cet article, la recevabilité de la demande de traitement de la situation financière du débiteur engendre la suspension des procédures d’exécution diligentées contre les biens de ce dernier. Par la suite, la procédure d’exécution reprendra au stade où la décision de recevabilité l’a suspendue.

Les Hauts magistrats auraient pu s’en tenir là, afin de conclure au rejet de la demande d’avis. Or, de façon très pédagogique, dans les motifs de l’avis – ou, plus exactement, au titre de l’« examen de la demande d’avis » –, ils ont pris soin de répondre par la négative à la question posée. Autrement dit, tout en indiquant n’y avoir lieu à avis faute de remplir une des conditions posées par le législateur, ils apportent une réponse. Assurément, cette réponse ne figure pas dans le dispositif de l’avis et n’a donc pas juridiquement la même portée. Néanmoins, en pratique, l’incidence de cette donnée peut être nuancée. Tout d’abord, le juge de l’exécution pourra tout de même tirer profit de l’analyse de la Cour de cassation. Ensuite, il convient de rappeler que l’avis rendu dans le cadre de cette procédure ne lie pas la juridiction qui a formulé la demande (COJ, art. L. 441-3). Ainsi, la juridiction demanderesse n’aurait pas davantage était liée par la réponse de la Cour de cassation, si celle-ci avait été intégrée dans le dispositif de l’avis.

Enfin, notons que, de façon accessoire, le juge de l’exécution a décliné sa question sur le terrain du droit des entreprises en difficulté et a demandé ce qu’il en est lorsque le débiteur saisi est admis au bénéfice d’une procédure collective après la saisine du juge de l’exécution, alors que le jugement d’orientation n’a pas encore été rendu. Cependant, après avoir indiqué – de manière sibylline – que cette question « ne commande pas l’issue du litige devant le juge de l’exécution », la Cour de cassation en arrive à la même solution du rejet de la demande d’avis.

Recevabilité de la demande d’expertise médicale formée devant le juge pour la première fois

L’article 87 de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2020 (L. n° 2019-1446 du 24 déc. 2019, JO 27 déc.) supprime l’expertise médicale de l’article L. 141-1 du code la sécurité sociale à l’horizon 2022. Pour autant, cet arrêt timbré I, quoique fondé sur la combinaison de textes modifiés ou abrogés, présente l’intérêt d’établir que cette expertise peut être sollicitée devant le juge du fond même si elle n’a pas été utilisée préalablement contre la décision contestée de la caisse. La question mérite d’être examinée également à la lumière des futures articulations entre contentieux médical et contentieux non médical (D. Asquinazi-Bailleux, Vers une distinction entre le contentieux médical et le contentieux non médical, D Avocats 2020. 114 image). 

En l’espèce, la CPAM a refusé à un assuré, victime d’un accident du travail, la prise en charge au titre de la législation professionnelle d’une rechute. Au lieu de demander une expertise médicale technique qui lui aurait permis de « discuter » l’aggravation de son état de santé depuis la date de consolidation, l’assuré a préféré engager une procédure contentieuse en contestation du refus de prise en charge. Il a préalablement saisi la Commission de recours amiable (CRA) puis, suite au silence de cette dernière, saisit le tribunal des affaires de sécurité sociale (devenu le tribunal judiciaire des affaires sociales dit « Pôle social »). Comme la prise en charge de sa rechute dépendait d’un avis médical, il sollicitait devant le juge l’expertise médicale technique de l’article L. 141-1. En application de l’article R. 142-24 (abrogé au 1er janv. 2019), « lorsque le différend fait apparaître en cours d’instance une difficulté d’ordre médical relative à l’état (…) de la victime (…), le tribunal ne peut statuer qu’après mise en œuvre de la procédure d’expertise médicale de l’article L. 141-1 ». La caisse a alors contesté la recevabilité de cette demande d’expertise au motif que l’assuré était forclos. En effet, lorsque la contestation porte sur une question d’ordre médical, la demande d’expertise technique doit être formulée dans le délai d’un mois (CSS, art. R. 141-2). Passé ce délai, la victime est forclose sur cette demande. Est-ce pour autant que la forclusion doit s’étendre à l’action engagée au fond en contestation du refus de prise en charge de la rechute au titre de la législation professionnelle. La réponse est négative. Devant le juge, la victime peut parfaitement solliciter cette mesure d’instruction. Cette solution doit être approuvée à plusieurs titres.

D’abord, l’article L. 141-1 réserve la demande d’expertise, formulée par la caisse ou la victime, aux contestations d’ordre médical relevant de l’ex contentieux général. À cet égard, la contestation portant sur la reconnaissance de la rechute est bien un contentieux d’ordre médical qui relève du 1° de l’article L. 142-1 dans sa rédaction issue de loi du 23 mars 2019 (L. n° 2019-222 du 23 mars 2019). La rechute est constituée par toute modification de l’état de la victime constatée postérieurement à la consolidation des blessures (CSS, art. L. 443-2). Elle suppose un fait pathologique nouveau ou une aggravation, même temporaire, des séquelles de l’accident, se distinguant de la simple manifestation des séquelles (Soc. 13 janv. 1994, n° 91-22.247 ; 11 janv. 1996, n°94-10.116, D. 1996. IR 53 ; 12 nov. 1998, n° 97-10.140, Bull. civ. V., n° 491). En outre, la lésion d’origine multifactorielle n’est pas une rechute car il convient qu’elle soit la conséquence exclusive des accidents précédents (Soc. 19 déc. 2002, n° 00-22.482, D. 2003. 1392 image, note Y. Saint-Jours image ; RDSS 2003. 437, obs. P.-Y. Verkindt image ; RJS 2003, n° 384 ; CSB 2003, n° 134). Au travers de cette jurisprudence, il est manifeste que l’appréciation de la rechute commande une appréciation d’ordre médical. En conséquence, refuser le recours à l’expertise médicale entraînerait une impossibilité de qualifier cette rechute et rendrait vaine l’action en contestation de la décision de refus de prise en charge. À titre transitoire et au plus tard jusqu’au 1er janvier 2022, l’assuré conserve l’opportunité de solliciter l’expertise médicale technique lorsque la difficulté d’ordre médical relève de l’ancien contentieux médical. À terme, le recours préalable sera exercé devant la Commission médicale de recours amiable (CMRA). Cette Commission, composée de deux médecins, chargée initialement des questions d’ordre médical de l’ancien contentieux technique, a vu son champ de compétence élargie par le décret du 30 décembre 2019. À compter du 1er septembre 2020, l’employeur à qui l’expertise médicale technique est traditionnellement refusée (Soc. 20 juill. 1995, n° 93-12.043 ; 11 mai 2000, n° 98-19.091 ;12 oct. 2000, n°99-12.527), pourra saisir la CMRA s’il entend contester la qualification de rechute.

Ensuite, la décision mérite d’être approuvée car l’expertise médicale est en réalité une mesure d’instruction, dérogatoire au code de procédure civile. L’article R. 142-24 du ode de la sécurité sociale précisait bien que le tribunal ne pouvait statuer qu’après mise en œuvre de l’expertise médicale s’il survenait une difficulté d’ordre médical en cours d’instance. Ce texte a été abrogé et remplacé par l’article R. 142-17-1 (créé par le décr. n° 2018-928 du 29 oct. 2018) lequel est placé dans une sous-section consacrée aux « dispositions particulières à certaines mesures d’instruction ordonnées dans le contentieux mentionné au 1° de l’article L. 142-1 ». La mise en œuvre de l’expertise médicale technique par le juge ne relève pas de son bon vouloir si « le litige fait apparaître en cours d’instance une difficulté d’ordre médical relative à l’état de (….) la victime (…) ». Il est de jurisprudence bien établie que le juge ne peut trancher lui-même une difficulté d’ordre médical (Soc. 14 oct. 1993, n° 91-19.807 ; 9 mai 1994, n° 92-14.637 ; 30 avr. 1997, n° 95-20.534). Sauf à ordonner un complément d’expertise, le juge sera lié par les conclusions de l’expert à partir du moment où les parties ne demandent pas une nouvelle expertise (Soc. 9 mai 1994, n° 94-17.952 ; 10 fév. 2000, n° 97-18.230 ; 20 déc. 2000, n° 99-12.324).

Enfin, en l’espèce, on peut s’étonner que la demande d’expertise ait été formulée par l’assuré. Logiquement, le tribunal doit d’office ordonner cette mesure d’instruction nécessaire à la solution du litige. La question de la forclusion de la demande d’expertise médicale n’aurait pas dû se poser.

En définitive, on peut saluer la suppression programmée de l’expertise médicale technique. À l’avenir, c’est la Commission médicale de recours amiable qui tranchera automatiquement les difficultés d’ordre médical. Son avis s’imposera à l’organisme dont la décision est contestée (CSS, art. L. 142-7-1). Le recours au juge devrait être moins fréquent en raison de la collégialité de l’avis formulé devant la CMRA.

Appréciation de la disproportion du cautionnement : des précisions, encore et toujours…

À l’heure du confinement, les repères sont modifiés… Mais il demeure tout de même des îlots de certitudes, à l’abri des bouleversements d’habitudes. Ainsi en va-t-il du contentieux relatif à l’exigence de proportionnalité du cautionnement souscrit par la personne physique qui, se prolongeant sans cesse, reste hermétique à la pandémie et au changement. Par un arrêt de la chambre commerciale en date du 11 mars 2020, c’est à propos des engagements devant être appréhendés que la Cour de cassation a dû, encore, fournir des précisions.

En l’espèce, une personne physique s’est engagée en qualité de caution en faveur d’une banque, pour la garantie de deux prêts souscrits par une EURL. Suite au placement de la débitrice principale en sauvegarde, puis en liquidation judiciaire, la banque a assigné la caution. Pour se soustraire au paiement, la caution a invoqué un engagement disproportionné. En effet, le cautionnement ayant été souscrit par une personne physique en faveur d’un créancier professionnel, il entrait dans le champ d’application de l’ancien article L. 341-4 du code de la consommation (C. consom., nouv. art. L. 332-1), lequel libère la caution d’un engagement « manifestement disproportionné à ses biens et revenus ». Cependant, faut-il encore, pour obtenir cette libération, caractériser la disproportion manifeste. Or, ni les premiers juges ni ceux d’appel ne l’ont retenue, motivant un pourvoi de la caution. Pour l’appuyer, celle-ci avançait principalement deux arguments. D’abord, elle contestait le choix des juges d’appel d’avoir apprécié la proportionnalité des engagements litigieux sans les prendre en compte, se limitant à considérer les seuls engagements de caution antérieurs. Par ailleurs, la caution invoquait une violation de base légale dès lors que les juges d’appel avaient apprécié la disproportion du cautionnement, non pas à l’aune du montant du propre engagement de la caution, mais au seul regard de la charge mensuelle générée par les échéances des crédits garantis en cas de défaillance des débiteurs principaux.

Finalement, deux interrogations découlaient de l’espèce : d’une part, l’appréciation de la disproportion d’un cautionnement suppose-t-elle de prendre en considération l’engagement litigieux ? D’autre part, un engagement peut-il être valablement jugé proportionné en seule considération des échéances mensuelles générées par les obligations garanties, indifféremment du montant de l’engagement propre de la caution ?

Pour chacune de ces deux interrogations, les solutions retenues par les juges du fond sont erronées de sorte que la cassation est prononcée. Plus précisément, la motivation de la Cour de cassation met en exergue des erreurs de méthode de la cour d’appel. Ce faisant, l’arrêt fournit deux précisions importantes : en premier lieu, il rappelle qu’il s’impose, évidemment, de prendre en compte l’engagement litigieux dans le cadre de l’appréciation de la disproportion manifeste d’un cautionnement ; en second lieu, il précise que la disproportion manifeste, pour pouvoir être valablement écartée, suppose de scruter le montant du propre engagement de la caution. 

Nécessaire prise en compte de l’engagement litigieux

Si la cour d’appel a soigneusement identifié les multiples engagements antérieurs de la caution pour apprécier la proportionnalité des deux nouveaux cautionnements souscrits, elle a curieusement écarté ceux-ci des éléments pris en considération. La chambre commerciale en tire logiquement motif à cassation dès lors que les « cautionnements antérieurement souscrits » devaient « s’ajouter aux deux nouveaux cautionnements ». Aussi, faute d’avoir « tenu compte du montant de ces deux cautionnements litigieux, auxquels devaient être ajoutés celui des cinq cautionnements antérieurs », les juges d’appel ont nécessairement privé leur décision de base légale.

Incontestablement, la forêt des engagements à prendre en compte pour apprécier la disproportion du cautionnement souscrit par la personne physique en faveur du créancier professionnel est un dédale dans le lequel il est aisé de se perdre. Il faut prendre en considération les engagements de caution antérieurs (Com. 22 mai 2013, n° 11-24.812, Bull. civ. IV, n° 84 ; D. 2013. 1340, obs. V. Avena-Robardet image ; ibid. 1706, obs. P. Crocq image ; ibid. 2551, chron. A.-C. Le Bras, H. Guillou, F. Arbellot et J. Lecaroz image ; RTD civ. 2013. 607, obs. H. Barbier image), même s’ils sont finalement déclarés disproportionnés (Com. 29 sept. 2015, n° 13-24.568, publié au bulletin, D. 2015. 2004 image ; ibid. 2016. 1955, obs. P. Crocq image ; Defrénois 2016, p. 814, obs. S. Cabrillac ; JCP 2015. I. 1222, n° 8, obs. P. Simler ; Gaz. Pal. 10 déc. 2015, p. 18, obs. C. Albiges ; RD banc. fin. 2015. Comm. 188, obs. D. Legeais). En revanche, les engagements antérieurs finalement annulés doivent être écartés (Com. 21 nov. 2018, n° 16-25.128, publié au bulletin, Dalloz actualité, 5 déc. Y. Blandin ; D. 2018. 2356 image ; AJ contrat 2019. 43, obs. D. Houtcieff image ; RTD civ. 2019. 152, obs. P. Crocq image ; ibid. 153, obs. P. Crocq image ; RTD com. 2019. 485, obs. A. Martin-Serf image ; Gaz. Pal. 19 févr. 2019, p. 24, obs. M.-P. Dumont-Lefrand et p. 64, obs. M. Bourassin ; JCP E 2019. 1007, obs. D. Legeais), de même que les engagements postérieurs, même prévisibles (Com. 3 nov. 2015, nos 14-26.051 et 15-21.769, Bull. civ. IV, n° 150 ; D. 2015. 2316, obs. V. Avena-Robardet image ; Rev. sociétés 2016. 146, note C. Juillet image ; Gaz. Pal. 9-10 déc. 2015, p. 18, obs. C. Albiges ; 22 sept. 2015, n° 14-17.100, inédit, D. 2016. 1955, obs. P. Crocq image ; Defrénois 2016. 814, obs. S. Cabrillac). En dépit des complexités réelles de maniement, il demeure que l’erreur commise en l’espèce par la cour d’appel est relativement grossière.

S’il faut retenir les engagements de caution antérieurs, l’examen de la proportionnalité impose également et surtout de prendre en compte l’engagement litigieux, c’est-à-dire le cautionnement donnant lieu à appréciation de la disproportion. En effet, cette appréciation s’ancre nécessairement dans une approche patrimoniale générale, au regard de l’ensemble des ressources et des engagements de la caution au moment de la souscription. Or, l’engagement de caution litigieux doit évidemment figurer au titre du passif à prendre en considération, dès lors qu’il constituera nécessairement une dette pour la caution en cas de défaillance du débiteur principal. En somme, il s’agit d’un élément de passif connu, n’ayant rien d’éventuel et devant systématiquement être pris en compte. Et puisque cet élément du passif ne peut être ignoré du créancier, il n’est pas nécessaire, comme en l’espèce, que la caution en fasse état dans sa fiche de renseignements relatifs à ses éléments patrimoniaux. En bonne méthode, le créancier bénéficiaire – tout comme les juges saisis du contrôle de proportionnalité – doivent évidemment les ajouter à l’assiette des engagements à prendre en compte. En définitive, l’erreur des juges du fond découle donc d’un défaut de méthode, sur le terrain de la délimitation du passif à appréhender.

Il semble que l’erreur soit encore de méthode lorsque la cour d’appel s’égare à nouveau, en omettant d’apprécier la disproportion à l’aune du propre engagement de la caution. 

Appréciation à l’aune du montant du propre engagement de la caution

Pour décider l’absence de disproportion des engagements litigieux, les juges du fond ont retenu que la charge mensuelle générée par les échéances des prêts garantis, en cas de défaillance simultanée des différents débiteurs principaux, n’était pas manifestement disproportionnée aux biens et revenus de la caution. Il est vrai que le total avoisinait les 3 000 €, pour un revenu mensuel de la caution d’environ 5 000 € complété par un patrimoine d’environ 300 000 €. Cependant, en statuant ainsi, « alors que la disproportion manifeste du cautionnement s’apprécie au regard de la capacité de la caution à faire face, avec ses biens et revenus, non à l’obligation garantie, selon les modalités de paiement propres à celle-ci, c’est-à-dire, en l’espèce, aux mensualités des prêts, mais au montant de son propre engagement », la cour d’appel a violé l’ancien article L. 341-4 du code de la consommation (C. consom., nouv. art. L. 332-1). Cette affirmation constitue la confirmation d’une solution désormais établie, en parfaite adéquation avec la ratio legis.

L’affirmation constitue la confirmation d’une solution établie au regard d’un arrêt antérieur de la chambre commerciale, ayant déjà proclamé que la disproportion manifeste du cautionnement s’apprécie nécessairement au regard de la capacité de la caution à faire face à son propre engagement et « non à l’obligation garantie, selon les modalités de paiement propres à celle-ci » (Com. 6 mars 2019, n° 17-27.063, inédit, RDBF 2019, n° 80, obs. D. Legeais). Il est vrai que cette position est solidement fondée, ce qui commande son prolongement. En effet, elle s’inscrit en parfaite adéquation avec la ratio legis de l’ancien article L. 341-4 du code de la consommation, devenu l’article L. 332-1. Celui-ci commande une approche d’ensemble de l’endettement de la caution quant à l’exigence de proportionnalité de l’engagement. Conformément au dispositif légal, il s’impose d’appréhender le montant total que la caution devra supporter, in fine, en cas de défaillance du débiteur principal. En somme, il s’agit d’appréhender l’endettement global de la caution, uniquement mais entièrement, en détachement des modalités de l’obligation garantie. Partant, une simple appréciation partielle est proscrite, ainsi de celle limitée à la considération de la charge mensuelle représentée par les échéances des prêts garantis. Cette approche ne permet pas d’éprouver les capacités de la caution à faire face à son propre engagement. Même s’il apparaît que la caution peut isolément supporter ces mensualités, cela n’établit en rien qu’elle pourra pareillement supporter le montant total de l’engagement. Les éléments de son patrimoine, qu’il s’agisse de ses revenus ou de ses biens, peuvent finalement venir à manquer, au fil de la répétition des mensualités, si le montant total de son engagement dépasse de beaucoup ses ressources. Dès lors, l’appréciation de la disproportion ne peut être menée qu’à l’aune du propre engagement de la caution, pour son ensemble, indifféremment de la charge mensuelle correspondant à l’échelonnement des obligations garanties.

Action en partage d’un immeuble : compétence internationale

En droit international privé, il est acquis, depuis l’arrêt Scheffel du 30 octobre 1962, que « la compétence internationale se détermine par extension des règles de compétence territoriale interne » (sur cette décision, B. Ancel et Y. Lequette, Les grands arrêts de la jurisprudence française de droit international privé, 5e éd., Dalloz, p. 319), du moins lorsqu’est applicable le droit international privé commun, sous réserve donc des conventions internationales et des règlements européens. Ce principe a été précisé par un arrêt de la première chambre civile du 3 décembre 1985 (n° 84-11.209), qui a retenu que la compétence juridictionnelle internationale des tribunaux français « se détermine par l’extension des règles de compétence interne, sous réserve d’adaptations justifiées par les nécessités particulières des relations internationales ».

Cette dernière formule est reprise par l’arrêt de la même première chambre du 4 mars 2020, qui s’inscrit ainsi dans la ligne de la jurisprudence classique, dans une affaire dans laquelle aucun règlement européen n’était applicable.

Son intérêt est toutefois important car il prend position sur la mise en œuvre de ce principe dans le domaine de l’action en partage d’un bien immobilier situé en France, en permettant à la Cour de cassation de se prononcer pour la première fois à ce sujet.

Une action en partage d’une indivision avait été formée devant un juge français par un créancier, alors que les époux indivisaires résidaient en Algérie.

Rappelons, à ce sujet, que l’article 815-17 du code civil dispose que « les créanciers qui auraient pu agir sur les biens indivis avant qu’il y eût indivision, et ceux dont la créance résulte de la conservation ou de la gestion des biens indivis, seront payés par prélèvement sur l’actif avant le partage. Ils peuvent en outre poursuivre la saisie et la vente des biens indivis (al. 1). Les créanciers personnels d’un indivisaire ne peuvent saisir sa part dans les biens indivis, meubles ou immeubles (al. 2). Ils ont toutefois la faculté de provoquer le partage au nom de leur débiteur ou d’intervenir dans le partage provoqué par lui. Les coindivisaires peuvent arrêter le cours de l’action en partage en acquittant l’obligation au nom et en l’acquit du débiteur. Ceux qui exerceront cette faculté se rembourseront par prélèvement sur les biens indivis (al. 3) ».

La difficulté était de déterminer le juge compétent dans ce cadre.

On sait qu’en droit interne, l’article L. 213-3 du code de l’organisation judiciaire énonce que le juge aux affaires familiales connaît, notamment, de la liquidation et du partage des intérêts patrimoniaux des époux.

Il s’agissait donc de déterminer la portée du principe d’extension des règles de compétence interne à un tel litige. Plus précisément, il s’agissait de déterminer s’il y avait ou non lieu de faire application de l’article 1070 du code de procédure civile, qui fixe, en matière interne, les chefs de compétence territoriale du juge aux affaires familiales : « le juge aux affaires familiales territorialement compétent est : le juge du lieu où se trouve la résidence de la famille ; si les parents vivent séparément, le juge du lieu de résidence du parent avec lequel résident habituellement les enfants mineurs en cas d’exercice en commun de l’autorité parentale, ou du lieu de résidence du parent qui exerce seul cette autorité ; dans les autres cas, le juge du lieu où réside celui qui n’a pas pris l’initiative de la procédure. En cas de demande conjointe, le juge compétent est, selon le choix des parties, celui du lieu où réside l’une ou l’autre. Toutefois, lorsque le litige porte seulement sur la pension alimentaire, la contribution à l’entretien et l’éducation de l’enfant, la contribution aux charges du mariage ou la prestation compensatoire, le juge compétent peut être celui du lieu où réside l’époux créancier ou le parent qui assume à titre principal la charge des enfants, même majeurs. La compétence territoriale est déterminée par la résidence au jour de la demande ou, en matière de divorce, au jour où la requête initiale est présentée ».

Cet article 1070 compte parmi les règles de compétence interne qui sont étendues aux litiges internationaux (Y. Loussouarn, P. Bourel et P. de Vareilles-Sommières, Droit international privé, 10e éd., Dalloz, 2013, n° 706), même s’il est vrai que la possibilité de son application est désormais extrêmement réduite depuis l’entrée en vigueur du règlement Bruxelles II bis du 27 novembre 2003 en matière matrimoniale et de responsabilité parentale (pour une illustration, Civ. 1re, 12 janv. 2011, n° 09-71.540, D. 2011. 248 image ; AJ fam. 2011. 151, obs. A. Boiché image ; Rev. crit. DIP 2011. 438, note E. Gallant image ; RTD eur. 2012. 524, obs. A. Panet et C. Corso image).

Néanmoins, son application peut-elle se justifier dans le cadre spécifique d’une action en partage d’un immeuble situé en France ?

L’arrêt du 4 mars 2020 répond négativement à cette question, en énonçant, avec un souci pédagogique évident, le principe suivant : « s’agissant d’une action en partage d’un bien immobilier situé en France, exercée sur le fondement de l’article 815-17, alinéa 3, du code civil, l’extension à l’ordre international des critères de compétence territoriale du juge aux affaires familiales, fondés sur la résidence de la famille ou de l’un des parents ou époux, n’était pas adaptée aux nécessités particulières des relations internationales, qui justifiaient, tant pour des considérations pratiques de proximité qu’en vertu du principe d’effectivité, de retenir que le critère de compétence territoriale devait être celui du lieu de situation de ce bien ».

Cette position n’est pas surprenante.

Par un arrêt du 20 avril 2017 (Civ. 1re, 20 avr. 2017, n° 16-16.983, Dalloz actualité, 2 mai 2017, obs. F. Mélin ; D. 2017. 921 image ; ibid. 2018. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke image ; AJDI 2017. 453 image), la première chambre civile a énoncé qu’en application des articles 22 et 25 du règlement Bruxelles I du 22 décembre 2000, « le juge espagnol est seul compétent pour connaître d’un litige relatif à la propriété et au partage, entre des résidents français, d’une indivision portant sur un immeuble situé en Espagne ». Si ce principe a été posé dans un contexte différent, lié à la séparation d’un couple, et en application du règlement Bruxelles I qui n’était pas applicable dans l’affaire jugée le 4 mars 2020, il n’en demeure pas moins que la problématique générale est identique dans les deux cas : quel est le rattachement à retenir en matière de partage d’une indivision immobilière ?

Il n’est donc pas surprenant que la solution soit la même dans les deux cas, avec une compétence donnée au juge du lieu de situation de l’immeuble concerné. Cela l’est d’autant moins que le régime juridique des immeubles en droit international est traditionnellement conditionné par le rattachement physique des biens considérés au territoire de l’État où ils sont situés (B. Audit et L. d’Avout, Droit international privé, LGDJ, 2018, nos 223 s.), dès lors que c’est au lieu de situation qu’une éventuelle décision devra être exécutée et pourra être effective.

Au confluent de la procédure civile et de l’hospitalisation sans consentement : [I]bis repetita[/I]

Décidément, la distinction entre l’exception de procédure et la défense au fond continue de passionner la Cour de cassation dans le contentieux de l’hospitalisation sans consentement. La solution étudiée ici reste toutefois sensiblement similaire à une décision rendue en décembre 2019 (Civ. 1re, 19 déc. 2019, n° 19-22.946, Dalloz actualité, 27 janv. 2020, obs. C. Hélaine). Mais la différence notable avec cet arrêt consiste dans le contenu de cette défense au fond. Cette fois-ci, il s’agit de la transmission défectueuse des documents au greffe de la cour d’appel qui était en jeu. À titre incident, rappelons également que le pourvoi dirigé contre le directeur de l’établissement est rejeté. Ce dernier reste simplement avisé de la procédure. C’est une solution bien connue qui n’appelle que peu de précisions. Le directeur de l’établissement a un rôle de contrôle et d’initiative dans la prolongation éventuelle de la mesure d’hospitalisation sans consentement. L’intérêt de la décision étudiée est ailleurs, précisément sur la confluence entre droit des personnes et procédure civile. En l’espèce, une personne est admise en soins psychiatriques sans consentement sur la demande de sa fille sur le fondement de l’article L. 3212-1 du code de la santé publique. L’intéressée fuit l’établissement quelques jours plus tard. La directrice de ce dernier sollicite la prolongation de la mesure. Le juge de la liberté et des détentions (JLD) refuse : il n’y avait pas assez d’éléments factuels plaidant pour sa continuité. La lecture de l’arrêt d’appel permet de comprendre la motivation du JLD : « qu’il ne peut être établi que sont réunies les deux conditions du consentement impossible et surtout de la constatation médicale actualisée d’un état mental imposant des soins immédiats assortis d’une surveillance médicale constante, justifiant une hospitalisation complète dans un établissement mentionné à l’article L. 3222-1 du code de la santé publique ». Le Procureur de la République interjette appel de l’ordonnance refusant le maintien de l’hospitalisation. L’avocat de l’intéressée soulève une irrégularité de la procédure – une absence de transmission au greffe de la cour d’appel d’une pièce importante, le certificat médical. La cour d’appel refuse de se pencher sur la question, la prétention n’ayant pas été soulevée in limine litis. Ce faisant, elle analysait ce moyen comme une exception de procédure. Le premier président de la cour d’appel prolonge alors la mesure d’hospitalisation sans consentement. L’intéressée se pourvoit alors en cassation. Devant la Cour de cassation, c’est sur le moment où a été soulevé le moyen que le travail de l’avocat de la personne hospitalisée se concentre. Mais la Haute juridiction ne l’entend pas de cette oreille. En relevant d’office le moyen sur le fondement de l’article 1015 du code de procédure civile, la Cour de cassation continue à mener son œuvre de précision de la distinction entre défense au fond et exception de procédure. Elle précise donc que le moyen tenant à l’absence de transmission au greffe de la cour d’appel de cet avis médical n’est pas une exception de procédure invocable in limine litis mais bien une défense au fond qui peut être présentée en tout état de cause. La cassation pour violation de la loi intervient pour confirmer l’importance d’une telle solution.

La défense au fond et l’exception de procédure présentent des similitudes, certes, mais leur distinction est fondamentale en procédure civile (S. Guinchard, F. Ferrand, C. Chainais et L. Mayer, Procédure civile, 34e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2018, p. 283, n° 363). On connaît que trop bien l’intérêt de bien les séparer dans le régime juridique de chaque qualification : la défense au fond est invocable « en tout état de cause » et l’exception de procédure l’est seulement in limine litis, soit avant toute défense au fond. À l’instar du moyen tiré de la nullité du certificat médical (Civ. 1re, 19 déc. 2019, n° 19-22.946, préc.), l’absence de transmission de l’avis du médecin au greffe de la cour d’appel interpelle sur l’hésitation dans la qualification du moyen la relevant. Si le résultat balance du côté de la défense au fond, c’est à notre sens pour deux raisons majeures. D’une part, une raison procédurale. L’absence de transmission de cette pièce intéresse le fond du dossier et non seulement une question de procédure. L’avis médical permet d’éclairer sur la poursuite de la mesure que le premier président peut ou non prononcer. En l’espèce, l’avis était indispensable puisque le JLD avait refusé le prolongement de la mesure alors que le premier président l’ordonnait in fine. Ainsi, on retrouve bien ce qui constitue le point commun de toutes les défenses au fond : attaquer de front la prétention adverse (v. Rép. pr. civ., v° Défenses, exceptions, fins de non-recevoir, par I. Pétel-Teyssié, n° 10). Distinguer les deux notions reste toutefois très délicat. La porosité entre les concepts invite à une prudence importante en la matière. D’autre part, la Cour de cassation tend à mieux délimiter la temporalité des moyens dans cette procédure particulière et assez rapide étant donnée la privation de liberté qu’elle emporte sans le consentement de la personne. Cette chronologie reste bien dessinée à l’aide de cette distinction procédurale puisque la défense au fond peut être invoquée à toute étape du procès ; ce qui la distingue singulièrement de l’exception de procédure. On reconnaît alors l’utilité d’avoir soulevé d’office le moyen car les parties n’invoquaient pas cette distinction en se concentrant sur une argumentation – peut-être non vaine – portant sur le moment de la présentation du moyen valablement in limine litis pour l’avocat de l’intéressée.

Bien évidemment, la solution rappelle des souvenirs sur la solution de décembre 2019. En préférant la qualification de défense au fond à celle d’exception de procédure, la Haute juridiction facilite encore plus la défense de l’intéressée. En résulte une grande souplesse dans les qualifications juridiques. Cette souplesse peut être contestée. Mais ici, la procédure civile a pour rôle de rétablir le juste curseur entre les droits de l’intéressé et la protection de l’ordre public (sur ce point, v. M. Primevert, Le contrôle du juge sur les soins psychiatriques sans consentement, JCP 2013. 625). Solution conforme à l’esprit de la réforme des mesures d’hospitalisation, il faudra toutefois probablement éviter encore de détricoter la notion d’exception de procédure. La confirmation de la décision du 19 décembre 2019 invite à se demander qu’est-ce qui constitue réellement une telle exception au profit de la défense au fond ; toute puissante dans ce contentieux très particulier.

La crise du coronavirus frappe de plein fouet les avocats

2020, année noire pour les avocats ? Alors que le premier trimestre vient à peine de s’achever, la réponse est déjà à l’affirmative pour certains d’entre eux. « La situation économique de mon cabinet ? C’est la catastrophe », résume Me Virginie Marques, membre du conseil de l’ordre de Bobigny. « C’est dramatique financièrement », abonde Sophia Belkacem Gonzalez de Canales, à Toulouse.

Avec l’entrée en vigueur du confinement et la fermeture partielle des juridictions, des avocats ont en effet vu leur activité baisser drastiquement. Signe des inquiétudes du barreau, plus de 2 400 internautes ont déjà signé la pétition de Me Benezra. L’avocat parisien appelle à l’utilisation des réserves de la caisse de retraite de la Caisse nationale des barreaux français (CNBF) pour « annuler les cotisations des avocats pendant cette période de crise sanitaire ». L’inquiétude sur la situation financière des cabinets est d’autant plus forte que l’été approche à grands pas. Juillet et août sont eux aussi deux mois traditionnellement creux. 

« Mon activité s’est réduite de 80 % depuis le confinement », calcule ainsi Me Sandrine Cariou, qui suit des dossiers de droit de la famille, pénal et des étrangers. Et comme les enquêtes ou les instructions sont en suspens, « sans nouvelles affaires, pas de nouveaux clients », ajoute cette avocate du barreau de Blois.

« Le droit de la famille, c’est un droit de la proximité, remarque de son côté Me Claude Lienhard, président de l’Association nationale des avocats spécialistes en droit de la famille. Nous avons besoin de voir nos clients, ce que nous ne pouvons plus faire avec la fermeture de nos cabinets. » Les divorces par consentement mutuel impliquent ainsi un rendez-vous de signature entre avocats et futurs ex-époux, explique cet avocat. Le confinement bloque également par exemple les expertises médicales contradictoires initiées dans le cadre de litiges en matière de dommage corporel. Maigre consolation : les consultations à distance sur la question du droit de visite des enfants pour les couples divorcés sont, elles, en hausse.

Résultat ? Les journées de travail de ces avocats frappés par le confinement sont bien différentes. « Concrètement, je n’ai presque plus d’appels téléphoniques, deux ou trois par jour », compte, à Blois, Me Schéhérazade Bougrara. Cette avocate généraliste organise désormais ses journées en deux temps. De 7 heures à 11 heures du matin, elle suit les dossiers en cours. Puis elle enchaîne avec la garde de ses deux enfants. « Je m’attends à un mois blanc pour mars et, en avril, cela sera sans doute difficile de facturer des dossiers. »

Suspendre des échéances

Face à cette situation économique catastrophique, chacun tente comme il peut de sauver les meubles. « J’ai pris contact avec ma banque pour suspendre des échéances qui devaient arriver », signale Me Virginie Marques. Sa stagiaire télétravaille de façon ponctuelle, « pour qu’elle continue à apprendre » de chez elle. La secrétaire de Sandrine Cariou est, elle, au chômage partiel.

« J’ai facturé des provisions à des clients suivis dans des instructions pour pouvoir tenir », confie de son côté une avocate du barreau de Paris. « J’avais très bien facturé en janvier, février et mars, note Schéhérazade Bougrara. Mais cela me fait un peu peur, même si je me dis qu’on aura toujours besoin d’avocats. »

De son côté, Sophia Belkacem Gonzalez de Canales tente de tirer malgré tout parti de cette période difficile. L’avocate s’est attelée au développement de son site internet en écrivant des articles sur le divorce et la contestation de paternité, s’est inscrite sur une plateforme de gestion de rendez-vous et a mis en place un paiement en ligne sécurisé pour ses honoraires. « Je fais ma transformation numérique à marche forcée », commente-t-elle.

Après la grève, le confinement

Les avocats sont d’autant plus pris à la gorge par le confinement qu’ils s’étaient déjà mobilisés dans la contestation de la réforme des retraites. Le mouvement s’était notamment traduit par l’arrêt des désignations d’avocats, pour les gardes à vue, les étrangers ou encore les mineurs. De même, de nombreuses audiences avaient alors été renvoyées. Soit autant de rentrées financières perdues ou reportées dans le meilleur des cas.

« Le mouvement de contestation de la réforme des retraites avait été très suivi à Blois, avec deux mois de demandes de renvoi systématique, raconte Sandrine Cariou. Avec le coronavirus, on va être sur quatre mois de trou financier. » En mars, cette avocate s’est seulement rémunérée à hauteur d’un quart de ses habitudes. Pour avril, elle pourrait bien ne pas se verser de salaire du tout.

Les avocats ne se font guère d’illusions sur les aides promises par l’État. Certes, ils peuvent bien demander un report des échéances sociales et fiscales, mais il faudra bien un jour ou l’autre les payer. Quant à l’aide de 1 500 €, elle est conditionnée à, notamment, la perte d’au moins 70 % du chiffre d’affaires de mars 2020 par rapport au mois de mars 2019 – pour les instances ordinales, les seuils pratiqués risquent de laisser de côté des avocats et des collaborateurs libéraux. Enfin, l’arrêt de travail simplifié pour la garde d’enfants ne concerne pas les professions libérales.

Des artisans

« L’avocate qui m’a formée m’expliquait qu’il fallait avoir une trésorerie de quatre mois d’avance, je comprends maintenant pourquoi », note Me Belkacem Gonzalez de Canales, qui devait reprendre le cabinet de sa mentore début mai, un projet désormais retardé. Anne Rossi, après six ans de barre en Seine-Saint-Denis, s’est elle aussi déjà constitué un fonds de réserve en cas de coup dur. « Mais comment vont faire ceux qui ont seulement quelques mois de barre ? », s’inquiète-t-elle. Logiciel métier à payer ou crédit risquent en effet de prendre à la gorge les jeunes avocats qui viennent de se lancer. « Les pénalistes restent des artisans, avec des cabinets très vulnérables à la crise », s’inquiète Christian Saint-Palais, président de l’Association des avocats pénalistes.

Un tableau qui a sans doute poussé à la reprise des permanences pénales. « La justice continue sans nous : ces permanences vont permettre à des confrères de recommencer à travailler », espère Virginie Marques. À Bobigny, le barreau a ainsi voté une reprise expérimentale de quinze jours. La durée nécessaire pour s’assurer que les conditions sanitaires permettaient bien la désignation de confrères.

Coronavirus : conséquences pour le notariat et les contrats en cours

Face à la propagation du virus, le gouvernement a décrété « l’état d’urgence sanitaire » et imposé des mesures drastiques de confinement. Malgré ces mesures, Jean-François Humbert, président du Conseil supérieur du notariat (CSN) a appelé ses confrères sur Twitter le 16 mars dernier à poursuivre une activité à distance. L’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 qui est relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire fournit, un « premier kit de secours » pour les rédacteurs d’actes (M. Mekki, JCP N, n° 4, avr. 2020).

La réception des actes nécessitant la présence physique des parties

Conformément aux dispositions du décret n° 2020-260 du 20 mars 2020, les notaires peuvent recevoir des actes si la présence des parties est justifiée par un motif « familial impérieux ». Ils disposent ainsi d’un pouvoir d’appréciation sur ce point et sur le respect des mesures sanitaires.

Le travail et les signatures à distance

Les offices notariaux demeurent « virtuellement ouverts » (Expression de Me Bertrand Savouré) grâce au télétravail et moyens de communications électroniques. Les notaires disposent de la faculté de procéder à la signature d’un acte authentique électronique à distance. Ce dispositif permet à un notaire de recevoir un acte dans son étude, recueillir la signature de son client, le consentement de l’autre partie à l’acte pouvant être recueilli, le même jour par-devant un autre notaire qui participe à distance à l’acte (art. 20 du décr. n° 71-941 du 26 nov. 1971 relatif aux actes établis par les notaires).

Le recours à ce procédé nécessite au préalable que les parties signent des procurations électroniques. Le CSN préconise, dans une note d’information du 25 mars 2020, le recours systématique à des solutions de signature électronique avancé au sens du règlement européen eIDAS n° 910/2014 du 23 juillet 2014. Les actes solennels qui nécessitent la signature d’une procuration authentique sont exclus de ce dispositif.

Les dispositions du décret n° 2020-395 du 3 avril 2020 autorisant l’acte notarié à distance pendant la période d’urgence sanitaire

En vertu de ce décret, les notaires peuvent, jusqu’à l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire, recevoir seul et à distance le consentement des parties à l’acte pour la régularisation d’un acte authentique électronique (AAE) uniquement. Contrairement au dispositif précédent, aucun mandataire n’est requis, l’acte étant signé électroniquement par le notaire. Ce procédé suppose que le notaire contrôle l’identité des parties et dispose d’un système de visioconférence certifié par le CSN.

Les obstacles au recours à la signature d’un acte à distance

Le notaire doit disposer d’un collaborateur pour représenter une ou plusieurs parties (article 1161 du Code civil) dans le cadre des procurations électroniques. Il doit être en possession de toutes les pièces nécessaires à la rédaction de l’acte. La prorogation d’un état hypothécaire auprès des services de la publicité foncière s’avère difficile durant le confinement. Enfin, le notaire doit être équipé d’un système de visioconférence sécurisé, ce qui n’est pas le cas de tous les offices notariaux.

Les dispositions de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus

Les dispositions qui vont suivre sont enfermées d’une « période juridiquement protégée » déterminée à l’article 1er de l’ordonnance. Elles sont applicables du 12 mars 2020, la loi étant d’application immédiate, au 24 mai 2020, date de la cessation de l’état d’urgence. L’ordonnance prévoit que la prolongation des délais expirera dans un délai d’un mois à compter de la cessation de l’état d’urgence, soit le 24 juin 2020 sauf dérogation.

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La prorogation des délais légaux

La prolongation ne concerne que les délais légaux, les délais conventionnels, étant exclus du champ d’application de l’ordonnance. La prorogation des termes ou des conditions devra résulter d’un accord des parties au contrat, le paiement des obligations contractuelles devant toujours avoir lieu à la date prévue par le contrat (Rapport remis au président de la République relatif à l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020).

Exemple : Levée d’option d’une promesse unilatérale de vente

Monsieur X a signé une promesse unilatérale de vente avec une levée d’option au 15 avril 2020. Le bénéficiaire devra obtenir du promettant une prorogation conventionnelle du délai de la levée d’option.

Exemple : Promesse synallagmatique de vente

Monsieur X a signé une promesse synallagmatique de vente avec une réitération de la vente au 15 avril 2020 sous peine de caducité du contrat. Si le délai est cristallisé durant le confinement, en raison « d’un empêchement provisoire » (M. Mekki, JCP N, n° 4, avr. 2020), il est préférable pour les parties de signer un avenant pour différer la date de réitération.

Le débiteur de l’obligation peut invoquer les dispositions de l’article 2234 du code civil ou encore la force majeure prévue par l’article 1218 du code civil, voire l’imprévision même si la doctrine émet des réserves à cet égard (M Mekki, JCP E n° 13, 27 mars 2020. Act. 317).

Impact de l’ordonnance sur les délais légaux

L’ordonnance ne prévoit ni une suspension générale ni une interruption générale des délais arrivés à terme pendant la période juridiquement protégée (art. 2). Ce mécanisme aura néanmoins pour effet d’interrompre le délai s’il a commencé à courir et de le reporter à la fin de cessation de l’état d’urgence, le 24 mai 2020 et de le prolonger d’un mois soit le 24 juin 2020. À compter de cette date, le délai légalement imparti pour agir court de nouveau dans la limite de deux mois.

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Sont exclus de ce dispositif, les délais dont le terme est échu avant le 12 mars 2020 : leur terme n’est pas reporté. Il en est de même si le terme est fixé au-delà de la période juridique protégée, le bénéficiaire du délai légal ne pourra bénéficier d’aucun report, ces délais n’étant ni suspendus, ni prorogés.

Les articles 6 et 7 de l’ordonnance prévoient une prolongation des délais pour les personnes publiques (art. 6 et 7 de l’ordonnance) qui disposent d’un droit de préemption public ou délivrent des autorisations d’urbanisme.

Sont concernés le délai d’exercice du droit légal de rétractation de l’acquéreur à la condition légale d’obtention de prêt, le délai dont bénéficie le locataire pour préempter dans le cadre d’un congé pour vendre, etc.

Renonciation des parties à la prolongation des délais

Le cadre juridique de l’ordonnance, qui se superpose au droit existant pour offrir des délais supplémentaires, ne s’impose pas aux parties. Elles peuvent écarter ce dispositif et exécuter le contrat (v. la circ. n° CIV/01/20 du 26 mars 2020). La doctrine recommande au notaire rédacteur de rédiger une clause de reconnaissance de conseil donné afin de satisfaire à son devoir d’information et conseil (M. Mekki, JCP N, n° 4, avr. 2020). Le non-respect de l’obligation d’information constitue une condition suffisante du dommage (Civ. 1re, 17 mars 2016, n° 15-16.098, AJDI 2016. 375 image). Le Professeur Mekki, recommande également d’insérer une renonciation expresse afin « d’éviter les comportements déloyaux » (M. Mekki, JCP N, préc.).

Mécanisme du report du terme

Exemple : délai légal de rétractation

Le droit légal de rétractation de dix jours expire le 18 mars 2020.

Ce délai est interrompu et il est reporté à la fin de la période d’urgence sanitaire plus un mois soit le 24 juin 2020. À compter de cette date, l’acquéreur bénéficie du délai de dix jours de rétractation. L’acquéreur aura jusqu’au 4 juillet 2020 pour se rétracter

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Exemple : Prescription 

Une dette est exigible depuis le 20 mars 2015 ; le délai de prescription quinquennale arrive à expiration le 20 mars 2020 suivant la date de l’acte constitutif. Le délai sera reporté à la fin de la période juridiquement protégée le 24 juin auquel il faudra ajouter le bénéfice d’un délai de deux mois.

Le créancier aura jusqu’au 24 août 2020 pour agir.

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Exemple : condition légale suspensive de prêt

L’acquéreur d’un bien immobilier a signé une promesse synallagmatique de vente avec une condition suspensive d’obtention d’un prêt. Le délai légal d’un mois doit expirer le 18 mars 2020.

Ce délai est interrompu et il est reporté à la fin de la période d’urgence sanitaire plus un mois comme le prévoit l’article 2 de l’ordonnance soit le 24 juin 2020. La réalisation de la condition suspensive doit intervenir au plus tard le 24 juillet 2020.

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Variante : les parties ont inséré dans l’avant-contrat un délai de deux mois

Si l’on opère une lecture littérale de l’ordonnance, la condition suspensive est pendante jusqu’au 24 juillet 2020, les délais conventionnels étant exclus de ce dispositif (Pour une interprétation similaire, v. M. Mekki, JCP N, n° 4, avr. 2020). L’immobilisation prolongée de l’immeuble peut avoir des conséquences financières pour le vendeur qui devra assumer certaines charges (assurance, taxe foncière, perte de loyer, etc.). Il appartiendra au notaire instrumentaire de lever toute incertitude en informant les parties sur la portée du mécanisme issu de l’ordonnance et éventuellement de fixer dans le cadre d’un avenant la date de réalisation de la condition suspensive.

Exemple n° 4 : DPU au profit d’une collectivité publique

Le notaire instrumentaire a notifié le droit de préemption le 20 février 2020. Pour rappel, la commune dispose d’un délai de deux mois pour prendre position (C. urb., art. L. 213-2). L’article 7 de l’ordonnance suspend et reporte le délai à la fin de la période juridiquement protégée.

Le délai est suspendu jusqu’au 24 juin et reprend son cours après cette date.

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Variante : le délai du droit de préemption commence à courrier à compter du 20 mars 2020

L’article 7 prévoit que le délai est suspendu pendant la période juridiquement protégée et reprend son cours après cette date. La commune aura jusqu’au 24 août pour préempter. Ce mécanisme ne s’impose pas à la commune qui peut toujours décider de préempter ou de renoncer durant la période juridiquement protégée.

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La paralysie des clauses contractuelles

L’article 4 de l’ordonnance prévoit la paralysie des clauses contractuelles visant à sanctionner l’inexécution du débiteur.

Deux hypothèses sont envisagées par l’ordonnance :

les clauses dont le délai a expiré pendant la période juridiquement protégée sont réputées n’avoir pas pris cours ou produit effet qui sera reporté un mois après cette période, si le débiteur n’a pas exécuté son obligation d’ici là. les astreintes et clauses pénales qui avaient commencé à courir avant le 12 mars 2020. Leur cours est suspendu pendant la période juridiquement protégée, elles reprendront effet dès le lendemain.

Exemple : Clause pénale 

Un contrat, comportant une clause pénale devait être exécuté le 5 mars. Le 6 mars, le créancier a adressé une mise en demeure à son débiteur par laquelle il lui laissait dix jours pour exécuter le contrat, la clause devant produire ses effets à l’issue de ce délai.

Le délai expirant lors de la période juridiquement protégée, la clause pénale ne produira pas ses effets quand bien même le débiteur ne s’exécute pas. Si le débiteur ne s’exécute pas pendant la période juridiquement protégée, la clause ne pourra produire son effet que dans le mois qui suit la fin de cette période.

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Exemple : Clause pénale

Un contrat devait être exécuté le 1er mars ; une clause pénale prévoit une sanction de 100 € par jour de retard. Le débiteur n’ayant pas achevé l’exécution à la date prévue, la clause pénale a commencé à produire ses effets le 2 mars.

Les astreintes et clauses pénales qui ont commencé à courir avant le 12 mars 2020 sont suspendues pendant la période juridiquement protégée. Elle recommencera à produire son effet le lendemain si le débiteur ne s’est toujours pas exécuté.

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Contrats renouvelables par tacite reconduction et contrats dont la résiliation est encadrée dans une période déterminée

L’article 5 de l’ordonnance permet au cocontractant qui n’a pas pu procéder à la résiliation ou s’opposer au renouvellement d’une convention en raison de l’expiration du délai au cours de la période protégée, de bénéficier d’une prolongation de deux mois après la fin de cette période.

Exemple

Un contrat a été conclu le 25 avril 2019 pour une durée d’un an. Celui-ci prévoit que le contrat sera automatiquement renouvelé sauf si l’une des parties adresse une notification à son cocontractant au plus tard un mois avant son terme.

Conformément à l’article 5 de l’ordonnance, le délai ayant expiré durant la période juridiquement protégée, chaque cocontractant pourra s’opposer au renouvellement jusqu’au 24 août 2020.

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Le difficile argument de l’impartialité

Par un arrêt du 17 décembre 2019, la cour d’appel de Paris s’est penchée, pour une rare fois, sur le défaut d’impartialité d’un tribunal arbitral. En effet, les demandeurs à l’annulation invoquent moins souvent cette exigence pour contester la régularité de la composition d’un tribunal, que son presque-frère jumeau, le défaut d’indépendance. Ces deux garanties essentielles à la bonne administration de la justice et indispensables à la nécessaire confiance que celle-ci doit inspirer, ainsi qu’aux droits de la défense, ne se confondent pas tout à fait. Comme le souligne la doctrine, tandis que l’indépendance est « comprise comme supposant l’absence de lien matériel ou intellectuel caractérisant une situation de nature à affecter le jugement de l’arbitre et constituant un risque de prévention à l’égard de l’une des parties », l’impartialité d’un arbitre suppose qu’il soit « dépourvu de préjugés » (C. Seraglini et J. Ortscheidt, Droit de l’arbitrage interne et international, 2019, Montchrestien/Lextenso éditions, § 229 s., en part. § 229 et 232).

Si cette question de l’impartialité présente une certaine originalité, les faits à l’origine du litige sont quant à eux classiques : il s’agissait d’un différend en lien avec la fixation du prix d’une cession d’actions par un collège d’experts, en application de l’article 1592 du code civil. Les parties à l’arbitrage avaient conclu un pacte d’actionnaires contenant une option de vente. Les sociétés qui en étaient bénéficiaires ont exercé cette option mais, faute de s’accorder sur le prix de la cession, les parties ont dû convenir d’un protocole d’expertise, désignant un collège de « Banques Experts ». Ce dernier a fixé le prix à dire d’expert. Or les cessionnaires, qui estimaient ce prix erroné, ont refusé de procéder à la vente. Les cédants ont alors saisi le juge des référés et ont obtenu de celui-ci qu’il prononce la vente forcée des actions.

En réponse, les cessionnaires ont engagé une procédure arbitrale, sous l’égide de la chambre de commerce et d’industrie (CCI), alléguant que les Banques Experts auraient commis une erreur grossière de nature à priver leur décision de force obligatoire. Dans sa sentence, le tribunal arbitral a rejeté l’ensemble des demandes formulées par les demanderesses. Considérant que le tribunal arbitral était irrégulièrement constitué, celles-ci ont formé un recours en annulation sur le fondement de l’article 1492, 2°, du code de procédure civile.

Elles considéraient que le tribunal arbitral avait adopté un comportement contradictoire, manifestant ainsi un défaut d’impartialité. Elles estimaient plus précisément que les arbitres avaient, au cours de la procédure, été convaincus de l’existence d’un rapport motivé des conclusions des Banques Experts, dont ils avaient ensuite nié l’existence dans la sentence, occultant ainsi un élément de fait déterminant. C’est cette prétendue contradiction entre ces deux positions qui apportait, selon elles, la preuve du défaut d’impartialité du tribunal.

Les demanderesses estimaient également que le tribunal souffrait d’un défaut d’impartialité car l’arbitre nommé par les défenderesses publiait et partageait régulièrement des activités avec un avocat, dans un premier temps désigné comme arbitre par les défenderesses, avant de finalement se déporter. Les demanderesses considéraient que les sociétés défenderesses ayant procédé à ces deux nominations successives s’étaient de ce fait « comportées comme si elles n’acceptaient pas d’être soumises à la décision d’arbitres susceptibles d’échapper à leur influence ».

La décision commentée offre à la cour d’appel l’occasion de juger si un comportement contradictoire adopté par un tribunal arbitral en cours de procédure peut caractériser un défaut d’impartialité. Elle permet également de considérer la question des publications conjointes et la participation commune à un congrès d’un des membres du tribunal et d’un avocat pressenti pour être nommé arbitre par la même partie, au regard, toujours, de l’exigence d’impartialité.

À la première question, la réponse est affirmative en principe, bien que la demanderesse au recours doive néanmoins apporter des faits précis et vérifiables au soutien de son allégation, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. À la seconde question, la réponse est négative. En conséquence, après avoir rappelé le principe selon lequel « l’indépendance d’esprit est indispensable à l’exercice du pouvoir juridictionnel, quel qu’en soit la source, et constitue l’une des qualités essentielles de l’arbitre qui assure à chaque partie un traitement égal », le juge de l’annulation a rejeté le recours.

La cour inscrit son analyse dans une démarche objective, puisque c’est d’un point de vue objectif qu’elle recherche l’existence d’une marque manifeste de parti pris. Prudente, elle ne se laisse toutefois pas embarquer sur le terrain de la révision au fond de la sentence, et considère que, « sous couvert du grief non fondé de violation de l’article 1492, 2°, du code de procédure civile, les demanderesses critiquent en réalité au fond la motivation de la sentence et ne tendent qu’à en obtenir la révision ».

Cette conclusion repose sur trois arguments développés successivement. Tout d’abord, le juge de l’annulation estime qu’il ne ressort ni de l’ordonnance de procédure ni des déclarations du président à l’audience que le tribunal « ait tenu comme établi que ces banques avaient rédigé un rapport de fin de mission ou tout autre document écrit contenant la motivation de leurs conclusions ». Le premier élément de fait sur lequel se fondaient les demanderesses pour établir le défaut d’impartialité est ainsi écarté.

Ensuite, la cour refuse de considérer comme une preuve de partialité du tribunal le fait que ce dernier ait, au stade de l’examen des demandes de production de documents, affirmé que la production du rapport sollicitée était appropriée pour la résolution du litige, puis ait, dans sa sentence, estimé que les Banques Experts n’avaient « ni dissimulé l’absence d’un tel rapport ni fait accroire à son existence ». Au contraire, la cour retient que les parties ont renoncé à la motivation de la décision des experts, en application de l’ancien article 1156 du code civil, et que ces derniers n’ont jamais affirmé qu’un rapport de motivation existait, mais se sont simplement bornés à invoquer la clause de confidentialité du protocole d’expertise. La cour estime également que le comportement des experts confirme que les parties ont renoncé à leur obligation de motivation de leur décision.

Enfin, la cour écarte le dernier argument soulevé par les demanderesses tenant à la composition du tribunal. Elle y répond que « la seule circonstance qu’un arbitre, désigné par une partie à l’instance arbitrale, ait participé, au cours de la procédure arbitrale, à un congrès en même temps qu’un précédent arbitre désigné par la même partie qui avait décliné sa désignation » n’engendre aucun doute sur l’impartialité de cet arbitre ni sur celle du tribunal.

En dépit du rejet du recours en annulation, la décision de la cour d’appel mérite l’attention puisqu’elle est l’occasion de suivre son analyse sur l’exigence d’impartialité, d’ordinaire assez peu débattue. Il est vrai qu’en la matière, la barre est haute, puisque le demandeur à l’annulation doit rapporter la preuve qu’il existe « des faits précis et vérifiables de nature à faire naître un doute raisonnable sur cette impartialité », ce qui est sans doute de nature à décourager les plaideurs.

L’une des questions qui se posent est évidemment celle de la matérialisation de la partialité du juge ou du tribunal, puisque le système judiciaire dans son ensemble repose sur la présomption d’impartialité des personnes qui sont amenées – quelle que soit la source de ce pouvoir – à exercer une mission juridictionnelle. Cette condition élémentaire pour le bon fonctionnement de la justice est d’ailleurs souvent rappelée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), au visa de l’article 6 de la Convention européenne (CEDH 23 juin 1981, Le Compte, Van Leuven et de Meyere c. Belgique, nos 6878/75 et 7238/75, § 58, Gaz. Pal. 1981. 2. 775, note G. Delamarre ; 15 oct. 2009, Micallef c. Malte, n° 17056/06, § 94, AJDA 2010. 997, chron. J.-F. Flauss image ; RTD civ. 2010. 285, obs. J.-P. Marguénaud image ; 13 nov. 2007, Driza c. Albanie, n° 33771/02, § 75, Dalloz jurisprudence).

En l’espèce, la cour d’appel n’exclut pas que le comportement contradictoire d’un tribunal arbitral, révélé lors de la publication de la motivation de la décision, puisse constituer un fait précis et vérifiable de nature à faire naître un doute raisonnable sur l’impartialité de ce tribunal. Ce faisant, la cour d’appel s’aligne sur la jurisprudence française et européenne relative à l’impartialité des tribunaux étatiques.

Ainsi, il a été jugé qu’un tribunal faisait peser un doute sur sa propre impartialité lorsqu’il traitait les écritures des parties selon des modalités différentes, en se contentant de simplement viser les écritures d’une partie, tout en citant sur plusieurs pages les écritures de l’autre (Civ. 1re, 19 déc. 2018, n° 17-22.056, Dalloz actualité, 28 janv. 2019, obs. A. Bolze ; D. 2019. 24 image) ou encore s’il reproduisait dans sa motivation tous les points de conclusion d’une seule des parties à l’exclusion de l’autre (Civ. 3e, 18 nov. 2009, n° 08-18.029, Procédures 2010, n° 15, note B. Rolland). Il a également été jugé qu’une juridiction incapable de déterminer la composition réelle du tribunal lors du délibéré méconnaissait le droit à un juge impartial (Douai, ch. 2, sect. 2, 2 juill. 2015, n° 15/02762, C. Delattre, Impartialité : pierre angulaire du procès équitable, Bulletin Joly Entreprises en difficulté, n° 6, p. 369).

De la même façon, la Cour de cassation a annulé à plusieurs reprises des décisions de juges du fond – étatiques – qui avaient eu recours à des termes injurieux à l’égard d’une partie pour motiver leur décision (Soc. 8 avr. 2014, n° 13-10.209, D. 2014. 935 image ; JCP S 2014. 1316, obs. S. Brissy ; 23 oct. 2013, n° 12-16.840, Procédures 2014. Comm. 13, obs. A. Bugada ; Civ. 2e, 14 sept. 2006, n° 04-20.524, D. 2006. 2346 image ; ibid. 2007. 896, chron. V. Vigneau image ; AJDI 2006. 932 image, obs. F. Bérenger image ; JCP 2006. II. 10189, note R. Kessous ; Procédures 2006. Comm. 227, note R. Perrot). Les propos et comportements injurieux ou véhéments ne sont toutefois pas l’apanage des juges français, la CEDH ayant également condamné des États dont les juges avaient témoigné de l’hostilité envers l’une des parties dans des articles de presse (CEDH 16 sept. 1999, Italie c. Buscemi, n° 29569/95, § 67-68, D. 2000. 184 image, obs. N. Fricero image ; RTD civ. 2000. 618, obs. J. Normand image), ou qui s’étaient montrés menaçants et insultants envers une partie au cours de l’audience (CEDH 22 nov. 2019, Deli c. République de Moldova, n° 42010/06, Dalloz actualité, 20 nov. 2019, obs. M. Kebir).

Dans son analyse de la réalité du défaut d’impartialité des arbitres, la cour d’appel adopte toutefois en l’espèce une analyse pointilleuse des faits présentés comme démontrant le parti pris. Cette approche est conforme à d’anciennes décisions rendues en matière d’arbitrage, qui semblent être plus strictes que celle retenue par le droit français à l’égard des juges étatiques. Il a été ainsi jugé qu’une sentence ne devait pas être annulée pour défaut d’impartialité du tribunal s’il n’était pas démontré ce en quoi le comportement des arbitres manifestait une hostilité systématique ou véhémente, ou un parti pris propre à faire présumer de la part de l’arbitre un préjugé à l’encontre de l’une des parties (TGI Paris, ord. réf., 28 oct. 1988, Société Drexel Burnham Lambert limited et a. c. société Philipp Brothers et a., Rev. arb. 1990. 497).

Cette approche stricte fait écho aux difficultés qu’il y a à établir la preuve de l’impartialité d’un arbitre dans le cadre d’une récusation, puisque les rares exemples disponibles font état de situations extrêmes, à l’instar d’un arbitre ayant tenu des propos racistes stigmatisant les ressortissants de la nationalité d’une des parties à l’arbitrage (G. B. Born, « Chapter 12 : Selection, Challenge and Replacement of Arbitrators in International Arbitration », International Commercial Arbitration, 2e éd., Kluwer Law International, 2014, p. 1878).

Si la décision de la cour d’appel est bienvenue, la marque du parti pris du tribunal étant difficilement perceptible dans la motivation de la sentence, la justification aurait pu être plus précise.

L’utilisation par la cour d’appel de la formule « indépendance d’esprit » est notamment sujette à critique. La Cour de cassation l’a utilisée pour la première fois il y a un demi-siècle à une époque où l’arbitrage n’était pas ce qu’il est depuis devenu, pour annuler une convention d’arbitrage pour vice du consentement de la partie qui ignorait « une circonstance de nature à porter atteinte à cette qualité » (Civ. 2e, 13 avr. 1972, n° 70-12.774, Gaz. Pal. 1972. II. 17189, note P. Level). Cette formule est classique en jurisprudence, et bien qu’ayant disparu pendant un temps, elle semble aujourd’hui garder les faveurs des juges (C. Jarrosson, Remarques sur la preuve de l’absence d’indépendance de l’arbitre, à propos d’une affaire pittoresque, note sous Paris, pôle 1, ch. 1, 21 févr. 2012, Rev. arb. 2012. 595 s.).

Or la référence qui y est faite dans le contexte de la recherche d’un parti pris des arbitres est de nature à laisser subsister une confusion entre la notion d’indépendance des arbitres et celle, distincte, d’impartialité. En effet, s’il est logique qu’elles puissent être analysées conjointement puisqu’elles relèvent du même grief d’annulation, ces deux exigences doivent être distinguées afin de ne pas causer une confusion entre conflits d’intérêts et préjugés. La cour aurait pu se contenter de confirmer que la décision des arbitres était exclusivement fondée sur leur analyse de la valeur des arguments présentés par les parties, et non sur des préjugés ou un parti pris (P. Mayer, « Réflexions sur l’exigence d’indépendance de l’arbitre », in N. Ziadé (dir.), Festschrift Ahmed Sadek El-Kosheri, Kluwer Law international, 2015, p. 85-90).

Cette confusion est également entretenue par la réponse de la cour d’appel à l’argument tenant à la composition du tribunal, qu’elle a rejeté au motif que la participation commune à un congrès par l’arbitre désigné et un avocat pressenti préalablement pour cette même désignation n’était pas de nature à révéler un défaut d’impartialité.

S’il est vrai que les demanderesses ne pouvaient espérer obtenir l’annulation de la sentence sur ce fondement, la cour d’appel aurait gagné à préciser son raisonnement. Elle semble, en effet, restreindre la question à l’existence d’un conflit d’intérêts, se plaçant ainsi à tort sur le terrain de l’indépendance, alors que cette question aurait dû se poser également sous l’angle de l’impartialité en recherchant si la composition du tribunal offrait des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à d’éventuels partis pris de ses membres.

Ainsi, la cour aurait pu expliquer en quoi la circonstance évoquée par les demanderesses n’est objectivement pas, à elle seule, de nature à faire naître un doute quant à l’impartialité de l’arbitre finalement désigné ni de l’entier tribunal. L’argument présenté par les demanderesses semblait à tout le moins l’y inciter, puisque ces dernières visaient la nomination par les défenderesses d’un arbitre qu’elles présentaient comme incapable, du fait de son état d’esprit, de prendre le contre-pied de la partie qui l’avait nommée. Il est objectivement difficile de comprendre qu’une telle conclusion puisse être tirée de la simple participation conjointe à des événements publics. Il est encore plus incompréhensible qu’une telle conclusion puisse s’étendre à l’entier tribunal.

En réalité, les demanderesses semblaient plus accuser la partie adverse de ne nommer que des personnes qu’elle estimait être à sa main que de reprocher un défaut d’impartialité du tribunal ou d’un de ses membres. Si ces deux notions sont liées, la formulation de l’argument était malheureuse puisque c’est bien le for intérieur de chacun des arbitres qui peut être sujet à un défaut d’impartialité, et non pas les objectifs de stratégies procédurales poursuivis par la partie qui le nomme.

Au surplus, la cour aurait pu simplement souligner qu’un tel argument n’était en rien lié à la reddition de la sentence et que les demanderesses, faute de l’avoir soulevé avant le recours, y avaient donc renoncé en application de l’article 1466 du code de procédure civile.

Les praticiens de l’arbitrage pourront également regretter que la cour ne soit pas allée plus loin en justifiant sa décision par la liberté du tribunal arbitral de conduire la procédure de manière souveraine, sous réserve que chaque partie ait eu la possibilité d’être suffisamment entendue, et que les arbitres n’aient pas préjugé des questions de droit et de faits qui lui sont soumises. Il est en effet admis que les arbitres ne peuvent émettre de conclusions sur ces questions avant la délibération et la publication de la sentence, faute de quoi il serait légitime pour les parties de considérer que le tribunal, ou l’un de ses membres, fait preuve d’un parti pris caractérisant un défaut d’impartialité. Un tel préjugement peut être exprimé lors de la rédaction de l’acte de mission, des ordonnances de procédure, des audiences ou à l’occasion de toute communication entre un tribunal et les parties.

Or, en l’espèce, le tribunal a permis à chacune des parties de s’exprimer dans le cadre des demandes de production de documents, avant de prendre une décision sur cette question. Il a ensuite évalué les arguments respectivement présentés par chacune des parties pour trancher, au fond, le différend qui lui était soumis. Rien n’indique qu’il ait préjugé d’une question de droit ou de fait soumise à son pouvoir juridictionnel et qu’il ait donc conduit l’arbitrage avec un parti pris qui puisse être objectivement qualifié de défaut d’impartialité.

En définitive, la décision du juge de l’annulation apparaît justifiée d’un point de vue factuel. Il pourra toutefois être regretté que la cour s’en soit tenue, sans doute par habitude, à une formule établie de longue date qui entretient une confusion entre deux exigences qu’il conviendrait de distinguer, à tout le moins au niveau théorique.

De l’usage de la prudence dans la publication de clichés d’anciens ministres entretenant une relation amoureuse

Les droits de la personnalité ont souvent tendance à rentrer en contradiction entre eux. C’est le cas notamment entre le droit à la vie privée et la liberté d’expression. Bien évidemment, la question intéresse surtout les personnalités publiques pour lesquels il existe un « débat d’intérêt général » quant à certaines informations les concernant. Comme l’énoncent Philippe Malaurie et Laurent Aynès : « la vie privée n’est pas définie par la loi ; c’est sur ce point que s’est polarisée l’attention » (P. Malaurie et L. Aynès, Droit des personnes, la protection des mineurs et des majeurs, Paris, LGDJ, coll. « Droit civil », 2018, p. 166, n° 323). Or, en l’espèce, l’atteinte à la vie privée en elle-même ne posait pas problème. Contextualisons rapidement cet arrêt du 5 mars 2020 pour mieux en comprendre l’enjeu. En l’espèce, deux anciens ministres sous le quinquennat de François Hollande sont photographiés à leur insu aux États-Unis « vingt jours après leur démission conjointe du gouvernement ». C’est précisément sur ce point que l’ancien ministre de l’Économie, du redressement productif et du numérique a assigné la société d’édition de Paris Match. Pour se défendre, celle-ci argue bien évidemment du débat suscité par la démission des deux ministres : les clichés violent certes la vie privée de ces derniers mais les anciens ministres sont des personnalités publiques.  Devant les juges du fond, l’argumentation n’arrive pas à convaincre : la cour d’appel condamne la société d’édition à réparer le préjudice du ministre à hauteur de 9 000 € de cette atteinte à sa vie privée. Elle se pourvoit donc en cassation. Le pourvoi est rejeté, la solution est sans équivoque : « cet article, illustré par des photographies prises à l’insu des intéressés, avait porté atteinte au droit de M. Montebourg au respect de sa vie privée et de son image ».

Dans une motivation enrichie, la Cour de cassation rappelle tout d’abord les conditions qui peuvent entraîner une atteinte légitime à la vie privée. D’une part, la Haute juridiction rappelle une solution antérieure (Civ. 1re, 21 mars 2018, n° 16-28.741, D. 2018. 670 image ; ibid. 2039, chron. C. Barel, S. Canas, V. Le Gall, I. Kloda, S. Vitse, S. Gargoullaud, R. Le Cotty, J. Mouty-Tardieu et C. Roth image ; ibid. 2019. 216, obs. E. Dreyer image ; Dalloz IP/IT 2018. 380, obs. E. Dreyer image ; Légipresse 2018. 194 et les obs. image ; RTD civ. 2018. 362, obs. D. Mazeaud image) qui avait précisé le faisceau d’indices qui pouvait aboutir à légitimer la violation : « la contribution de la publication incriminée à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de ladite publication, ainsi que les circonstances de la prise des photographies, et procéder, de façon concrète, à l’examen de chacun de ces critères ». Ces éléments sont nombreux mais les juges du fond doivent donc veiller à contrôler chaque élément précisément. Mais, d’autre part, la relation amoureuse et sentimentale est peut-être le cœur-même de la vie privée ; cette « arrière-boutique » dont parle Montaigne dans ses Essais si chers à Carbonnier. La Cour de cassation rappelle donc que pour cette partie précise de la vie privée, la seule référence discrète à un débat d’intérêt général dans l’article ne suffit pas (CEDH 29 mars 2016, Bédat c/ Suisse [GC], n° 56925/08, § 64, Légipresse 2016. 206 et les obs. image ; RSC 2016. 592, obs. J.-P. Marguénaud image). Il faut que l’article tout entier y soit consacré et que les clichés parviennent à illustrer ce débat. C’est ce qu’essayait de faire la société d’édition dans ses moyens en évoquant « le déclin du Parti socialiste » qui aurait débuté pendant le quinquennat de M. Hollande suite à cette démission. La branche du moyen est parlante à ce sujet : « bien que M. Montebourg soit une personnalité publique qui venait alors d’occuper les fonctions officielles de ministre de l’économie, du redressement productif et du numérique, et que le public ait eu un intérêt légitime à être informé de l’existence d’une relation intime entre deux des ministres « frondeurs », susceptible d’avoir exercé une influence sur leur décision commune de s’opposer à la ligne politique du gouvernement et d’en démissionner simultanément, décision ayant contribué, au sein de la majorité politique au pouvoir, à alimenter un conflit qui a été l’une des principales causes du déclin du Parti socialiste ». L’article se concentrait, selon la société d’édition sur l’importance de la démission de ces deux ministres pour montrer l’affaiblissement du parti au pouvoir. Mais l’argumentation peine à convaincre pour plusieurs raisons. La principale d’entre-elles reste la difficulté de comprendre comment des clichés témoignant d’une relation amoureuse illustre ce débat. L’article était, en réalité, orienté sur ce point précis ; le titre le évoquant la « Love story à San Francisco ». Un tel intitulé ne laisse que peu de place à une réflexion de sciences politiques sur le déclin du parti socialiste. C’est là où le bât blesse. Certes, la démission des deux ministres est « évoquée » mais ceci reste insuffisant pour légitimer l’existence du débat d’intérêt général. L’arrêt d’appel le précise parfaitement : « les lecteurs étant uniquement informés de ce que les anciens ministres entretiennent une relation amoureuse loin de l’agitation politique parisienne ». En somme, l’article ne traite pas concrètement du débat d’intérêt général, il ne fait que puiser quelques éléments intéressant la politique pour ensuite ne traiter que la relation intime des anciens ministres.

On remarque donc une certaine appréhension de la vie privée dans cet arrêt. La Cour de cassation ne remet nullement en cause la possibilité de nourrir un débat d’intérêt général. Loin de cette idée, elle protège cette notion qui doit être considérée comme une exception dans l’atteinte à ce droit fondamental. La simple mention de ce débat, en quelques lignes, ne suffit pas. Il faut que l’article étudie expressément cette question politique. Se contenter d’évoquer rapidement le débat ne permet pas de légitimer une atteinte à la vie privée. C’est une solution heureuse qui permet une meilleure protection de l’intimité de chacun. La cour d’appel évoque ce que l’article aurait pu mentionner d’ailleurs en précisant qu’il : « ne fait aucune allusion aux conséquences de cette relation sur leurs fonctions et ambitions politiques respectives, pas plus qu’au débat politique ouvert à la suite du remaniement ministériel consécutif à leur démission ». Le conflit de normes fondamentales est réglé d’une manière harmonieuse : la vie privée triomphe quand il n’y a pas d’intérêt à la violer pour informer le public. Le débat d’intérêt général, en tant que notion indéterminée (P. Malaurie et L. Aynès, Droit des personnes, op. cit., p. 170, n° 325) reste donc apprécié factuellement. Le juge doit arbitrer ces conflits de normes entre elles en restant suffisamment proche des faits pour vérifier l’existence et la réalité d’un tel débat.

Les 7 nouveaux projets d’ordonnances présentés en conseil des ministres

Contentieux de l’hospitalisation d’office : précieux rappels

D’une part, en matière d’hospitalisation sans consentement, le juge de la liberté et des détentions (JLD) n’est jamais tenu de relever d’office un moyen pris de l’irrégularité de la procédure au regard des dispositions du code de la santé publique. D’autre part, les éléments susceptibles de caractériser la nécessité de l’hospitalisation sans consentement dépendent des preuves rapportées. Doivent alors être rejetés les pourvois qui contestent le caractère concret de cette qualification opérée par le juge des libertés et de la détention ou par le premier président de la cour d’appel.

L’hospitalisation sans consentement repose sur un jeu procédural équilibré qui reçoit régulièrement des précisions importantes de la part de la Cour de cassation. Les deux arrêts du 5 mars 2020 (nos 19-23.287 et 19-24.080) portent sur des questions intéressant la procédure en tant que telle et sa nécessité. Ils n’apportent pas de précisions inédites mais il reste bon en cette matière complexe d’avoir quelques certitudes confirmées… Les faits sont, une fois n’est pas coutume, très classiques. Dans les deux espèces, une personne est admise en soins psychiatriques sans consentement. La première espèce (pourvoi n° 19-23.287) permet de comprendre que c’est la curatrice de l’intéressé qui déclenche la procédure. La seconde espèce (pourvoi n° 19-24.080) présente une situation plus complexe. L’intéressé a été interné en urgence à la suite d’une mesure provisoire décidée par le maire d’une commune. Le lendemain, le préfet décide d’un internement sans consentement à titre complet sur le fondement de l’article 3213-1 du code de la santé publique. Point commun des situations factuelles, les personnes internées contestent plusieurs éléments de la procédure d’hospitalisation sans consentement qu’ils jugent irréguliers. Dans le pourvoi n° 19-23.287, l’intéressé soutient devant la Cour de cassation que le directeur de l’établissement d’accueil n’a pas transmis des documents nécessaires sur le fondement de l’article L. 3212-5 du code de la santé publique. Dans le pourvoi n° 19-24.080, la personne internée contestait l’arrêté préfectoral qui ne mentionnait pas les circonstances de l’examen médical réalisé avant son admission. La Cour de cassation répond de la même manière aux deux cas : sans avoir été soulevé en appel, le moyen n’a pas l’obligation d’être relevé d’office. Voici une solution lourde de ce sens dans ce contentieux particulier. Le second point présente également un vif intérêt. Pour que le prolongement de la mesure d’hospitalisation sans consentement puisse être à l’abri d’une cassation, encore faut-il qu’elle soit nécessaire eu égard à la situation. Dans les deux cas, les éléments factuels étaient rapportés avec précision. Le rejet des deux pourvois était donc inévitable tant sur l’une que sur l’autre des branches des moyens présentés. L’architecture des deux arrêts rendus le même jour est identique. Nous les étudierons donc de concert.

Un enseignement pratique, d’abord : il faut impérativement présenter tout défaut procédural dès la première phase de la contestation. Même si elles révèlent des différences notables que nous avons relevées, les situations regrettées devant la Cour de cassation – insuffisance d’un arrêté ou non-transmission de documents – auraient pu avoir une certaine force si elles avaient bien été présentées au bon moment. D’où l’avertissement de la Cour de cassation : pour qu’ils puissent trouver une application utile, ces moyens doivent être présentés tôt dans la phase de contestation de la prolongation. Sous l’angle de la procédure civile, la solution est irréprochable. Mais il faut alors avoir à l’esprit pour la défense des intéressés que toute irrégularité procédurale doit être soumise dès les premières étapes de la procédure, soit au plus tard devant le premier président de la cour d’appel. Sans cette rapidité exigée, le juge n’a donc aucune obligation de relevé d’office de telles irrégularités. On peut le comprendre aisément ; c’est à l’intéressé de présenter une telle argumentation promptement, du moins à son conseil. Il serait toutefois possible d’y voir une brèche dans la protection des droits de l’intéressé. S’il existe une irrégularité dans la procédure non soulevée avant le pourvoi en cassation, faut-il empêcher le juge de la relever d’office ? La question appelle une réponse négative d’où la distinction bien connue en procédure civile entre la possibilité de relever d’office et son obligation. Ici, il ne s’agit que d’une possibilité. Sur la continuité de la mesure, la Cour de cassation rappelle utilement les bases de la matière.

Comment caractériser « les troubles mentaux compromettant la sécurité des personnes ou portant gravement atteinte à l’ordre public » ? Une mosaïque de situations factuelles est envisageable. À dire vrai, il n’existe aucune possibilité de théorisation réelle et l’appréciation de la situation est abandonnée sagement au JLD ou au premier président de la cour d’appel. Or, dans la première situation, on peut noter : « cet envahissement délirant et hallucinatoire avec les troubles de comportement qui en résultent et la méconnaissance de leur caractère pathologique l’expose à une dangerosité pour elle et pour les autres autour d’elle ». Dans la seconde, on remarque la même gravité de l’espèce : « constatant l’agressivité de M. V… envers l’équipe médicale, les sapeurs-pompiers et la police et le fait qu’il aurait été vu dans la rue avec un sabre », couplée avec une adoration pour les leaders de l’idéologie nazie. Dans chaque pourvoi, le moyen essayait de travailler sur l’insuffisance de la dangerosité de l’intéressé. Par exemple, dans l’affaire n° 19-24.080, il était reproché une absence de motivation concrète dans la preuve de la dangerosité. Mais la Cour de cassation refuse d’y voir une insuffisance. Les situations décrites permettaient bien de prolonger les mesures d’internement sans consentement. Le contentieux étant très récurrent en la matière, on peut aisément comprendre que la Cour de cassation n’impose pas une motivation plus développée du JLD ou du premier président de la cour d’appel en pareille situation. Chaque ordonnance contestée présentait les éléments factuels, souvent issus du certificat médical, qui permettaient de prolonger la mesure. Inutile d’aller plus loin en pareille situation. De telles solutions sont garantes de l’objectif de la rénovation des mesures d’hospitalisation sans consentement : protéger de l’ordre public tout en préservant les droits des personnes internées.

Amiante : précisions sur l’acte d’interruption du délai de prescription

Un homme a été au contact, durant sa vie professionnelle, de produits amiantés qui sont la cause du développement d’un cancer broncho-pulmonaire qui a causé sa mort en octobre 2006. La maladie a été reconnue comme une maladie professionnelle par son organisme social. 

Le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (FIVA) a, conformément à la loi du 23 décembre 2000, notifié aux nombreux ayants droit des offres d’indemnisations qui ont été acceptées. Ces offres ont trait à la réparation de leurs préjudices personnels, ainsi qu’à l’action successorale, pour le préjudice fonctionnel et les préjudices extrapatrimoniaux du défunt.

Cependant, une demande formulée le 30 novembre 2017 par d’autres ayants droit visant l’indemnisation de leur préjudice moral et d’accompagnement respectif subi du fait du décès de la même personne est rejetée le 20 février 2018. Le FIVA considère que leur demande intervient trop tard et que l’action est prescrite.

Malgré un recours formé le 20 avril 2018 contre cette décision, les juges de la cour d’appel de Paris décident que les demandes d’indemnisations sont bien irrecevables, car prescrites.

Les demandeurs forment alors un pourvoi devant la Cour de cassation, mais cette dernière le rejette comme en témoigne cet arrêt du 5 mars 2020.

Les victimes indirectes essaient de faire valoir leur droit à indemnisation. Elles arguent que puisque le FIVA a formulé des offres à d’autres ayants droit, elles devraient pouvoir bénéficier elles aussi de l’effet interruptif du délai de prescription de dix ans. Les auteurs du pourvoi reprochent ainsi aux juges de la cour d’appel de Paris d’avoir violé les articles 2240 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 et 53 de la loi n° 2000-1257 du 23 décembre 2000.

Des ayants droit, qui étaient étrangers aux premières demandes d’indemnisation formulées auprès du FIVA par d’autres ayants droit, peuvent-ils se prévaloir des offres adressées à ces derniers alors qu’elles ne leur sont pas destinées et ceci, dans le but d’écarter la prescription attachée à leur action ?

La Cour de cassation, en rejetant le pourvoi, valide le raisonnement de la cour d’appel de Paris. Cette dernière a jugé que l’article 2240 du code civil ne pouvait être actionné, car le FIVA n’avait jamais reconnu les demandeurs comme des créanciers et qu’ils n’avaient pas été « partie » aux primo-demandes.

Le FIVA est créé le 23 décembre 2000 bien que la prise de conscience de la dangerosité du produit soit plus ancienne. La première victime décédée des suites de l’inhalation de cette fibre date de 1899, mais il faut attendre le 1er janvier 1997 pour que l’utilisation de l’amiante soit proscrite.

Le délai dans lequel les victimes ont la possibilité de saisir le FIVA n’est pas mentionné dans la loi du 23 décembre 2000 si bien que, par avis et par arrêt (Cass., avis, 18 janv. 2010, n° 09-00.004, D. 2010. 329 image ; ibid. 2076, chron. H. Adida-Canac image et Civ. 2e, 8 juill. 2010, n° 09-70.493, D. 2010. 2076, chron. H. Adida-Canac image), la Cour de cassation a considéré que le délai quadriennal prévu dans la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 – relative à la prescription des créances sur l’État, les départements, les communes et les établissements publics – devait s’appliquer. Les demandeurs considéraient, sur ce point, que la saisie d’un organisme de solidarité nationale ne devait pas faire l’objet d’une prescription à l’instar d’une action en justice. Le législateur est donc intervenu le 20 décembre 2010 en introduisant, dans la loi du 23 décembre 2000 – d’application immédiate – l’article 53-III bis qui est venu porter à dix ans la prescription des droits à indemnisation des victimes de l’amiante. Les causes d’interruption de la prescription ne pouvaient donc logiquement plus se rapporter à la loi de 1968 et c’est naturellement que la Cour de cassation (Civ. 2e, 13 juin 2019, n° 18-14.129, D. 2019. 1346 image ; ibid. 1792, chron. N. Touati, C. Bohnert, S. Lemoine, E. de Leiris et N. Palle image ; n° 18-19.602 ; n° 18-19.603, n° 18-19.604 ; n° 18-18.235 et n° 18-14.653 ; Civ. 2e, 24 oct. 2019, n° 18-13.666) a jugé qu’il fallait se référer aux causes d’interruption comprises dans le droit commun. Dans le code civil, on retrouve les règles relatives au report du point de départ ou de suspension de la prescription dans la deuxième section du chapitre trois du titre dix intitulé « de la prescription extinctive ».

Dans cette espèce, la cour d’appel de Paris a considéré que les victimes indirectes avaient jusqu’au 22 novembre 2016, soit dix ans après la date à laquelle le décès de la victime principale a été établi comme étant en lien de causalité avec sa pathologie. Cela est conforme à la loi de 2010 qui fixe le point de départ du délai de la prescription, s’agissant des demandes des ayants droit d’une personne décédée à la suite d’une exposition à l’amiante, à la date du premier certificat médical établissant le lien entre le décès et cette exposition. La demande des victimes indirectes n’ayant été formulée que le 30 novembre 2017, ces dernières étaient normalement bien forcloses. Elles entendaient pourtant se prévaloir des demandes préalablement formulées auprès du FIVA par d’autres ayants droit, car ces demandes concernaient le même fait dommageable, à savoir, la mort de l’employé victime d’un cancer. Dès lors, puisque les demandes formulées poursuivaient le même but, chacun pouvait se prévaloir des demandes des autres. Les demandeurs, dans leurs conclusions, se sont sans doute prévalus d’un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 24 janvier 2002. Les juges du droit avaient considéré, à l’occasion d’un accident du travail imputable à l’employeur, que les demandes d’indemnisation complémentaires formées par des ayants droit par saisine du tribunal des affaires de sécurité sociale ont un effet interruptif de prescription qui profite à d’autres ayants droit ayant formé leur demande postérieurement. Et ce, dès lors qu’il s’agissait du même fait dommageable (Soc. 24 janv. 2002, n° 00-11.696). D’autres exceptions à l’effet relatif de l’interruption de la prescription existent. Elles sont prévues par la loi (v. en matière de caution ou d’obligations solidaires, ou par la jurisprudence, J.-J. Taisne, J.-Cl. Civ., art. 2240 à 2246, vis Interruption de la prescription, nos 162 s.) et par la jurisprudence (V. par ex., en matière d’usufruit ou de copropriété, J.-Cl. Civ., préc., nos 170 s.). Mise à part ces exceptions, le principe demeure de l’effet relatif des causes d’interruptions de la prescription qu’il faut manier avec précaution, car si tout le monde peut se prévaloir des demandes de chacun à n’importe quel moment, le principe de la prescription perd de sa force. Ainsi, l’acte interruptif de prescription ne peut normalement profiter qu’au créancier qui agit à l’encontre du débiteur qui prescrit. C’est ce que vient affirmer, dans cet arrêt du 5 mars 2020, la Cour de cassation en rejetant le pourvoi formé par les demandeurs.

Par ailleurs, la règle posée à l’article 2240 du code civil, à savoir que « La reconnaissance par le débiteur du droit de celui contre lequel il prescrivait interrompt le délai de prescription », implique nécessairement que le débiteur, en l’espèce le FIVA, ait reconnu la créance des demandeurs ce qui n’est pas évident ici puisque même si les demandes concernent la même personne, elles ne visent pas exactement le même préjudice. Non seulement, car chaque préjudice est toujours personnel, mais aussi, car ceux visés dans la demande tardive ne sont pas forcément les mêmes que ceux visés par les autres ayants droit dans leur demande antérieure.

Il n’en demeure pas moins que les difficultés sont réelles et les interrogations légitimes. Elles viennent sans doute de la confusion entre l’engagement d’une action en justice et la saisie d’un Fonds d’indemnisation. La Cour de cassation penche le plus souvent en faveur d’une identité des règles relatives à la prescription dans ces deux cas et l’arrêt du 5 mars 2020 permet d’apporter de précieuses précisions.

Coronavirus : impact sur les délais pour agir et les délais d’exécution forcée en matière civile

La loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 (JO 24 mars), entrée en vigueur le 24 mars, instaure un état d’urgence sanitaire. En son article 11, cette loi autorise le gouvernement « à prendre par ordonnances, dans un délai de trois mois à compter de [s]a publication […], toute mesure, pouvant entrer en vigueur, si nécessaire, à compter du 12 mars 2020, relevant du domaine de la loi ».

Plus particulièrement, les mesures prescrites par ordonnances peuvent porter sur l’activité judiciaire et administrative. En ce sens, l’article 11, I, 2°, dispose :

« Afin de faire face aux conséquences, notamment de nature administrative ou juridictionnelle, de la propagation de l’épidémie de covid-19 et des mesures prises pour limiter cette propagation, toute mesure :

a) Adaptant les délais et procédures applicables au dépôt et au traitement des déclarations et demandes présentées aux autorités administratives, les délais et les modalités de consultation du public ou de toute instance ou autorité, préalables à la prise d’une décision par une autorité administrative et, le cas échéant, les délais dans lesquels cette décision peut ou doit être prise ou peut naître ainsi que les délais de réalisation par toute personne de contrôles, travaux et prescriptions de toute nature imposées par les lois et règlements, à moins que ceux-ci ne résultent d’une décision de justice ;

b) Adaptant, interrompant, suspendant ou reportant le terme des délais prévus à peine de nullité, caducité, forclusion, prescription, inopposabilité, déchéance d’un droit, fin d’un agrément ou d’une autorisation ou cessation d’une mesure, à l’exception des mesures privatives de liberté et des sanctions. Ces mesures sont rendues applicables à compter du 12 mars 2020 et ne peuvent excéder de plus de trois mois la fin des mesures de police administrative prises par le gouvernement pour ralentir la propagation de l’épidémie de covid-19 ;

c) Adaptant, aux seules fins de limiter la propagation de l’épidémie de covid-19 parmi les personnes participant à la conduite et au déroulement des instances, les règles relatives à la compétence territoriale et aux formations de jugement des juridictions de l’ordre administratif et de l’ordre judiciaire ainsi que les règles relatives aux délais de procédure et de jugement, à la publicité des audiences et à leur tenue, au recours à la visioconférence devant ces juridictions et aux modalités de saisine de la juridiction et d’organisation du contradictoire devant les juridictions ».

Dans ces conditions, deux ordonnances, datées du 25 mars 2020, ont fortement impacté les délais pour agir et les délais d’exécution forcée en matière civile :

1. La première ordonnance n° 2020-304 porte sur l’adaptation des règles applicables aux juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale et aux contrats de syndic de copropriété.

L’adaptation des règles d’organisation des juridictions porte notamment sur :

• la possibilité pour le premier président de la cour, lorsqu’une juridiction du premier degré est dans l’incapacité totale ou partielle de fonctionner, d’opérer un transfert de compétence vers une autre juridiction de même nature et du ressort de la même cour (ord., art. 3) ;

• les modes de communication des informations relatives à la suppression des audiences ou des auditions par le greffe (ord., art. 4) ;

• la mise en place de procédures sans audience (ord., art. 8), avec publicité restreinte ou en chambres du conseil (ord., art. 6), avec utilisation d’un moyen de télécommunication audiovisuelle (ord., art. 7) ainsi qu’à juge unique (ord., art. 5) ;

• la possibilité pour le juge des référés de « rejeter la demande avant l’audience, par ordonnance non contradictoire, si la demande est irrecevable ou s’il n’y pas lieu à référé (ord., art. 9) ».

2. Par une seconde ordonnance n° 2020-306, le gouvernement se prononce sur les modalités de prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et l’adaptation des procédures pendant cette même période.

Une circulaire du 26 mars 2020 (circ. n° CIV/01/20 du 26 mars 2020, d’application immédiate) vient préciser les dispositions du titre Ier de l’ordonnance.

L’article 2 de cette ordonnance prévoit un mécanisme de prorogation des délais échus pendant une certaine période : « Tout acte, recours, action en justice, formalité, inscription, déclaration, notification ou publication prescrit par la loi ou le règlement à peine de nullité, sanction, caducité, forclusion, prescription, inopposabilité, irrecevabilité, péremption, désistement d’office, application d’un régime particulier, non avenu ou déchéance d’un droit quelconque et qui aurait dû être accompli pendant la période mentionnée à l’article 1er sera réputé avoir été fait à temps s’il a été effectué dans un délai qui ne peut excéder, à compter de la fin de cette période, le délai légalement imparti pour agir, dans la limite de deux mois. Il en est de même de tout paiement prescrit par la loi ou le règlement en vue de l’acquisition ou de la conservation d’un droit. »

Le texte prévoit également que certaines mesures administratives ou juridictionnelles (ord., art. 3 : cet article vise : 1° Les mesures conservatoires, d’enquête, d’instruction, de conciliation ou de médiation ; 2° les mesures d’interdiction ou de suspension qui n’ont pas été prononcées à titre de sanction ; 3° les autorisations, permis et agréments ; 4° les mesures d’aide, d’accompagnement ou de soutien aux personnes en difficulté sociale ; 5° les mesures d’aide à la gestion du budget familial) qui viennent à échéance au cours d’une période déterminée seront prorogées de plein droit jusqu’à l’expiration d’un délai de deux mois suivant la fin de cette période (en d’autres termes et conformément aux règles qui seront présentées dans le corps de l’article, les mesures administratives ou judiciaires visées et qui viennent à échéance entre le 12 mars 2020 et le 24 juin 2020, sont prorogées de plein droit jusqu’au 25 août 2020 ; sur la computation des délais, v. infra).

Enfin, l’ordonnance se prononce sur les délais déterminés par les astreintes, clauses pénales, clauses résolutoires, clauses de déchéance, ayant expiré au cours d’une certaine période (ord., art. 4), ainsi que sur la résiliation et la tacite reconduction d’un contrat au cours de cette même période (ord., art. 5).

Les praticiens doivent garder en mémoire de telles dispositions qui ne seront pas examinées dans le cadre de la présente étude.

Il convient de revenir sur les délais pour agir et les délais d’exécution forcée concernés, la période d’échéance et la prorogation visées par ces deux ordonnances.

Les délais concernés

Les délais retenus

L’article 2 de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 vise « tout acte, recours, action en justice, formalité, inscription, déclaration, notification ou publication prescrit par la loi ou le règlement » sanctionné par la « nullité, sanction, caducité, forclusion, prescription, inopposabilité, irrecevabilité, péremption, désistement d’office, application d’un régime particulier, non avenu ou déchéance d’un droit quelconque ». Il intéresse également « tout paiement prescrit par la loi ou le règlement en vue de l’acquisition ou de la conservation d’un droit ».

La circulaire du 26 mars 2020 confirme que les délais contractuellement prévus et le paiement des obligations contractuelles ne sont pas concernés par le mécanisme de prorogation, en dehors des cas visés à l’article 4 de l’ordonnance. Ces délais conventionnels demeurent toutefois protégés par les dispositions de droit commun régissant le cours d’un délai (la circulaire fait expressément référence à la suspension du délai de prescription pour impossibilité d’agir [C. civ, art. 2234] et le jeu de la force majeure [C. civ., art. 1218]). 

L’article 2, I, de l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 précise, de son côté, que la prorogation des délais échus se rapporte aux procédures introduites devant les juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale.

Trois catégories de délais retiennent particulièrement notre attention : les délais d’action, les délais de procédure et les délais d’exécution forcée.

1. En matière de délais d’action, la prorogation concerne indistinctement le délai de prescription et de forclusion.

2. En matière de procédure civile, l’inventaire des délais est considérablement étendu. Il convient d’en dresser une liste non exhaustive :

• le délai pour signifier le jugement rendu par défaut ou réputé contradictoire au seul motif qu’il est susceptible d’appel (C. pr. civ., art. 478) ;

• le délai pour exercer une voie de recours (appel, opposition, pourvoi en cassation, tierce opposition, recours en révision, référé-rétractation, déféré, saisie de la juridiction de renvoi après cassation, etc.) ou pour saisir le bureau d’aide juridictionnelle dans les conditions prévues par l’article 38 du décret n° 91-1266 du 19 décembre 1991 ;

• le délai de forclusion de l’article 528-1 du code de procédure civile ;

• le délai pour enrôler une assignation devant le tribunal judiciaire (délai de quatre mois par combinaison de l’art. 55 du décr. n° 2019-1333 du 11 déc. 2019 réformant la procédure civile et de l’art. 757 C. pr. civ. dans sa rédaction antérieure) ;

• les délais de comparution devant les juridictions de premier degré, d’appel ou devant la Cour de cassation ;

• le délai de péremption (C. pr. civ., art. 386) ;

• tous les délais dans les procédures d’appel avec représentation obligatoire impartis à peine de caducité de la déclaration d’appel (C. pr. civ., art. 902, 905-1, 905-2, 908, 911 et 922) et de la déclaration de saisine (C. pr. civ., art. 1037-1) ou d’irrecevabilité des conclusions (C. pr. civ., art. 905-2, 909, 910, 911 et 1037-1) ;

• tous les délais devant la Cour de cassation impartis à peine de déchéance ou d’irrecevabilité.

3. En matière de procédures civiles d’exécution, la prorogation joue à l’égard de l’ensemble des délais à l’exception de la procédure de saisie immobilière. Cette dernière fait l’objet d’un régime distinct prévu par l’article 2 de l’ordonnance n° 2020-304 (v. infra).

4. En matière d’astreinte, l’article 4 de l’ordonnance n° 2020-306 distingue deux hypothèses :

• les astreintes sont réputées n’avoir pas pris cours ou produit effet si le point de départ du délai était fixé pendant la période définie au I de l’article 1er (v. infra). Elles prendront effet à compter de l’expiration d’un délai d’un mois après la fin de cette période si le débiteur n’a pas exécuté son obligation avant ce terme ;

• le cours des astreintes qui ont pris effet avant le 12 mars 2020 est suspendu pendant la période définie au I de l’article 1er.

Les délais exclus

Un certain nombre de délais sont expressément exclus par l’article 1er de l’ordonnance n° 2020-306 :

• les délais et mesures résultant de l’application de règles de droit pénal et de procédure pénale, ou concernant les élections et consultations régies par le code électoral ;

• l’édition et la mise en œuvre de mesures privatives de liberté ;

• les procédures d’inscription dans un établissement d’enseignement ou aux voies d’accès à la fonction publique ;

• les obligations financières et garanties visées aux articles L. 211-36 et suivants du code monétaire et financier ;

• les délais et mesures ayant fait l’objet d’adaptations particulières par la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 ou en application de celle-ci.

En parallèle, d’autres délais sont spécialement régis par l’article 2 de l’ordonnance n° 2020-304 :

• les délais et procédures applicables devant le juge des libertés et de la détention et devant le premier président de la cour d’appel saisi d’un appel formé contre les décisions de ce juge courent selon les règles législatives et réglementaires en vigueur ;

• ceux applicables devant le juge pour enfants font l’objet d’une adaptation par l’ordonnance précitée ;

• les délais mentionnés aux articles L. 311-1 à L. 322-14 et R. 311-1 à R. 322-72 du code des procédures civiles d’exécution [saisies immobilières] sont suspendus pendant la période visée par l’article 1er de l’ordonnance.

Dans cette dernière hypothèse, la suspension des délais en matière de saisie immobilière va jouer pendant la période d’état d’urgence sanitaire + 1 mois (soit jusqu’au 24 juin 2020). Les délais reprendront leur cours à compter du 25 juin 2020 pour le temps qu’il leur restait à courir postérieurement au 11 mars 2020.

Les procédures de distribution du prix ne sont pas concernées par ces dispositions spéciales et demeurent régies par le droit commun de l’ordonnance n° 2020-306.

La période d’échéance des délais

La prorogation joue à l’égard des seuls délais échus « entre le 12 mars 2020 et l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire déclaré dans les conditions de l’article 4 de la loi du 22 mars 2020 (ord. n° 2020-304, art. 1er ; ord. n° 2020-306, art. 1er) ».

La loi du 23 mars 2020 déclare en son article 4 l’état d’urgence sanitaire pour une durée de deux mois à compter de l’entrée en vigueur de la présente loi, le 24 mars 2020 (l’art. 22 de la loi du 23 mars 2020 prévoit qu’elle entrera en vigueur immédiatement). La date de cessation de l’état d’urgence sanitaire est donc fixée pour le moment au 24 mai 2020, sous réserve d’un report ultérieur lié à l’évolution de la pandémie covid-19.

Dès lors, les délais qui ont expiré ou qui expirent entre le 12 mars 2020 et le 24 juin 2020 (cessation de l’état d’urgence sanitaire + 1 mois) pourront bénéficier de la prorogation.

En revanche, les délais en cours, qui ne sont pas arrivés à terme pendant cette période, sont maintenus.

Le mécanisme de prorogation

L’étendue de la prorogation

L’article 2 de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 prévoit que les diligences qui auraient dû être effectuées au cours de la période mentionnée par l’ordonnance seront réputées avoir été faites à temps si elles sont accomplies dans un délai qui ne peut excéder, à compter de la fin de la période, le délai légalement imparti pour agir, dans la limite de deux mois.

En d’autres termes, à compter de la fin de la période, soit le 24 juin 2020 à minuit (v. supra), les praticiens devront accomplir l’acte ou la formalité dans un délai supplémentaire dont la durée est la même que celle originellement fixée, dans la limite maximale de deux mois.

Mise en garde : La rédaction est source de difficultés s’agissant de la détermination du point de départ du délai supplémentaire. En effet, le texte fait partir le délai supplémentaire « à compter de la fin de la période ». Bien que la période s’achève le 24 juin 2020, il est probable que le délai supplémentaire ne s’ouvre qu’au lendemain, soit le 25 juin 2020, pour expirer au maximum le 25 août 2020. Cela fera sans doute l’objet de discussions ultérieures.

Il convient par conséquent de dégager deux hypothèses :

• Hypothèse n° 1 : Si le délai initial est supérieur à deux mois, le délai supplémentaire expirera le 25 août 2020 (fin de la période + 2 mois).
Illustration : Le délai de la prescription quinquennale de droit commun (C. civ., art. 2224) expire le 20 mars 2020. Au jour du mois suivant la fin de l’état d’urgence (probablement le 24 juin 2020, v. supra), un délai supplémentaire sera ouvert pour introduire une action en justice. Compte tenu du plafonnement de la prorogation à deux mois, le délai de prescription de droit commun s’éteindra le 25 août 2020.

• Hypothèse n° 2 : Si le délai initial est inférieur à deux mois, le délai supplémentaire va s’ouvrir à la fin de la période pour une même durée que celle initialement prévue.
Illustration : Dans la procédure à bref délai, l’appelant dispose d’un délai d’un mois pour remettre ses conclusions au greffe (C. pr. civ., art. 905-2). Si le délai expire le 18 mars 2020, l’appelant bénéficiera à compter du 25 juin 2020 d’un délai supplémentaire de même durée pour conclure, qui arrivera à terme le 25 juillet 2020.

La nature de la prorogation

Il convient de s’intéresser à la nature de la prorogation des délais échus. La prorogation consacrée n’est pas une cause de suspension, d’interruption ou de report du point de départ des délais pour agir. En réalité, il s’agit d’un mécanisme de report du terme couplé d’un délai supplémentaire pour accomplir l’obligation positive. Bien que tardivement effectuée, la diligence sera réputée avoir été rétroactivement accomplie dans le terme initial.

Ceci permet notamment de justifier l’application commune de la prorogation aux délais de prescription et de forclusion. Si le code civil écarte la forclusion de la section relative à la suspension et au report du point de départ, aucune disposition ne régit le report de l’échéance du terme. En cela, l’application commune de la prorogation aux délais de prescription et de forclusion n’apparaît pas contra legem.

Coronavirus : une ordonnance pour sauver les professionnels du tourisme

Contexte

Parmi les secteurs les plus durement touchés par l’épidémie de coronavirus qui frappe le monde, celui du tourisme occupe une place de premier ordre (v. J.-D. Pellier, L’impact de l’épidémie de coronavirus sur les contrats du tourisme, à paraître au Recueil). C’est la raison pour laquelle la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 (JO 24 mars) a habilité le gouvernement à légiférer par voie d’ordonnances, dans les conditions prévues à l’article 38 de la Constitution. Plus précisément, celui-ci est autorisé à prendre, « dans un délai de trois mois à compter de la publication de la présente loi, toute mesure, pouvant entrer en vigueur, si nécessaire, à compter du 12 mars 2020, relevant du domaine de la loi et, le cas échéant, à les étendre et à les adapter aux collectivités mentionnées à l’article 72-3 de la Constitution », étant précisé que « les projets d’ordonnance pris sur le fondement du présent article sont dispensés de toute consultation obligatoire prévue par une disposition législative ou réglementaire » (art. 11, II) et qu’« un projet de loi de ratification est déposé devant le Parlement dans un délai de deux mois à compter de la publication de chaque ordonnance » (art. 11, III). Au titre de ces mesures, le gouvernement peut modifier, « dans le respect des droits réciproques, les obligations des personnes morales de droit privé exerçant une activité économique à l’égard de leurs clients et fournisseurs ainsi que des coopératives à l’égard de leurs associés-coopérateurs, notamment en termes de délais de paiement et pénalités et de nature des contreparties, en particulier en ce qui concerne les contrats de vente de voyages et de séjours mentionnés aux II et III de l’article L. 211-14 du code du tourisme prenant effet à compter du 1er mars 2020 et les prestations relevant des séjours de mineurs à caractère éducatif organisés dans le cadre de l’article L. 227-4 du code de l’action sociale et des familles » (art. 11, I, 1°, c).

Tel est l’objet de l’ordonnance n° 2020-315 du 25 mars 2020 relative aux conditions financières de résolution de certains contrats de voyages touristiques et de séjours en cas de circonstances exceptionnelles et inévitables ou de force majeure (JO 26 mars). La finalité de cette ordonnance est naturellement de protéger les professionnels du tourisme qui se trouvent contraints d’annuler des voyages, ou qui se voient imposer une telle annulation par leurs clients, en raison des mesures restrictives de déplacement mises en œuvre par de nombreux pays et qui sont donc exposés à des remboursements massifs ainsi qu’à une réduction considérable des commandes, comme l’indique le rapport au président de la République accompagnant l’ordonnance (le rapport précise qu’« actuellement, ce sont plus de 7 100 opérateurs de voyages et de séjour immatriculés en France qui, confrontés à un volume d’annulations d’ampleur jamais égalée et à des prises de commandes quasi nulles, sont en grande difficulté. Ce constat dépasse par ailleurs le marché français, puisque de nombreux États membres de l’Union européenne remontent ces mêmes préoccupations à la Commission européenne. À cet effet, au regard de l’ampleur du risque économique au niveau européen, la Commission européenne a publié, le 19 mars dernier, des lignes directrices ouvrant la possibilité que soit proposé au client un avoir »). Dans ces conditions, le risque de liquidations judiciaires en cascade est plus que jamais présent. La garantie financière prévue par l’article L. 211-18 du code du tourisme (v. égal. C. tourisme, art. R. 211-26 s.), déjà fortement éprouvée par la faillite du géant Thomas Cook ou encore celle de la compagnie XL Airways (v. à ce sujet X. Delpech, « Faillite » de compagnie aérienne : quels droits pour les passagers ?, JT 2019, n° 223, p. 3 image), se révélerait en effet certainement insuffisante (cette garantie, au demeurant, « ne bénéficie qu’aux consommateurs finaux, de sorte qu’un comité d’entreprise qui intervient en qualité d’organisateur ou de revendeur de voyages, et non en seule qualité de mandataire des salariés auprès d’une agence de voyages, ne peut en bénéficier », v. Civ. 1re, 22 janv. 2020, n° 18-21.155, Dalloz actualité, 6 févr. 2020, obs. J.-D. Pellier ; D. 2020. 212 image ; AJ contrat 2020. 155, obs. C. Lachièze image ; JT 2020, n° 228, p. 10, obs. X. Delpech image), raison pour laquelle la réactivité du gouvernement mérite d’être saluée. Il ne s’agit pas pour autant de négliger les droits des consommateurs, qui se voient offrir une alternative en nature ou en valeur, comme l’indique également le rapport au président de la République (il est indiqué que « la présente ordonnance modifie les obligations des professionnels pour leur permettre de proposer à leurs clients, pour une période strictement déterminée et limitée dans le temps, un remboursement sous la forme d’une proposition de prestation identique ou équivalente, ou par le biais d’un avoir valable sur une longue période, de dix-huit mois, dans le but d’équilibrer le soutien aux entreprises du secteur en cette période de crise avec le respect du droit des consommateurs »).

Il importe donc de cerner précisément le champ d’application de cette ordonnance avant d’examiner le régime exceptionnel qu’elle institue.

Le champ d’application de l’ordonnance

Un vaste champ d’application matériel

Contrairement à ce que suggère la lettre de la loi d’habilitation, le domaine de l’ordonnance ne se limite pas aux contrats de vente de voyages et de séjours mentionnés aux II et III de l’article L. 211-14 du code du tourisme, c’est-à-dire aux forfaits touristiques et, semble-t-il, aux services de voyages autres que la réservation et la vente de titres de transport sur ligne régulière et la location de meublés saisonniers, ces services étant régis par les mêmes dispositions que les forfaits en vertu des articles L. 211-7 et L. 211-17-3 du code du tourisme (sur la définition du forfait et la délimitation des services de voyage, v. C. tourisme, art. L. 211-2, I et II, rédac. ord. n° 2017-1717, 20 déc. 2017, portant transposition de la directive (UE) 2015/2302 du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2015 relative aux voyages à forfait et aux prestations de voyage liées ; v. à ce sujet X. Delpech, Forfait touristique et prestation de voyage liée : régime juridique, JT 2018, n° 212, p. 27 image ; C. Lachièze, Les agents de voyages et autres intermédiaires du tourisme à l’ère numérique. À propos de l’ordonnance n° 2017-1717 du 20 décembre 2017, JCP 2018. 100 ; J.-D. Pellier, Le nouveau droit contractuel du tourisme, RDC 2018/3, p. 414, spéc. nos 3 et 4 ; R. Raffi, Quel champ d’application pour la directive Travel ? JT 2016, n° 185, p. 44 image), ainsi qu’aux prestations relevant des séjours de mineurs à caractère éducatif organisés dans le cadre de l’article L. 227-4 du code de l’action sociale et des familles (comme le rappelle le rapport au président de la République, ces contrats sont vendus par des associations, notamment celles organisant sur le territoire national des accueils collectifs de mineurs à caractère éducatif). L’article 1er, I, de l’ordonnance englobe également les contrats portant sur les services, mentionnés au 2°, au 3° et au 4° du I de l’article L. 211-2 du code du tourisme, vendus par des personnes physiques ou morales produisant elles-mêmes ces services (ce sont des prestataires et non de simples intermédiaires du tourisme. Sur cette notion, v. C. Lachièze, Droit du tourisme, 2e éd., LexisNexis, 2020, nos 402 s.). Il s’agit donc de l’hébergement qui ne fait pas partie intégrante du transport de passagers (ce qui exclut probablement les croisières, v. en ce sens J.-M. Jude, Impossible demande en mariage sur un navire de croisière, DMF nº 816, 1er sept. 2019, p. 711) et qui n’a pas un objectif résidentiel (on songe en particulier au secteur de l’hôtellerie), de la location de voitures particulières, ainsi que tout autre service touristique, cette dernière catégorie étant ouverte, qui peut englober, par exemple, des excursions ou encore des visites touristiques (v. en à ce sujet C. Lachièze, art. préc. ; J.-D. Pellier, art. préc., n° 3). Sont en revanche exclus les services visés par le 1° de l’article L. 211-2  I préc., c’est-à-dire le transport de passagers, ce qui s’explique par le fait que celui-ci soit réglementé par le droit international et la législation de l’Union européenne sur les droits des passagers (v. par ex. règl. n° 261/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 11 févr. 2004 établissant des règles communes en matière d’indemnisation et d’assistance des passagers en cas de refus d’embarquement et d’annulation ou de retard important d’un vol. V. à ce sujet C. Collin, Coronavirus : la Commission européenne protège les droits des passagers de l’Union européenne, Dalloz actualité, 27 mars 2020), comme le souligne le rapport au président de la République. Sont également exclues les prestations de voyage liées (définies par l’art. L. 211-2, III, C. tourisme ; v. à ce sujet C. Lachièze, art. préc. ; J.-D. Pellier, art. préc., n° 5), excepté, peut-être, si le professionnel n’a pas correctement informé le voyageur quant à ses droits en la matière (l’art. L. 211-3, II, C. tourisme, prévoyant alors que « les droits et obligations prévus aux articles L. 211-11, L. 211-14 et L. 211-16 à L. 211-17-1 s’appliquent en ce qui concerne les services de voyage compris dans la prestation de voyage liée »). Enfin, sont aussi évincés les services de voyage et forfaits touristiques vendus dans le cadre d’une convention générale conclue pour le voyage d’affaires (le code du tourisme les exclut en effet en ses articles L. 211-7, II, et L. 211-17-3, 2°). Malgré ces exclusions, le domaine matériel de l’ordonnance demeure très vaste. Mais c’est également le champ d’application temporel de l’ordonnance qui est considérable.

Un vaste champ d’application temporel

Il est prévu que le dispositif posé par le texte est applicable à la résolution des contrats précités « lorsqu’elle est notifiée entre le 1er mars 2020 et une date antérieure au 15 septembre 2020 inclus » (on observera cependant que la résolution envisagée par l’art. L. 211-13, C. tourisme, en tant qu’alternative à la modification d’un élément essentiel du contrat proposée par le professionnel à la suite d’un événement extérieur qui s’impose à lui est laissée sous le boisseau, v. à ce sujet J.-D. Pellier, La modification unilatérale du contrat en droit du tourisme, AJ contrat, à paraître, n° 8). Cette période étonne à un double titre : d’abord, parce que son point de départ, le 1er mars 2020, jure avec l’article 11, I, de la loi d’habilitation, qui permet au gouvernement de prendre toute mesure, pouvant entrer en vigueur, si nécessaire, à compter du 12 mars 2020, même s’il est vrai que le c) de ce texte vise les contrats prenant effet à compter du 1er mars (mais la loi de ratification pourrait aisément corriger ce point). Ensuite, parce que son expiration, le 15 septembre 2020, préjuge de la durée de la crise et des mesures restrictives de déplacements adoptées par la plupart des pays. Mais si cette crise s’achève avant l’été (ce que l’on peut espérer), est-ce à dire que les voyageurs pourront néanmoins résoudre leurs contrats jusqu’au 15 septembre et relever du dispositif prévu par l’ordonnance ? En d’autres termes, cette dernière pose-t-elle en creux une présomption en vertu de laquelle les circonstances exceptionnelles et inévitables pourront être invoquées par les voyageurs jusqu’au 15 septembre ? On peut en douter mais, là encore, la loi de ratification pourrait le préciser.

Quoi qu’il en soit, cela signifie que toute résolution de l’un des contrats entrant dans le champ d’application matériel de l’ordonnance intervenue durant cette période est soumise au régime institué par l’ordonnance, qui est original non seulement au regard du droit du tourisme mais également du droit commun des contrats.

Le régime institué par l’ordonnance

Rappel du droit commun

Afin de comprendre les innovations proposées par l’ordonnance, il convient de rappeler le droit commun applicable en cas de résolution des contrats visés par le texte. S’agissant des forfaits touristiques et des services de voyage, l’article L. 211-14 du code du tourisme prévoit, en son II, que « le voyageur a le droit de résoudre le contrat avant le début du voyage ou du séjour sans payer de frais de résolution si des circonstances exceptionnelles et inévitables, survenant au lieu de destination ou à proximité immédiate de celui-ci, ont des conséquences importantes sur l’exécution du contrat ou sur le transport des passagers vers le lieu de destination. Dans ce cas, le voyageur a droit au remboursement intégral des paiements effectués mais pas à un dédommagement supplémentaire ». Le III du même texte prévoit une faculté analogue au profit du professionnel : « L’organisateur ou le détaillant peut résoudre le contrat et rembourser intégralement le voyageur des paiements effectués », étant précisé qu’il n’est pas tenu à une indemnisation supplémentaire, s’il « est empêché d’exécuter le contrat en raison de circonstances exceptionnelles et inévitables et notifie la résolution du contrat au voyageur dans les meilleurs délais avant le début du voyage ou du séjour ». L’article R. 211-10, alinéa 1er, du même code précise, en sa seconde phrase, que « ces remboursements au profit du voyageur sont effectués dans les meilleurs délais et en tout état de cause dans les quatorze jours au plus tard après la résolution du contrat ». En somme, en présence de circonstances exceptionnelles et inévitables (définies par le code du tourisme en son article L. 211-2, V, 2°, comme « une situation échappant au contrôle de la partie qui invoque cette situation et dont les conséquences n’auraient pu être évitées même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises »), qui ne sont autres qu’un avatar de la force majeure (v. en ce sens C. Lachièze, Droit du tourisme, op. cit., nos 291, 319 et 366 ; J.-D. Pellier, art. préc., spéc. n° 10), le contrat peut être résolu tant par le professionnel que par le voyageur, ce dernier ayant le droit d’obtenir le remboursement des sommes déjà versées en argent.

Il en va de même mutatis mutandis pour les contrats non régis par le code du tourisme, mais c’est alors le droit commun des contrats qui s’applique, c’est-à-dire des articles 1218 et 1229 du code civil. Le premier de ces textes dispose qu’« il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur. Si l’empêchement est temporaire, l’exécution de l’obligation est suspendue, à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat. Si l’empêchement est définitif, le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations dans les conditions prévues aux articles 1351 et 1351-1 » (v. à ce sujet J. Heinich, L’incidence de l’épidémie de coronavirus sur les contrats d’affaires : de la force majeure à l’imprévision, D. 2020. 611 image). Le second prévoit, en ses alinéas 3 et 4, que « lorsque les prestations échangées ne pouvaient trouver leur utilité que par l’exécution complète du contrat résolu, les parties doivent restituer l’intégralité de ce qu’elles se sont procuré l’une à l’autre. Lorsque les prestations échangées ont trouvé leur utilité au fur et à mesure de l’exécution réciproque du contrat, il n’y a pas lieu à restitution pour la période antérieure à la dernière prestation n’ayant pas reçu sa contrepartie ; dans ce cas, la résolution est qualifiée de résiliation. Les restitutions ont lieu dans les conditions prévues aux articles 1352 à 1352-9 ». Quoi qu’il en soit, là encore, le voyageur a le droit d’obtenir le remboursement des frais engagés sans conditions. Mais l’ordonnance du 25 mars 2020 déroge à ces règles.

Régime dérogatoire institué par l’ordonnance

Le régime dérogatoire posé par le gouvernement est plus complexe que la mesure qui avait pu être annoncée il y a quelques jours, consistant à proposer aux voyageurs des avoirs en lieu et place de l’argent auquel ils pourraient prétendre consécutivement à la résolution du contrat (v. M. Visseyrias, Coronavirus : des avoirs pour éviter des faillites dans le tourisme, Le Figaro, 17 mars 2020). Il est certes prévu, par le II de l’article 1er de l’ordonnance, que le professionnel peut proposer (il s’agit donc non d’une obligation, mais d’une faculté qui évoque le mécanisme de l’obligation facultative au sens de l’article 1308 du code civil), à la place du remboursement de l’intégralité des paiements effectués, un avoir, ce qui est évidemment dérogatoire au droit contractuel du tourisme ainsi qu’au droit commun des contrats (le texte dispose d’ailleurs qu’il y a là une dérogation aux dispositions de la dernière phrase du II de l’article L. 211-14 du code du tourisme et de la première phrase du III du même article ainsi qu’aux dispositions du troisième alinéa de l’article 1229 du code civil). Mais cet avoir devra être utilisé « dans les conditions prévues par les dispositions des III à VI du présent article ».

Tout d’abord, le III prévoit que le montant de l’avoir est égal à celui de l’intégralité des paiements effectués au titre du contrat résolu, ce qui est parfaitement logique. Le client se verra donc rétrocéder, sous forme d’avoir, l’ensemble des paiements qu’il a pu réaliser, qu’il s’agisse d’arrhes, d’acomptes ou de la totalité du prix. Plus précisément, si des arrhes ou acomptes (sur la différence, v. J.-D. Pellier, Droit de la consommation, 2e éd., Dalloz, coll. « Cours », 2019, n° 121) ont été versés, il est bien évident que le client n’aura pas à payer le solde du voyage une fois le contrat résolu. Le montant de l’avoir correspondra donc à celui des arrhes ou acomptes. Si, en revanche, le client avait déjà versé l’intégralité du prix du voyage, l’avoir correspondra à cette somme.

Il est ensuite prévu que, lorsque cet avoir est proposé, le client ne peut solliciter le remboursement de ces paiements (sous réserve des dispositions du VII, v. infra). Le professionnel proposant un tel avoir doit en informer le client sur un support durable (pour la définition du support durable, v. C. tourisme, art. L. 211-2, V, 2°) au plus tard trente jours après la résolution du contrat, ou, si le contrat a été résolu avant la date d’entrée en vigueur de la présente ordonnance, au plus tard trente jours après cette date d’entrée en vigueur (qui n’est pas expressément précisée, même si l’on peut supposer qu’il s’agit du 27 mars 2020, c’est-à-dire le lendemain de la publication de l’ordonnance). Cette information doit naturellement préciser le montant de l’avoir, ainsi que ses conditions de délai et de durée de validité prévues par la suite du texte. On observera cependant qu’aucune sanction n’est prévue en cas de manquement à cette obligation d’information, ce que l’on peut regretter. Le client retrouvera-t-il la faculté de demander immédiatement le remboursement en argent ? La question mérite d’être posée…

La fin de ce même III apporte une précision très importante concernant les contrats relevant du code du tourisme en prévoyant que « les dispositions de l’article L. 211-18 du code de tourisme sont applicables à l’avoir proposé à la suite de la résolution d’un contrat mentionné au 1° du I du présent article ainsi que, sous réserve qu’il s’agisse également d’un contrat mentionné à ce 1°, au contrat relatif à la prestation pour laquelle cet avoir est utilisé ». Cela signifie que la garantie financière pesant sur les professionnels du tourisme couvrira cet avoir et le contrat qui sera éventuellement conclu par la suite (v. infra), ce qui est heureux, et démontre, une fois de plus, la supériorité du code du tourisme en termes de protection du voyageur.

Si l’on s’arrêtait à ce stade, on pourrait croire que le voyageur est libre d’utiliser l’avoir comme bon lui semble. Mais le gouvernement a fait le choix de faire peser sur les professionnels une obligation, prévue par le IV du même texte, consistant à proposer à leur client une nouvelle prestation qui fait l’objet d’un contrat devant répondre à certaines exigences : la prestation doit être identique ou équivalente à celle prévue par le contrat résolu ; son prix ne doit pas être supérieur à celui de cette prestation, le voyageur n’étant tenu, le cas échéant, qu’au paiement correspondant au solde du prix de ce contrat ; enfin, ladite prestation ne donne lieu à aucune majoration tarifaire autre que celles que, le cas échéant, le contrat résolu prévoyait. En d’autres termes, les professionnels doivent proposer à leurs clients un voyage de substitution de qualité équivalente à celui qui a dû être annulé (c’est d’ailleurs ce que prévoyait mutatis mutandis l’ancien article R. 211-10 du code du tourisme, qui après avoir posé le droit au remboursement du voyageur en cas d’annulation du voyage par le professionnel, ajoutait que « les dispositions du présent article ne font en aucun cas obstacle à la conclusion d’un accord amiable ayant pour objet l’acceptation, par l’acheteur, d’un voyage ou séjour de substitution proposé par le vendeur ». Pour un exemple récent, v. Civ. 1re, 14 nov. 2019, nos 18-21.203 et 18-21.204, D. 2020. 257 image, note J.-D. Pellier image ; JT 2020, n° 227, p. 11, obs. X. Delpech image ; CCC 2010. Comm. 14, obs. S. Bernheim-Desvaux ; JCP 20 janv. 2020. 54, note I. Bon-Garcin. Une partie de la doctrine y voit une transaction, v. en ce sens I. Bon-Garcin, note préc. ; Rép. com., v° Agence de voyages, par Y. Dagorne-Labbe, n° 49 ; C. Lachièze, Droit du tourisme, 1re éd., LexisNexis, 2014, n° 347. Mais il est possible de l’analyser en une dation en paiement, v. en ce sens J.-D. Pellier, note préc.).

Le V de l’article 1er de l’ordonnance ajoute que cette proposition doit être formulée au plus tard dans un délai de trois mois à compter de la notification de la résolution et qu’elle est valable pendant une durée de dix-huit mois. Il convient toutefois d’observer que cette règle sera parfois difficile à appliquer en ce qui concerne les contrats autres que les forfaits touristiques, dans la mesure où la résolution de ces contrats ne nécessite aucune notification, l’article 1218, alinéa 2, du code civil prévoyant une résolution de plein droit en cas de force majeure (il est vrai, cependant, qu’une notification est difficilement contournable en pratique, rappr. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations. Commentaire article par article, 2e éd., LexisNexis, 2018, p. 539). En outre, le délai de trois mois est peut-être insuffisant au regard de l’ampleur de la crise sanitaire qui nous frappe.

Le VI du texte précise, quant à lui, que, lorsque les professionnels proposent au client qui le leur demande une prestation dont le prix est différent de celui de la prestation prévue par le contrat résolu (cela implique, si le prix est supérieur à celui originellement prévu, une initiative du client puisque le IV impose au professionnel de proposer une prestation dont le prix n’est pas supérieur à celui de la prestation initiale), le prix à acquitter au titre de cette nouvelle prestation tient compte de l’avoir (le rapport au président de la République indique que cela se traduit, en cas de prestation de qualité et de prix supérieurs, par le paiement d’une somme complémentaire et, en cas de prestation d’un montant inférieur au montant de l’avoir, par la conservation du solde de cet avoir, restant utilisable selon les modalités prévues par l’ordonnance, jusqu’au terme de la période de validité de l’avoir, celui-ci étant donc sécable). Mais c’est bien la moindre des choses…

Enfin, le VII vient clore le régime exceptionnel prévu par le gouvernement en envisageant, de façon tout à fait opportune, l’hypothèse dans laquelle le client n’a pas accepté la proposition du professionnel dans le délai de dix-huit mois (ce qui risque fort de ne pas être une hypothèse d’école compte tenu du contexte sanitaire). Il doit alors être procédé au remboursement de l’intégralité des paiements effectués au titre du contrat résolu, en ce compris, le cas échéant, le remboursement d’un montant égal au solde de l’avoir qui n’a pas été utilisé par le client.

Finalement, sous le poids des circonstances, l’ordonnance renoue avec une logique consumériste dont le droit du tourisme s’était quelque peu écarté (v. à ce sujet C. Lachièze, Droit du tourisme, op. cit., nos 32 s.). En effet, à l’instar de ce que prévoit le code de la consommation en matière de vente (C. consom., art. L. 217-9 et L. 217-10 ; v. à ce sujet J.-D. Pellier, Droit de la consommation, 2e éd., op. cit., n° 253), une priorité est donnée aux remèdes en nature (le voyage de substitution) et le remède en valeur (le remboursement en argent) n’est envisagé que dans un second temps. Par où l’on voit que le droit n’est qu’un éternel recommencement.

Comment les magistrats tentent de s’adapter face à la crise du coronavirus

VPN, masques, ou encore gel hydroalcoolique. Ce sont désormais des mots du quotidien pour les magistrats de France, plus d’une semaine après la fermeture partielle des juridictions. Conséquence du déclenchement des plans de continuation d’activité, la justice se concentre désormais sur les urgences. Sauf traitement des contentieux essentiels, les juridictions sont fermées. Et après plus d’une semaine de ce nouveau régime, c’est déjà l’heure d’un premier bilan pour les magistrats.

À leur domicile, les nouveaux télétravailleurs – une partie des magistrats avait déjà l’habitude de travailler de chez soi – font avec les moyens du bord. « J’ai commandé un scanner et une imprimante pour travailler de chez moi, explique ainsi une magistrate du parquet de Paris. Je passe cela par pertes et profits. » Entre deux pauses pour s’occuper de son enfant en bas âge, cette juriste tente de poursuivre son travail. Seule perspective positive : le virus ralentit les enquêtes en cours, et donc les tâches à mener. À Grenoble, la plupart des magistrats du parquet sont également en télétravail. Ils ne sont que quatre à cinq présents sur les quatorze. « J’ai expliqué que je n’avais aucun objectif de productivité pour rassurer ceux qui doivent travailler avec des enfants », précise Éric Vaillant, le procureur de Grenoble. À distance, les parquetiers peuvent continuer leur travail en répondant aux mails ou en préparant les règlements, une tâche dense qui peut être faite à distance avec le dossier numérisé.

Le VPN engorgé

Mais il y a un hic. L’afflux de magistrats sur le réseau a bloqué les tuyaux. « On s’est tous retrouvés en télétravail, et on a tous eu un problème avec le réseau privé virtuel (VPN) », l’outil indispensable pour se connecter de manière sécurisée, remarque une autre magistrate du parquet de Paris. Chacun a ses astuces. « Il faut arriver à se connecter : c’est plus facile entre midi et deux, ou le soir », précise à Marseille Audrey Jouaneton, premier vice-procureur. Résultat ? L’absence de connexion bloque l’accès aux mails, aux applications métiers et aux dossiers numérisés. « Cela montre que nous ne sommes pas du tout prêts pour le passage à l’ère numérique : c’est révélateur de l’état de notre justice », constate, dépité, Jacky Coulon, secrétaire général de l’Union syndicale des magistrats (USM).

« Nous avions déjà des problèmes récurrents en temps normal, la crise n’a rien arrangé, remarque également Marion Cackel, présidente de l’association française des magistrats instructeurs. À Bobigny, la base de données NPP a crashé. Et c’est très compliqué avec les moyens de visioconférence. À défaut de connexion, on pallie avec les moyens du bord. À Marseille, des collègues en place au tribunal judiciaire sont ainsi sollicités par d’autres magistrats pour signer des actes impossibles à effectuer de manière dématérialisée ».

Certes, après des premiers jours très laborieux, le réseau de l’État relève la tête. « Il y a une amélioration progressive mais on reste loin du compte », avertit Katia Dubreuil, la présidente du syndicat de la magistrature. « Nous serons vigilants, poursuit-elle. On ne pourra pas demander à des magistrats ou des fonctionnaires du greffe de venir travailler au tribunal pour éviter de prendre trop de retard à cause d’applications informatiques mal dimensionnées. » Si les magistrats sont en effet dotés d’ordinateurs portables, la situation n’est en effet pas la même du côté des autres fonctionnaires de la justice, ce qui limite les possibilités de télétravail.

Instructions quasiment à l’arrêt

Les instructions sont, elles, quasiment à l’arrêt. Les interrogatoires sont en effet repoussés, tandis que les demandes d’expertises et de commission rogatoire – « c’est un peu la panique dans les commissariats », nous dit-on – semblent vaines. Reste l’examen des très nombreuses demandes de mise en liberté. « Nous n’avons pas la capacité de faire face à cet afflux », s’inquiète la juge d’instruction Marion Cackel. Et de citer l’exemple de Bobigny, où il y aurait eu, lundi, 150 demandes non traitées encore en stock. Enfin, le courrier postal adressé aux juges d’instruction n’est plus forcément relevé, y compris le courrier des détenus qui transite par leurs cabinets.

Dans les tribunaux judiciaires, la présence des personnels est limitée au traitement des contentieux urgents. C’est bien sûr l’urgence pénale et les contentieux liés à la détention. Mais c’est aussi les hospitalisations d’office ou encore le contentieux des funérailles au civil… Bref, la liste des urgences est finalement bien fournie. Parfois trop. « Le droit des étrangers n’avait pas à être placé dans la liste des contentieux essentiels : les gestes barrières ne peuvent pas être respectés en centre de rétention administrative alors que les frontières sont fermées », remarque Jacky Coulon. Soit, pour les magistrats sur le pont, autant de dossiers à suivre dans des conditions précaires. Difficile parfois de respecter la distanciation ou les mesures d’hygiène préconisées pour limiter la propagation du covid-19.

Des masques P12 à Paris

Au tribunal judiciaire de Paris, de source syndicale, les magistrats de la permanence P12 du parquet ont obtenu dans un premier temps du gel hydroalcoolique, avant lundi, dernier, d’être dotés de masques de protection. Quant aux déferrements, ils se font désormais dans des salles plus grandes pour éviter la promiscuité. Cantine et cafétéria étant fermées, les personnels présents sont enfin priés d’amener leur gamelle. « La justice s’organise, mais il s’agit d’une crise inédite à laquelle personne ne s’attendait, comme l’a démontré dans un premier temps l’absence de masques, de gants, de désinfectant ou d’une quantité suffisante de gel hydroalcoolique à la disposition de tous les magistrats ou fonctionnaires », observe Ingrid Derveaux, vice-procureure, représentante de la section Paris du syndicat Unité Magistrats.

Un bilan matériel modeste qui pourtant fait des envieux. « Nous n’avons eu ni masques ni gants, seulement quelques flacons qui ont disparu aussitôt, regrette Audrey Jouaneton à Marseille. La procureure Laurens a dû acheter elle-même de l’alcool à la pharmacie pour désinfecter les téléphones, tournants, de la permanence pénale. » Au cours d’une réunion avec les organisations syndicales le 23 mars, le ministère de la Justice a annoncé l’arrivée de 116 000 masques, principalement pour l’administration pénitentiaire et la protection judiciaire de la jeunesse, ainsi que 100 000 masques chirurgicaux périmés, mais de seulement 500 litres de gel. « On comprend que la priorité soit donnée aux soignants, mais les magistrats devront aussi être protégés », avertit Jacky Coulon.

« Pas du tout de réflexion »

Mais, au-delà ces problèmes matériels, des magistrats pointent également la confusion qui règne. « Il n’y a pas du tout de réflexion de la Chancellerie avec la Santé sur la manière de faire travailler des équipes tout en évitant des contaminations ou comment éviter de faire travailler toujours les mêmes magistrats », regrette Katia Dubreuil.

Mardi soir, le secrétariat général déplorait 32 magistrats et fonctionnaires du greffe infectés et 321 cas symptomatiques non testés.

À la cour d’appel de Paris, sur l’île de la Cité, où la chambre de l’instruction est en première ligne, une dizaine de magistrats se sont, par exemple, portés volontaires pour relayer leurs confrères.

Avec une audience par jour mutualisée entre les sept chambres de l’instruction, les journées sont chargées, convient-on à la cour d’appel de Paris. Soit une vingtaine de dossiers relatifs à la détention environ à examiner. La salle a été spécialement aménagée pour respecter les mesures de distanciation et du gel hydroalcoolique est à disposition. « Le service est tendu, mais toutes les situations sont examinées au cas par cas, précise la procureure générale près la cour d’appel de Paris Catherine Champrenault. Et nous restons particulièrement vigilants concernant les demandes de remise en liberté des détenus les plus dangereux. » Quant aux procès d’assises prévus en mars et avril, ils ont été renvoyés à partir de mai. Des renvois qui ont cependant leurs limites. « Il y a des procès qu’on ne pourra pas repousser jusqu’à la fin de l’orage », s’inquiète un avocat général, les accusés devant être jugés dans l’année après leur mise en accusation. Une manière de dire que la justice tient, mais que les coutures craquent.

Coronavirus : les 26 premières ordonnances prévues par la loi d’urgence

Dalloz actualité diffuse les 26 ordonnances, après leur passage au Conseil d’État, avant la présentation en conseil des ministres.

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Datajust : un algorithme pour évaluer les préjudices corporels

Le projet Datajust avait été annoncé fin 2018 par la ministre Nicole Belloubet. Un décret paru ce dimanche au Journal officiel permettra de développer l’algorithme, avec l’objectif d’élaborer un référentiel indicatif d’indemnisation des préjudices corporels, basé sur la jurisprudence. Le but de Datajust sera d’informer tant les juges que les parties sur les indemnisations de référence.

Sur le site d’Etalab, l’équipe chargée du projet indique qu’avec Datajust, les victimes « pourraient comparer en pleine connaissance de cause les offres d’indemnisation des assureurs et les montants qu’elles pourraient obtenir devant les tribunaux ; les avocats disposeraient d’informations fiables leur permettant de conseiller leurs clients ; les magistrats auraient un outil d’aide au chiffrage des préjudices grâce à un accès facilité à des jurisprudences finement ciblées ».

Datajust se concentrera sur les décisions rendues en appel depuis 2017 par les instances judiciaires et administratives. L’algorithme recensera les montants demandés et offerts par les parties ainsi que les montants alloués aux victimes, pour chaque type de préjudice. Parmi les données extraites des décisions : celles relatives aux préjudices subis, à la situation professionnelle et financière de la victime, aux avis médicaux, aux infractions pénales et éventuelles fautes civiles.

Un tel référentiel pourrait intégrer l’avant-projet de réforme de la responsabilité civile. Par ailleurs, l’équipe de développement indique que le ministère de la justice fera appel à des spécialistes des sciences comportementales aux politiques publiques, afin de préparer et accompagner l’introduction de cet outil.

Les craintes d’une justice prédictive

Une recherche avait établi le grand bricolage des magistrats sur ces barèmes d’indemnisation des préjudices corporels, différentes versions d’un document étant parfois utilisées au sein d’un même tribunal (v. Dalloz actualité, 17 sept. 2019, art. P. Januel). Un référentiel sur ce contentieux technique permettrait d’harmoniser les décisions. Toutefois, la construction de référentiel suscite les craintes de nombreux acteurs, en raison du caractère conservateur des barèmes (v. Dalloz actualité, 31 mai 2019, art. P. Januel) et de la restriction des marges de manœuvre des magistrats. Les avocats font part de leur crainte de voir émerger une justice prédictive. Hélène Fontaine, présidente de la conférence des bâtonniers, et Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil national des barreaux, ont aussi exprimé leur mécontentement de ne pas avoir été consultées sur ce décret, publié en plein état d’urgence sanitaire.

La CNIL a donné un avis favorable au décret, qui ne couvre que la phase de développement de l’algorithme. Toutefois, elle rappelle que le ministère devra être attentif à d’éventuels biais discriminatoires. Enfin, pour l’instant, le niveau de publicité du référentiel futur est inconnu : sera-t-il ouvert à tous, en open data, ou réservé à certains acteurs ?

Coronavirus : prolongement de la trêve hivernale

Prise suite à l’habilitation prévue au e du 1° du I de l’article 11 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 (v. nos obs. in Dalloz actualité, 25 mars 2020 ), pour l’année 2020, l’ordonnance n° 2020-331 du 25 mars 2020 prolonge la trêve hivernale tant en matière d’interruption de fourniture d’électricité, de chaleur et de gaz pour cause d’impayé dans une résidence principale, qu’en matière d’expulsion.

Interruption de la fourniture d’électricité, de chaleur et de gaz pour cause de factures impayées

Aux termes de l’ordonnance du 25 mars 2020, la période durant laquelle, selon l’alinéa 3 de l’article L. 115-3 du code de l’action sociale et des familles, les fournisseurs d’électricité, de chaleur et de gaz ne peuvent procéder, dans une résidence principale, à l’interruption, y compris par résiliation de contrat, pour non-paiement des factures, de la fourniture d’électricité, de chaleur et de gaz aux personnes ou familles, est allongée de deux mois, puisqu’elle se terminera, non pas le 31 mars, mais le 31 mai. On rappellera que, durant cette trêve, les fournisseurs d’électricité peuvent néanmoins procéder à une réduction de puissance, sauf pour les consommateurs en situation de précarité énergétique. Par ailleurs, selon ce texte, ces dispositions s’appliquent aux distributeurs d’eau pour la distribution d’eau tout au long de l’année.

Mise en œuvre d’une mesure d’expulsion

Selon le texte nouveau, en 2020, la période durant laquelle, selon l’article L. 412-6 du code des procédures civiles d’exécution, il est sursis à toute mesure d’expulsion non exécutée, nonobstant toute décision d’expulsion passée en force de chose jugée et malgré l’expiration des délais accordés, est prolongée de deux mois, pour se terminer le 31 mai, à moins que le relogement des intéressés soit assuré dans des conditions suffisantes respectant l’unité et les besoins de la famille.

En Guyane, en Guadeloupe, en Martinique, à La Réunion, à Mayotte et à Wallis-et-Futuna, la trêve hivernale est pareillement augmentée de deux mois. Fixée par le préfet, celle-ci passe ainsi de trois mois et demi (le cas échéant divisée de manière à tenir compte des particularités climatiques propres à cette collectivité) à cinq mois et demi.

Le rapport au président de la République précise que, « s’agissant de Saint-Martin, Saint-Barthélemy et Saint-Pierre-et-Miquelon, cette prolongation interviendra ultérieurement par une seconde ordonnance après consultation des collectivités concernées, conformément aux lois organiques qui leur sont applicables ».

Coronavirus : la Commission européenne protège les droits des passagers de l’Union européenne

Le secteur des transports est fortement touché par les mesures de restriction prises dans le cadre de la lutte contre l’épidémie et les passagers sont nombreux à devoir faire face à des annulations de vol. Par le biais de cet instrument, l’Union européenne devient la première zone du monde dans laquelle les droits des passagers sont protégés.

Un complément à la réglementation existante

Ces lignes directrices fournissent une grille d’interprétation de la législation existante en matière de droits des passagers :

le règlement (CE) n° 261/2004 (indemnisation et assistance en cas de retard de vol) ; le règlement (CE) n° 1371/2007 (droits et obligations des passagers) ; le règlement (UE) n° 1177/2010 relatif aux droits des passagers en mer ; le règlement (UE) n° 181/2011 relatif aux passagers de bus.

Elles ont également pour objectif d’adapter ces règles aux situations rencontrées par les usagers et par les transporteurs à la suite de l’épidémie du covid-19 et aux mesures de confinement et de fermeture des frontières adoptées par de nombreux États. Ces règles prévoyaient en effet dans bien des situations une obligation pour le transporteur de trouver un mode ou un trajet alternatif de transport, ce qui n’est souvent plus possible dans la situation actuelle. La Commission suggère dès lors de développer les cas de remboursement des billets, et détaille, pour chaque catégorie de transports, les règles applicables en la matière.

Les passagers ne pouvant voyager ou souhaitant annuler un voyage

Le droit de l’Union européenne ne prévoit pas de règle dans ces cas. La possibilité pour le passager qui souhaiterait annuler son voyage de sa propre initiative dépendra donc des conditions spécifiées sur son billet.

Les passagers aériens (règl. [CE] n° 261/2004)

Lorsqu’une compagnie aérienne décide d’une annulation d’un vol (peu importe la cause d’une telle annulation), le passager doit se voir offrir un choix entre : le remboursement, la réservation d’un même trajet le plus rapidement possible, la réservation d’un trajet à une date choisie par le passager (art. 5). Dans le cas d’un remboursement, la Commission précise que celui-ci est valable pour l’ensemble des billets aller et retour, si toutefois la réservation de ces derniers a été faite de manière conjointe. En outre, la Commission précise que, compte tenu de l’instabilité de la situation pandémique actuelle, le transporteur se voit imposer une obligation d’information sur les incertitudes relatives à la reprise du trafic aérien à l’égard du passager qui choisirait la seconde option. Par ailleurs, l’article 9 du règlement prévoit qu’un passager qui souffrirait d’une telle annulation loin de son domicile doit se voir offrir des repas, un hébergement et un moyen de transport pour y accéder. En revanche, la Commission considère que les passagers n’ont pas le droit à une indemnisation, dès lors que ces annulations sont liées à un événement imprévisible et extraordinaire, qui n’aurait pas pu être évité par les compagnies aériennes (art. 5.3).

Les passagers de trains (règl. [CE] n° 1371/2007)

Les mêmes règles s’appliquent grosso modo aux passagers de train. Ces derniers bénéficient en effet du même choix, en application de l’article 16 et des mêmes possibilités d’assistance en application de l’article 18 du règlement. En revanche, contrairement aux autres modes de transport, la Commission précise que l’article 17 du règlement maintient le droit à une indemnisation (d’un montant équivalent à 50 % du billet en cas de retard de plus de 120 minutes et en cas d’annulation).

Les passagers de bus (règl. [UE] n° 181/2011)

Dans ce cas encore, l’article 19 du règlement prévoit le remplacement ou le remboursement du voyage, ainsi qu’une obligation d’information particulière relative aux délais pesant sur le transporteur dans le cas où le passager choisirait la première option. L’article 21 du règlement prévoit par ailleurs que si un trajet est retardé de plus de 90 minutes, pour un trajet de plus de trois heures, le passager a alors le droit à un repas ainsi qu’à un hébergement si nécessaire. Selon l’article 19.2 du règlement, le passager a par ailleurs le droit d’être indemnisé dans le cas où le transporteur manquerait à son obligation de lui laisser un choix entre remplacement ou remboursement.

Les passagers de bateaux (règl. [UE] n° 1177/2010)

L’article 18 du règlement prévoit des obligations similaires aux transporteurs en mer. Il s’applique aux passagers dont le port d’embarquement se situe sur le territoire d’un État membre ou qui arrivent dans un port situé sur le territoire d’un État membre pour autant que le service soit exploité par un transporteur établi sur le territoire d’un État membre ou un transporteur proposant un service de transport au départ ou à destination d’un port situé dans un État membre si ce service est assuré selon un horaire publié.

Publicité des audiences et coronavirus : oui, mais

Avant que cette ordonnance ne soit présentée mercredi en conseil des ministres par la garde des Sceaux Nicole Belloubet, le débat sur le huis clos des audiences a agité les chefs de juridiction. En effet, la mise en place, dès le 16 mars, des plans de continuation d’activité des juridictions a entraîné leur quasi-fermeture, malgré le maintien des services d’urgences pénales et civiles.

Si la publicité des débats est un principe fondamental du fonctionnement de la justice, consacré notamment par l’article 6-1 de la Convention européenne des droits de l’homme, le ministère de la Justice avait enjoint les présidents d’audience à prononcer des huis clos afin d’éviter la propagation du covid-19. L’article 400 du code de procédure pénale prévoit que le tribunal peut prononcer le huis clos si la publicité est dangereuse pour l’ordre ou la sérénité des débats. Sauf que cette décision doit être rendue en audience publique. Paradoxal en effet en période de pandémie de faire entrer dans une salle d’audience un public, même dans le respect des gestes barrières et des règles de distanciation sociale, pour le faire sortir aussitôt rendue la décision de huis clos.

D’où une légère inquiétude des chefs de juridictions qui, via la conférence des Premiers présidents, s’en étaient émus, demandant au ministère si des mesures législatives allaient modifier les règles du huis clos.

Dès le 17 mars, jour où le chef de l’État a annoncé le confinement des Français, la publicité des audiences a été de facto réduite par l’absence du public, obligé de rester chez lui.

L’article 7 de l’ordonnance présentée mercredi en conseil des ministres règle la question. Il prévoit que « par dérogation aux règles de publicité définies par les articles 306 et 400 du code de procédure pénale, le président de la juridiction peut décider, avant l’ouverture de l’audience, que les débats se dérouleront en publicité restreinte, ou, en cas d’impossibilité de garantir les conditions nécessaires à la protection de la santé des personnes présentes à l’audience, à huis clos ».

Toutefois, l’article 7 instaure une petite fenêtre de publicité en permettant la présence de journalistes, « dans les conditions déterminées par le président ». Il permet également de rendre la décision dans les mêmes modalités, publicité restreinte ou huis clos. « Dans ce cas, le dispositif de la décision est affiché sans délai dans un lieu de la juridiction accessible au public ». Dans le meilleur des cas, sur les portes ou grilles de la juridiction devant lesquelles la maréchaussée pourra venir verbaliser les contrevenants au confinement venus lire les décisions.

Les dispositions de cet article s’appliquent aux audiences publiques devant la chambre de l’instruction. En matière de détention provisoire, le juge des libertés et de la détention peut décider que l’audience publique se tiendra en chambre du conseil « en cas d’impossibilité de garantir les conditions nécessaires à la protection de la santé des personnes présentes ».

Comme pour les audiences correctionnelles, des journalistes peuvent assister à l’audience, dans les conditions déterminées par le juge des libertés et de la détention.

Coronavirus : présentation de l’ordonnance sur les délais de procédure

Un principe, des exceptions

L’article premier prévoit une période spéciale pour tous les délais arrivés à échéance entre le 12 mars et le mois qui suivra la fin de de l’état d’urgence sanitaire.

Pendant cette période, sont suspendus les délais pour tout acte, recours, action en justice, formalité, inscription, déclaration, notification ou publication prescrit par la loi ou le règlement qui devaient échoir. Un mois après la fin de l’état d’urgence sanitaire, le délai recommencera à courir et l’acte devra être fait. Toutefois, dans tous les cas, le report est limité à deux mois après la fin de la période spéciale.

Sont exclus les délais déjà aménagés par la loi d’urgence promulguée lundi, les délais en matière pénale ou de procédure pénale (l’ordonnance pénal prévoit que les délais de recours sont doublés et ne peuvent être inférieurs à 10 jours), les mesures privatives de liberté, les délais relevant du code électoral, les inscriptions à une voie d’accès de la fonction publique ou une formation de l’enseignement supérieur et les obligations financières relevant des compensations et cessions de créances. Par ailleurs, l’article 10 prévoit qu’il n’y aura pas de report pour les déclarations fiscales.

Par contre, la période spéciale s’applique aux mesures restrictives de liberté et aux autres mesures limitant un droit ou une liberté constitutionnellement garanti, sous réserve qu’elles n’entraînent pas une prorogation au-delà du 30 juin 2020.

L’article 3 liste les mesures judiciaires et administratives dont l’effet est prorogé de plein droit pour une durée de deux mois à compter de l’expiration de la période spéciale (état d’urgence sanitaire + 1 mois). Il s’agit notamment des mesures conservatoires, d’enquête, de conciliation, d’interdiction ou de suspension qui n’ont pas été prononcées à titre de sanction, ainsi que des autorisations, des permis ou mesures d’aide.

Les astreintes, clauses pénales, résolutoires ou de déchéance qui auraient dû produire leurs effets pendant la période spéciale sont suspendues. Elles prendront effet un mois après la fin de cette période. Celles qui avaient commencé à courir avant le 12 mars voient leur cours suspendu. L’article 5 prévoit la prolongation de deux mois après la fin de la période spéciale les délais pour résilier une convention lorsqu’elle doit se faire dans une période prédéfinie.

Pour les administrations, les délais dans lesquels elles doivent rendre une décision ou un avis sont repoussés jusqu’à la fin d’une période spéciale. L’ordonnance ménage une possibilité d’exception pour certains actes administratifs, qui seront fixés par décret, pour des motifs d’intérêts fondamentaux de la Nation, de sécurité, de préservation de l’environnement ou de protection de la santé, de la salubrité publique ou de l’enfance. Par ailleurs, les délais applicables en matière de recouvrement et de contestation des créances publiques sont suspendus pendant la durée de l’état d’urgence sanitaire augmentée de trois mois.

L’office du juge face à une expertise officieuse

Le lien expertal. Les mutations sociales, économiques et culturelles de la société au cours des décennies passées ont conduit à une explosion du phénomène expertal dans l’ordre juridictionnel (sur ce phénomène, J. Normand, Remarques sur l’expertise judiciaire au lendemain du nouveau code de procédure civile, in Mélanges en l’honneur de Jean Vincent, 1981, Dalloz, p. 255 s. ; C. Champaud, Société contemporaine et métamorphose de l’expertise judiciaire, in Mélanges en l’honneur de Henry Blaise, 1995, Economica, p. 59 s. ; Le juge, l’arbitre, l’expert et le régulateur au regard de la jurisdictio, in Mélanges en l’honneur de Jacques Béguin, 2004, Litec, p. 71 s., spéc. p. 96 s.). À mesure que les litiges ont pris corps dans des situations factuelles complexes, où l’appréciation de la normalité a exigé la maîtrise de compétences techniques particulières, l’expert est venu jouer un rôle de plus en plus important dans la détermination du droit applicable (O. Leclerc, Le juge et l’expert. Contribution à l’étude des rapports entre le droit et la science, préf. A. Lyon-Cean, 2005, LGDJ, coll. Bibliothèque de droit privé, t. 443, spéc. nos 195 s., p. 159 s.). Certes, le juge demeure non tenu par les constations ou les conclusions de l’expert (C. pr. civ., art. 246, sous réserve des constatations de l’huissier de justice), mais il existe une « propension insidieuse à l’adoption pure et simple, fréquemment observée, des rapports d’experts, aboutissant de facto à consacrer de véritables délégations de la fonction judiciaire » (B. Appétit, Les rôles respectifs du juge et du technicien dans l’administration de la preuve en droit privé, in G. Cornu (dir.), Les rôles respectifs du juge et du technicien dans l’administration de la preuve, Xe colloque des IEJ, Poitiers, 1976, PUF, p. 53 s., spéc. p. 56). Après tout, la formule ne dit-elle pas que « le procès se gagne ou se perd… devant l’expert » ? (J. Moury, Les limites de la quête en matière de preuve : expertise et jurisdictio, RTD civ. 2009. 665 s. image).

Dans ce contexte, l’expertise est devenue une phase autonome dans la résolution d’un litige, au cours de laquelle s’opère une sorte de mise en état déléguée de l’affaire. On parle alors d’un véritable « lien expertal, dans le sens d’un lien procédural dédié aux opérations d’expertise qui n’est pas hors procédure, mais au contraire soumis à tous les principes procéduraux de la procédure et partie intégrante du lien d’instance » (E. Jeuland, L’expertise en matière civile. La notion d’expertise et autres mécanismes proches, in L. Cadiet et D. Loriferne, La pluralité de parties, Actes des 3e rencontres de procédure civile, 2013, IRJS, p. 103 s., spéc. p. 105). Parmi ces principes (pour une étude d’ensemble, v. C. Chapelle, L’expertise civile à l’épreuve des droits fondamentaux, Thèse, Nice, 2018), le contradictoire tient logiquement une place de choix.

Expertise officieuse et principe de la contradiction. L’intervention d’un expert au cours d’une procédure n’est pas nécessairement la conséquence d’une décision du juge. Elle peut aussi résulter de la seule initiative d’une partie. Dans ce cas, l’expertise est dite « officieuse », « privée » ou, plus faussement, « amiable » alors qu’elle est en réalité strictement unilatérale (sur la distinction entre expertise judiciaire et officieuse, V. Vigneau, Cas particuliers d’intervention des sachants, in T. Moussa (dir.), Droit de l’expertise 2016/2017, 3e éd., 2015, Dalloz, p. 80 s., spéc. n° 212.11, p. 81-82). En l’espèce, c’est précisément ce type d’expertise qui avait été utilisé par l’acquéreur d’un immeuble. Contestant la surface du bien qu’il venait d’acquérir, il a assigné sa venderesse en réduction du prix et en remboursement des frais accessoires. Pour établir l’erreur, l’acquéreur a fait dresser un certificat de mesure loi Carrez par un diagnostiqueur, puis par un géomètre expert. Ces documents ont constitué le fondement technique probatoire de son action. Mais si les résultats ont bien été versés aux débats et soumis à la libre discussion des parties, les opérations d’expertise ont été réalisées sans la présence de la venderesse qui n’a pas été appelée pour y participer. Or, les juges du fond ont refusé de tenir compte de ces expertises officieuses dans l’exercice de leur office. Selon eux, un juge ne peut se fonder exclusivement sur une mesure d’instruction amiable réalisée non contradictoirement à la demande d’une seule des parties. L’arrêt est cassé par la Cour de cassation. Au visa de l’article 16 du code de procédure civile, la Haute juridiction rappelle un principe désormais connu : « le juge ne peut pas refuser d’examiner un rapport établi unilatéralement à la demande d’une partie, dès lors qu’il est régulièrement versé aux débats, soumis à la discussion contradictoire et corroboré par d’autres éléments de preuve ». Ainsi, en statuant comme ils l’ont fait, alors qu’ils avaient constaté que les deux rapports avaient été soumis à la libre discussion des parties, les juges du fond ont violé le texte susvisé.

Un rapport non établi contradictoirement, mais versé aux débats et soumis à la discussion contradictoire. Dans l’accomplissement de sa mission, l’expert désigné unilatéralement par l’une des parties n’a pas à se conformer aux règles énoncées par le code de procédure civile. À ce titre, il est dispensé d’avoir à respecter le principe de la contradiction. La Cour de cassation est régulièrement amenée à rappeler cette singularité de l’expertise officieuse (Civ. 1re, 24 sept. 2002, n° 01-10.739, Bull. civ. I, n° 220 ; D. 2002. 2777 image ; Procédures 2002. Comm. 200, obs. R. Perrot ; Civ. 3e, 23 mars 2005, n° 04-11.455, Bull. civ. III, n° 73 ; AJDI 2005. 402 image ; Procédures 2005. Comm. 177. obs. R. Perrot ; Civ. 1re, 17 mars 2011, n° 10-14.232, inédit, Procédures 2011. Comm. 162. obs. R. Perrot). Tout rapport d’expertise officieux peut valoir à titre de preuve dès lors qu’il a été régulièrement versé aux débats et soumis à la discussion contradictoire. L’arrêt commenté ne dit pas autre chose.

Toutefois, la nécessité d’une réaffirmation régulière par la Haute juridiction démontre la résistance de certaines juridictions du fond. Elles n’acceptent pas qu’une expertise, au prétexte qu’elle est unilatérale, déroge à un principe aussi fondamental que celui de la contradiction des opérations. La critique se lisait déjà chez Roger Perrot : « on ne parvient pas à comprendre en quoi le fait qu’une expertise ait un caractère amiable dispense l’expert désigné de convoquer l’une des parties à ses opérations » (obs. sous Civ. 1re, 17 mars 2011, préc.). En effet, même si elle offre des données essentiellement techniques, l’expertise unilatérale n’en est pas moins un élément essentiel d’appréciation du litige. Comme l’expertise judiciaire, elle participe de l’administration judiciaire de la preuve. Mais si cet effet curatif de la discussion contradictoire permet de faire de l’expertise unilatérale une preuve acceptable, elle ne suffit pas à en faire une preuve suffisante.

Un rapport non établi contradictoirement, mais corroboré par d’autres éléments de preuve. La solution était déjà connue. Si le juge ne peut refuser d’examiner une pièce régulièrement versée aux débats et soumise à la discussion contradictoire, « il ne peut se fonder exclusivement sur une expertise réalisée à la demande de l’une des parties » (Cass., ch. mixte, 28 sept. 2012, n° 11-18.710, Bull. ch. mixte, n° 2 ; D. 2012. 2317, et les obs. image ; ibid. 2013. 269, obs. N. Fricero image ; ibid. 2802, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Darret-Courgeon image ; RTD civ. 2012. 769, obs. R. Perrot image ; Gaz. Pal. 8 déc. 2012, n° J1828, p. 25, note L. Raschel ; JCP 2012. 1200. note S. Amrani-Mekki). Rétablir le contradictoire devant le juge n’est pas suffisant pour compenser son absence devant l’expert. En conséquence, l’expertise officieuse n’est qu’une preuve imparfaite qui doit être corroborée par un autre élément.

L’opportunité de cette décision est encore discutée. Pour les uns, elle n’a pas lieu d’être, sauf à rétablir un système de preuve légale théoriquement discutable et pratiquement difficile à contrôler (V. Vigneau, Cas particuliers d’intervention des sachants, art. préc., spéc. n° 212.13, p. 84-85). Pour d’autres, elle est à la fois excessive et insuffisante (X. Vuitton, Longue vie à l’expertise officieuse ! État des lieux et perspectives, Dr. et proc. 2013. 50 s., spéc. p. 53-54). Surtout, elle ne dit rien de la nature de l’élément de preuve pouvant venir corroborer. Doit-il nécessairement émaner d’une expertise judiciaire ou une seconde expertise officieuse peut-elle suffire ? À cette question, la troisième chambre civile de la Cour de cassation donne ici une réponse implicite : deux expertises officieuses peuvent se corroborer l’une et l’autre (comp., pour une expertise judiciaire non contradictoire corroborée par une expertise officieuse, v. Civ. 3e, 15 nov. 2018, n° 16-26.172, publié au Bulletin, D. 2018. 2229 image ; ibid. 2020. 170, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès image ; AJDI 2019. 445 image, obs. J.-P. Blatter image ; Gaz. Pal. 29 janv. 2019, n° 340x9, p. 65, obs. N. Hoffschir). 

Cette solution laisse un sentiment partagé. Même concordantes, des expertises officieuses ne devraient pas valoir une expertise judiciaire établie contradictoirement. En effet, elles restent réalisées par des experts placés sous la dépendance économique de la partie qui les a désignés. Pour la partie perdante, le fait que le juge se soit appuyé, non sur une, mais sur deux expertises établies non contradictoirement ne suffira pas à dissiper son sentiment d’injustice. Finalement, avec Roger Perrot, il y a lieu de regretter le temps où, « à l’aube de ce que l’on appelait encore le nouveau code de procédure civile, il avait été posé en principe que l’expert tire ses pouvoirs, non plus comme autrefois du choix des parties, mais uniquement de sa désignation par le juge » (obs. sous Cass. ch. mixte, 28 sept. 2012, n° 11-18710, préc.).

L’Assemblée travaille dans l’urgence sur l’urgence

En introduction de la journée, Édouard Philippe donne un long discours sur la situation et les enjeux du texte. « Je vous remercie très sincèrement de la rapidité avec laquelle vous avez fait prévaloir une forme d’union sacrée. »

Jean-Luc Mélenchon : « Nos personnes sont sacrées ! » 

Rires de l’hémicycle. Philippe : « Dans cette heure grave, faire sourire ses collègues n’est jamais inutile. » Ce sera une des seules pointes d’humour de la journée, empreinte de gravité.

« Pour BFM TV, ce sera génial ! »

L’après-midi, les députés démarrent leur travail : étudier le texte sur l’état d’urgence sanitaire. Les députés d’opposition soulèvent plusieurs failles, sur la publicité des avis scientifiques ou le contrôle parlementaire. À plusieurs reprises, leurs interpellations aboutissent : le gouvernement voit la difficulté, la séance est suspendue et, vingt minutes, plus tard la séance reprend avec un amendement de compromis, rédigé au banc.

En fin d’après-midi, la ministre de la justice, Nicole Belloubet, porte un amendement de dernière minute sur les sanctions applicables en cas de non-respect des obligations. Le texte initial prévoyait une contravention de quatrième classe (135 €) en cas de non-respect des obligations. Depuis, les personnes refusant le confinement sont devenues un sujet médiatique, et donc politique. « Pour assurer la réalité de ce confinement et pour dissuader les personnes qui ne le respecteraient pas, nous proposons de transformer cette amende en un délit, puni d’une peine de prison, pour qu’il y ait un véritable effet dissuasif et, par là même, un effet préventif. »

L’idée de traîner en comparution immédiate une personne qui serait sortie deux fois hors de chez elle, en ces temps d’émeutes carcérales, gêne considérablement les députés. Ni le principe de légalité des délits ni celui de proportionnalité des peines ne sont respectés. La rapporteure du texte se contente d’un mot, « favorable », et les députés En Marche et Modem se taisent. En langage parlementaire, pour exprimer son désaccord envers le gouvernement, un député de la majorité se tait.

En chœur, l’opposition souligne les failles de ce projet. Du PCF à LR, tous trouvent l’idée excessive. Jean-Christophe Lagarde, président du groupe UDI-Agir : « Là, on a un effet d’affichage : pour BFM TV, ce sera génial ! Je suis pour la répression, à condition qu’elle soit effective, car là on est surtout dans la com. »

« Une fois n’est pas coutume », Danièle Obono (FI) va dans le sens de ses collègues : « On réagit, on surréagit, en pensant qu’il suffira d’une annonce au 20 heures pour régler les choses. D’un point de vue pédagogique, c’est disproportionné et contre-productif. Et nos prisons ne sont pas seulement pleines : elles sont surpeuplées. » La rapporteure Marie Guévenoux prend enfin la parole : « Je vais dans le même sens que l’ensemble des orateurs pour proposer une suspension. Je pense qu’il faut qu’on réussisse à trouver ensemble une solution. »

La séance est suspendue, afin de trouver une rédaction de compromis. Celle-ci est trouvée une heure après. La récidive sera punie d’une contravention de cinquième classe (1 500 €). Ce n’est qu’au quatrième constat que l’infraction sera passible d’une peine de prison. L’amendement pose encore problème (légalité du délit, contrôle de la récidive) mais il est plus acceptable. Et le gouvernement a son signal fort.

« Une loi exceptionnelle, avec des pouvoirs exceptionnels, dans des conditions exceptionnelles »

À 3h20 du matin, les députés commencent l’étude du projet de loi organique qui n’est composé que d’un article : celui-ci suspend les délais d’examen de toutes les questions prioritaires de constitutionnalité (QPC). Comme de nombreuses autres institutions, le Conseil constitutionnel est bloqué : pour la première fois, la semaine dernière, il n’a pas pu répondre à une QPC.

Jean-Christophe Lagarde soulève une faille : « Nous venons de voter une loi exceptionnelle, avec des pouvoirs exceptionnels, dans des conditions exceptionnelles, attentant à un certain nombre de choses proprement exceptionnelles. Je ne demande qu’une chose : que ce que nous venons de voter ne soit pas exonéré d’un contrôle de constitutionnalité, parce qu’on aurait prolongé les délais des QPC. »

Christophe Castaner : « Si on prévoyait la possibilité pour l’ensemble de ce qui vient d’être voté de faire l’objet de recours et de QPC, ce serait organiser notre propre incapacité de mettre en œuvre dans l’urgence les mesures dont nous parlons. »

L’amendement est rejeté. Mais parce que c’est un texte organique, le Conseil constitutionnel étudiera obligatoirement cet article, qui suspend son action. Il pourrait aussi soulever un autre problème : l’article 46 de la Constitution prévoit que, même en urgence, un projet de loi organique ne peut être étudié par le Parlement moins de quinze jours après son dépôt. Supportera-t-il aussi bien l’urgence que le Parlement ?

Les mesures adoptées définitivement par la CMP

Dimanche, députés et sénateurs se sont réunis pour trouver un compromis. Après une longue réunion, ils se sont entendus sur un texte, qui a été adopté définitivement dès dimanche soir. Parmi les évolutions :

• sur l’état d’urgence sanitaire, le Sénat a imposé une liste plus limitative que ce que souhaitait le gouvernement. Les mesures devront être strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus. Elles pourront être contestées en référé. Le contrôle parlementaire sera limité à l’état d’urgence (et non à toute la loi) ;

• sur les ordonnances, le gouvernement a fait le choix de renvoyer celles sur les congés au dialogue social. L’employeur aura plus de latitude sur les jours de RTT ;

• pendant la période d’état d’urgence sanitaire, l’application de la carence en cas d’arrêt de travail est suspendue, pour l’ensemble des régimes ;

• la carence de trois mois des expatriés revenant en France pour l’affiliation à l’assurance maladie et maternité est suspendue ;

• pour les communes où il faut un second tour des élections municipales, un rapport rendu le 23 mai établira si le scrutin peut avoir lieu le 21 juin. Dans ce cas, les listes devront être déposées le 2 juin. Les exécutifs municipaux et communautaires qui exerceraient avant les élections resteront en fonction jusqu’à ce que la situation sanitaire permette de réunir les nouveaux conseils.

 

Sur ce projet de loi, lire également :

• Le Sénat en état d’urgence sanitaire, par Pierre Januel le 20 mars 2020

• Les députés s’embourbent malgré l’urgence, par Pierre Januel le 21 mars 2020

« Un porteur sain de Fresnes pourrait contaminer la Santé ou Fleury depuis ce box »

On a dû croiser six personnes en tout et pour tout, dans l’atrium de ce palais dont la démesure et les circuits donnent, encore un peu plus qu’à l’accoutumée, l’impression de se balader dans un film de Jacques Tati. Pas un péquin à la buvette. On a attendu dans la pénombre deux audiences civiles qui, comme Godot, ne sont jamais venues. Passé une tête à la 16e chambre correctionnelle, au sixième étage. Interrompu des vigiles qui tuaient le temps en conversant à deux mètres les uns des autres. Remarqué quelques audiences de juge des libertés et de la détention par visioconférence. Puis on s’est rabattu sur les deux sections de la 23e chambre, délocalisées au quatrième.

Actuellement, on y liquide essentiellement le stock de renvois droits de la défense de la grève dure des avocats. C’est-à-dire que, provisoirement détenus depuis des semaines, certains prévenus reviennent simplement à la case départ… sans avoir croisé l’ombre d’un avocat dans l’intervalle. On y badine aussi, un peu plus cruellement que d’habitude, du genre « son cerveau n’est plus très bien oxygéné depuis qu’elle a un masque ».

Sur les bancs quasi déserts, une femme enlève ponctuellement le sien pour fondre en larmes. Renifle quelques instants, puis le remet pour cracher ses poumons dedans. Le président n’a pas encore tiqué, mais elle est prise de quintes de toux carabinées depuis plusieurs minutes maintenant, sous le regard paniqué d’une interprète qui se décale peu à peu. Il se tourne finalement vers elle : « Madame, vous êtes souffrante, non ? Vous êtes là pour quel dossier ? Je vous demande de sortir immédiatement, on vous appellera ! » Elle se fait traîner dehors en maugréant : « Rhô ça va la paranoïa, je suis juste une grosse fumeuse depuis que j’ai 12 ans, c’est tout ! » Elle soliloque plusieurs minutes de l’autre côté de la porte.

« Allô allô, il y a quelqu’un ? »

Sans masque ni gants, l’escorte fait entrer un prévenu dans le box. Lequel ne se sait visiblement plus trop quelle identité il est censé décliner cette fois-ci. Il comparaît pour un vol de téléphone, en réunion et en récidive légale. Le président n’entend pas bien l’interprète, à cause de son masque de chantier, sans doute de peintre. Il lui demande de parler dans le micro du box. Elle se liquéfie, mais le saisit tout de même du bout des doigts, pour le tordre en faisant exploser les enceintes.

Le cas est on ne peut plus classique et aboutit à six mois ferme, mais sans maintien en détention, pour cause de « co-ro-no-ra-vi-rus », dira péniblement le président. « Donc il sort ce soir », lance gaiement la greffière. « Ouh là, non, parce qu’il a d’autres dossiers ! », rectifie le président, faisant mine de trouver tout cela logique. Trois autres prévenus, entassés dans un même coin du box à bien moins d’un mètre de distance, sortent en revanche de détention, pour la même raison. Ils n’en reviennent pas.

Le dossier suivant doit être pris en visioconférence depuis Fresnes. Cette fois, il y a un avocat dans la salle. Mais ça ne fonctionne pas. La pauvre greffière se prend encore une balle perdue : « Ben ouais, il faut juste faire le numéro, quoi. » Un mur blanc apparaît sur les écrans. Le président croit déceler une silhouette humaine dans ce qui n’est vraisemblablement que l’ombre portée d’un micro. Il s’égosille dans le vide : « Allô allô, il y a quelqu’un ? » La grosse fumeuse entre dans la salle, on laisse donc la visio de côté pour faire monter son concubin du dépôt.

« Excuse-moi, votre honneur »

Il est détenu pour violences sans ITT sur sa conjointe (et accessoirement pour rébellion), « avec cette circonstance que les faits ont été commis seul et sans arme », enchaîne le président, interloqué : « eh bien, voici de bien belles circonstances ! » « Mais il a pas essayé de me violer », lance la femme, au moins cinq fois de suite. « Ça tombe bien, il n’est pas poursuivi pour ça », rétorque le magistrat, qui poursuit : « C’est une querelle d’ivrognes, en quelque sorte, mais ce qui est gênant, c’est que ça fait du bruit. Si encore vous faisiez ça silencieusement… »

Elle répond sans cesse à la place de son concubin, mais s’efforce maladroitement d’y mettre les formes : « excuse-moi, votre honneur ». On finit curieusement par disserter sur sa consommation d’alcool à elle : « je vais arrêter de boire, d’ailleurs je fais du yoga ». Elle veut bien reprendre son compagnon mais la procureure ne l’entend pas de cette oreille : elle requiert une interdiction de paraître au domicile et une interdiction de contact. Ils pleurent tous les deux, mais le tribunal ne les prononcera finalement pas.

On retente Fresnes, ce qui prend plusieurs minutes. Comme la nature, l’avocat a parfois horreur du vide. Alors il meuble. Laborieusement. L’écran s’illumine enfin, sauf que le cadrage fait qu’on ne devine qu’une touffe de cheveux dépassant à peine d’une fenêtre du logiciel : « pour une fois que ça marche, je ne touche à rien », décrète la greffière, avant de changer d’avis. L’avocat se lance : « J’ai déposé cette demande de mise en liberté de ma propre initiative, parce que je suis très inquiet. » Il cite du Macron dans le texte (« nous sommes en guerre, contre un ennemi invisible ») et en fait un peu des caisses sur son propre courage d’être venu jusqu’au palais au péril de sa vie.

Son client doit être extrait la semaine prochaine pour être jugé ici même, sauf qu’il est plus ou moins asthmatique et devrait donc, selon lui, comparaître libre : « Je vois ces gens qui se succèdent dans le box, qui touchent la même barre et parlent dans le même micro. Un porteur sain de Fresnes pourrait contaminer la Santé ou Fleury depuis ce box, ou l’inverse. C’est une question d’heures. » C’est du bon sens, bien sûr, mais on pressent que l’argument va sans doute être un peu court. « Maître, vous me semblez être d’une sensibilité à cette épidémie… », se moque le président, avant de se tourner vers une avocate qui passait en touriste : « Votre consœur sourit sous son masque, j’en suis sûr. » Dans la salle, la grosse fumeuse éclate de rire, et en remet une couche : « Eh ben, c’est pas la seule ! » Demande rejetée, l’avocat sort furieux.

« Laissez Dieu en dehors de ce tribunal »

Entre un dernier détenu, originellement (et originalement) interpellé pour des tentatives de vol en réunion dans les habitacles de plusieurs voitures en stationnement. « Où est passée votre avocate ? », interroge le président, à la cantonade. Il n’en a pas : « Elle, c’était juste une copine de l’autre », rétorque un assesseur. Le président s’amuse à caser des « chouf » et des « walou » dans son récit. C’est un peu pour détendre l’interprète qui, l’air de rien, change régulièrement de micro pour s’éloigner progressivement du box, et se décompose toujours à vue d’œil. Le prévenu justifie ses allées et venues par la visite d’un appartement à louer, alternativement situé à Clignancourt, Château-Rouge ou Saint-Denis. Géographe amateur mais éclairé, le président reconstitue les trajets presque rue par rue : « C’est vraiment pas le chemin le plus court… »

« Je ne sais pas si je reconnais les faits, mais en tout cas, ce que je veux dire, c’est excusez-moi », traduit l’interprète. Le président insiste un peu, et le prévenu finit par concéder : « Je vous donne ma parole d’homme que je ne ferai plus jamais ça, par Dieu. » « Laissez Dieu en dehors de ce tribunal », ricane l’un des assesseurs : « Veuillez noter que monsieur a juré la main sur le cœur », ironise l’autre à destination de la greffière. Le président suspend l’audience mais ne reste pas derrière pour délibérer avec les deux autres. Il revient dans la salle, pour se débarrasser de la paperasse : « c’est que j’aimerais bien aller faire des courses pas trop tard », tente-t-il de se justifier auprès de la proc qui, concentrée sur son smartphone, ne l’entend pas et n’avait de toute manière rien remarqué. Ce sera six mois ferme, sans maintien en détention « en raison du co-ro-no-ra-vi-rus ».

On fait du bruit en essayant bêtement d’ouvrir les portes avec les coudes, ce qui sort le vigile de sa méditation on ne peut plus solitaire. Il nous regarde avec des yeux écarquillés : « C’est pas vrai, c’est vraiment terminé terminé ? » Même si les autres salles ont baissé le rideau depuis longtemps, ce n’est effectivement pas tous les jours que la 23e lève le camp à même pas dix-sept heures trente. Mais l’honneur est sauf, puisque le palais est aussi vide.

Quel délai pour conclure en cas d’opposition à arrêt ?

Sur appel d’un syndicat des copropriétaires, la cour d’appel de Grenoble, par arrêt du 14 juin 2016, infirma un jugement, qui avait notamment prononcé la nullité d’une assemblée générale de la copropriété, en condamnant la société financière intimée à verser à l’appelant diverses sommes. L’arrêt étant rendu par défaut, la société financière forma opposition, laquelle fut jugée recevable par la cour d’appel qui prononça cette fois la nullité de l’assemblée générale de la copropriété et écarta les demandes indemnitaires du syndicat. Reprochant à la cour d’avoir écarté l’application de l’article 908 du code de procédure civile, le syndicat des copropriétaires inscrit un pourvoi. La seconde branche du moyen soutenait précisément que « sur opposition, l’affaire est instruite et jugée selon les règles applicables devant la juridiction qui a rendu la décision frappée d’opposition et c’est l’instance même qui a abouti à la décision frappée d’opposition qui recommence et se poursuit ; qu’il en résulte que, lorsqu’une partie forme une opposition à un arrêt d’une cour d’appel rendu dans une matière avec représentation obligatoire, les dispositions de l’article 908 du code de procédure civile sont applicables ». La réponse de la deuxième chambre civile, qui rejette le pourvoi, est tout aussi limpide : « L’opposition formée contre l’arrêt d’une cour d’appel rendu suivant une procédure avec représentation obligatoire, qui reprend l’instance ayant abouti à cet arrêt, n’introduit pas un appel, de sorte que l’article 908 du code de procédure civile n’est pas applicable à l’opposant, qui n’a pas la qualité d’appelant ».

Bien que le pourvoi ne portât pas sur cette question, un débat intéressant, et finalement induit par la procédure applicable en procédure avec représentation obligatoire devant la cour, avait été initié devant la cour de Grenoble sur le point de savoir si l’opposition avait été valablement formée par voie électronique.

Devant l’absence d’onglet RPVA « opposition », la déclaration d’opposition avait été prise en compte une première fois sous la rubrique « appel », puis une seconde sous celle « déclaration de saisine ». Faute d’onglet spécifique pour un acte qui doit être transmis par voie électronique, la cour jugea le recours recevable en constatant que l’opposition avait bien été formalisée dans le délai d’un mois, avec un document d’opposition joint, par voie électronique, l’avocat prenant la peine de mentionner spécifiquement lors de son second envoi « opposition à arrêt ». Devant les carences du RPVA, il était difficile de faire plus, et la décision est heureuse sur ce point puisqu’il ne faisait aucun doute que c’était bien une opposition qui était conduite et sous la forme électronique exigée. Car si, on le sait maintenant, les délais impératifs des articles 908 et suivants ne s’appliquent pas sur opposition à arrêt, l’article 930-1 du code de procédure civile si !

L’interrogation était légitime tant on finit par se perdre dans le régime applicable à la notification de certains actes de procédure spécifiques (requête en rectification d’erreur matérielle, recours en matière de contestation d’honoraires, notification de mémoire devant la chambre des expropriations…) face à des arrêtés techniques qui ne voient pas le jour et à un article 930-1, placé après la Sous-section 4 « dispositions communes » qui précise qu’ « A peine d’irrecevabilité relevée d’office, les actes de procédure sont remis à la juridiction par voie électronique ». Ainsi, sans égard à un quelconque arrêté technique - à l’instar de la déclaration de saisine sur renvoi de cassation non prévue par un arrêté technique - l’article 930-1 s’impose pour tous les actes de procédure, remis à la juridiction, en matière de représentation obligatoire.

Mais la problématique posée aux parties n’est pas virtuelle : si la voie électronique est imposée à peine d’irrecevabilité devant la cour, les parties sont-elles contraintes de conclure dans les délais des articles 908 et suivants du code de procédure civile ?

Ce peut être le cas, mais pas nécessairement ! Ainsi, en cas de recours en annulation d’une sentence arbitrale, non seulement l’article 930-1 est applicable (Civ. 2e, 26 sept. 2019, n° 18-14.708, D. 2019. 1891 image ; ibid. 2435, obs. T. Clay image ; Dalloz actualité, 2 oct. 2019, obs. C. Bléry), mais les parties doivent conclure, à peine de caducité et d’irrecevabilité, conformément aux articles 908 et suivants. Pour le savoir, il faut aller chercher l’article 1495 du code de procédure civile, relatif au recours en annulation, qui opère par renvoi aux articles 900 à 930-1. Les délais pour conclure sont donc concernés. Pour l’opposition, l’article 573 dispose qu’elle « est faite dans les formes prévues pour la demande en justice devant la juridiction qui a rendu la décision », l’article 576 ajoutant que « L’affaire est instruite et jugée selon les règles applicables devant la juridiction qui a rendu la décision frappée d’opposition ». Le RPVA s’imposait donc mais quid alors des délais pour conclure ? La cour de Grenoble avait répondu au moyen adverse que l’article 908 est exclusivement réservé à la procédure d’appel et ne concerne pas celle d’opposition à arrêt, suivie en cela par la Cour de cassation. Un doute pouvait être instillé, et c’était l’objet du pourvoi, puisque l’opposition est « instruite et jugée selon les règles applicables devant la juridiction qui a rendu la décision frappée d’opposition ». Ne pourrait-on pas alors appliquer les articles 908 et suivants ? La réponse est claire : non, et la position de la deuxième chambre civile n’est pas illogique dès lors que face à un arrêt rendu par défaut, il ne s’agit pas, pour le défaillant, d’interjeter appel mais bien d’en obtenir la rétractation. L’appel avait déjà été formé, par la partie adverse qui, par définition, ne serait pas recevable à former opposition, tandis que l’article 908 impose un délai de trois mois au seul appelant, qui n’est pas le demandeur à l’opposition. Et encore, à peine de caducité de la déclaration d’appel, non pas de la déclaration d’opposition. D’ailleurs, lorsque le législateur a souhaité prévoir des sanctions et un délai impératif de trois mois pour conclure (intimé sur appel provoqué, intervenant forcé ou, plus curieusement, volontaire) il l’a dit expressément à l’article 910 du code de procédure civile. Bien que marginaux, il reste donc des domaines en procédure avec représentation obligatoire devant la cour d’appel dans lesquels des délais ne sont pas imposés aux parties.

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L’audience disciplinaire de l’avocat Vincent Nioré reportée

Le 18 avril 2019, devant la juge des libertés et de la détention (JLD), l’avocat Vincent Nioré, délégué du bâtonnier aux perquisitions, contestait la saisie de documents lors d’une perquisition effectuée aux domiciles et aux cabinets de deux avocats soupçonnés de faux en écriture, recel de faux et tentative d’escroquerie au jugement. L’ambiance est tendue, ce n’est pas une première. Un premier rapport est fait, dès le lendemain, par le substitut du procureur Julien Goldszlagier présent à l’audience et envoyé au procureur de la République. Dans un courrier du 30 avril 2019 adressé au président du tribunal judiciaire de Paris (au lendemain de l’ordonnance rendue par la JLD et favorable au délégué du bâtonnier) , Aude Buresi et Serge Tournaire, vice-présidents chargés de l’instruction, faisaient état « des insultes » proférées par Vincent Nioré à leur égard lors de cette audience JLD. Ses « emportements réguliers, écrivent-ils, s’inscrivent dans un processus ancien destiné à sanctuariser les cabinets d’avocat et à présenter chaque magistrat qui voudrait procéder à une perquisition dans le cadre des dispositions légales comme un ennemi obsédé par le désir de violer ce sanctuaire ». La bâtonnière de Paris, Marie-Aimée Peyron recevait le 13 mai 2019 un courrier du président du tribunal judiciaire, Jean-Michel Hayat à l’époque (nommé depuis premier président de la cour d’appel de Paris) et du procureur de la République, Rémy Heitz, s’émouvant des propos que l’avocat aurait tenu pendant l’audience (en réalité deux audiences, l’une le matin, la seconde l’après-midi) et relatés par les juges d’instruction présents ce jour-là – Aude Buresi, Camille Palluel, Serge Tournaire – et par le représentant du ministère public, Julien Goldszlagier.

Ce 18 avril, Vincent Nioré, dans le huis clos des audiences JLD, aurait dit en avoir assez « de nettoyer l’urine », en avoir marre des « salissures des juges d’instruction », avant d’ajouter « c’est dégueulasse, ce que vous faites à une avocate, cinq ans de barre » tout en lançant aux juges qu’ils étaient « les émissaires de la procureure générale », alias Catherine Champrenault. Celle-là même contre laquelle « le barreau pénal allait se lever ». Quant au juge Tournaire, Vincent Nioré lui aurait dit « M. Tournaire, nous connaissons vos méthodes, nous connaissons les méthodes du pôle financier, vous humiliez les avocats » avant de déclarer également, selon les quatre magistrats présents ayant raconté l’audience, à l’encontre de Mme Isabelle Gentil, avocate générale au parquet de Paris, qu’elle était « l’épouse de Jean-Michel Gentil, on sait ce que ça signifie » – des propos « offensants et misogynes » – selon la procureure générale. Catherine Champrenault, dans une lettre du 20 juin, demandait à la bâtonnière de Paris de démettre Vincent Nioré de ses fonctions, à défaut une procédure disciplinaire serait initiée. Le 22 juillet, malgré une lettre de la bâtonnière en date du 5 juin expliquant avec détails pourquoi elle ne prendrait aucune « mesure appropriée » contre son délégué qui n’avait commis selon elle aucune faute, un acte de saisine de l’instance disciplinaire des avocats au barreau de Paris par la procureure générale près la cour d’appel de Paris était rédigé pour manquement aux obligations et principes essentiels de la profession d’avocat. L’histoire, révélée par Le Point et racontée également par le site Actu-Juridique.fr, avait fait grand bruit.

L’audience disciplinaire (formation de jugement n° 1, président par l’ancien bâtonnier de Paris, Pierre-Olivier Sur) devait avoir lieu aujourd’hui. Comme toutes les audiences non urgentes, elle a été reportée en raison du coronavirus. Il est néanmoins intéressant de relater les conclusions auxquelles sont parvenues les juges instructeurs du conseil de discipline. Ils vont rappeler à plusieurs reprises l’évidence : la particularité de ces audiences durant lesquelles « le juge d’instruction est directement et personnellement confronté dans un débat judiciaire sur le thème de la légalité de ses propres actes, à un contradicteur institutionnel qui défend en plaidant une position frontalement opposée à la sienne ». Une situation « délicate » pour le juge du siège « dont ce n’est pas la position naturelle », dans un « climat professionnel et humain de grande tension », tenu dans l’urgence avec parfois, « la pression du parquet ». Dans cette affaire, la rudesse du ton et de la bataille s’expliquait d’autant plus que, selon les propos de la présidente d’audience elle-même, les juges d’instruction « avaient pris tout chez l’avocat », dossier, notes d’audience etc. lors de la perquisition contestée. La JLD n’a-t-elle pas elle-même déclaré que Vincent Nioré n’avait pas outrepassé ses pouvoirs et sa fonction, étant « en opportunité tout à fait dans son rôle » ? La procureure générale, dans ses conclusions, rappelle que la particularité de ces audiences est parfaitement connue des magistrats. Et qu’il s’agit de développer des arguments juridiques techniques et non des « propos sans pertinence », ce d’autant plus quand c’est le délégué du bâtonnier. Bref, un argumentaire des instructeurs « sans pertinence ».

« Nettoyer l’urine », « des salissures des juges d’instruction »

La juge d’instruction Aude Buresi, dans une déclaration écrite à la formation d’instruction de l’Ordre de Paris, raconte notamment que Me Nioré aurait « tout de suite pris à partie » les juges d’instruction, contestant de manière « forte » la perquisition chez la jeune collaboratrice de l’avocat concerné et celle de son patron, tout en traitant les juges d’instruction d’« émissaires de la procureure générale ». Un 18 avril marqué par le ton « agressif », « menaçant », « insultant » de Vincent Nioré, résume la magistrate interrogée qui estime que « j’en ai marre des salissures des juges d’instruction », « j’en ai marre de nettoyer l’urine » la visaient « personnellement ». Les avocats instructeurs ne sont pas d’accord, penchant pour « une interprétation subjective » de Mme Buresi à la suite d’un article de Me Nioré, paru dans le mensuel Dalloz avocats (D. avocats 2018. 307 image), dans lequel il évoque son rôle de « nettoyeur incandescent de crasse procédurale, de crasse judiciaire ». Cet article, par ailleurs, ne pouvant être regardé comme entrant dans la saisine, ajoutent-ils. En réalité, la référence à « l’urine » a été expliquée par Me Nioré : lors d’une perquisition à Paris le 5 juin 2018, il avait dû réellement se mettre à genoux afin de pratiquer un massage cardiaque à l’époux d’une avocate perquisitionnée, en pleine crise d’épilepsie. L’homme, à terre, s’était vidé, et Vincent Nioré avait les deux genoux dans l’urine, qu’il avait nettoyée après le départ du SAMU. Une version confirmée par Camille Potier, ancienne membre du conseil de l’Ordre de Paris, présente ce jour-là. Les instructeurs en déduisent que le nettoyage étant réel, Mme Buresi ne peut soutenir objectivement qu’elle a été personnellement insultée. Serge Tournaire, autre juge d’instruction de l’affaire, ne fait pas état non plus, selon le rapport d’instruction, d’insultes « personnellement proférées » à son encontre. D’ailleurs, quand il lui est demandé de préciser les propos litigieux, M. Tournaire refuse « de se répéter ».

Il est intéressant de noter que la juge des libertés et de la détention, Nadine Houalla, qui présidait l’audience du 18 avril 2019, présente une version différente de cette fameuse journée. Me Nioré « a commencé très fort », reconnaît-elle, mais cela ne l’a pas « gênée du tout car sur le fond, c’était fondé ». La JLD – contre qui aucune insulte n’a été prononcée – ajoute, devant les instructeurs, que Vincent Nioré avait « le droit de porter la parole forte des avocats » car la préservation de l’inviolabilité des cabinets d’avocats, ajoute-t-elle, est « une cause » qui lui paraît « tout à fait sérieuse ». C’était, selon elle, une audience tendue, avec des échanges directs, virulents mais sans irrespect, sans attaque personnelle et sans qu’il lui ait été nécessaire d’intervenir. Elle conclut en déclarant que la saisine à l’encontre du délégué du bâtonnier « n’est pas fondée ». S’agissant des propos autour de « l’urine » et des « salissures », Nadine Houalla est très claire aussi dans son témoignage : il n’est pas question d’insultes envers les juges d’instruction mais d’une histoire vécue par Vincent Nioré en juin 2018, contextualisée à l’audience, rappelant ce que peut provoquer une perquisition. Interrogé, Vincent Nioré a rappelé la violence psychologique « extrême » d’une perquisition et notamment celle-là. Les instructeurs estiment que les déclarations contradictoires des juges d’instruction ne permettent pas de savoir si les propos de M. Nioré étaient des insultes ou pas. Pour Catherine Champrenault, dans ses conclusions, il est impossible de savoir si Vincent Nioré a « contextualisé » la précédente perquisition et peu importe d’ailleurs, cela ne remet pas en cause le fait qu’il ait prononcé ou non ces paroles, les témoignages l’attestant.

« C’est dégueulasse, ce que vous faites à une avocate, cinq ans de barre »

Lors de l’audience du 18 avril 2018, la collaboratrice de l’avocat soupçonné de faux, a également été perquisitionnée. Des saisies ont été opérées chez elle et des conversations Whatsapp extraites. Elle pleure devant la JLD. Vincent Nioré assume avoir dit, à ce moment, « c’est dégueulasse, ce que vous faites à une avocate, cinq ans de barre ». La juge, interrogée par les instructeurs, en témoigne, elle a dû intervenir lorsqu’un des juges d’instruction aurait « commencé à instruire à charge ». Mme Buresi n’a plus souvenir, elle, de ces pleurs. D’ailleurs, ajoute-t-elle, elle ne sait pas dire pourquoi une personne pleure dans une situation de tension. Ce qui apparait peu crédible aux yeux des avocats en charge de l’instruction. Et si tel devait être le cas, c’est la preuve que l’audience a dû être extrêmement tendue. C’est à cette aune qu’il faudra apprécier le caractère des propos reprochés à Vincent Nioré. Pour la procureure générale, l’avocat revendique avoir prononcé ces mots, c’est suffisant.

« Vous êtes les émissaires de la procureure générale »

Il faut se souvenir que la fameuse audience JLD du 18 avril est la suite d’une perquisition menée chez un avocat soupçonné d’avoir produit un faux document lors d’un procès d’assises. La saisine des juges d’instruction a eu pour origine un rapport du parquet général, présidé par Mme Champrenault. C’est elle aussi qui a saisi l’instance disciplinaire après le 18 avril. Refusant de venir témoigner devant les instructeurs ordinaux afin de ne pas rompre « l’équilibre et la finalité » de la procédure, les avocats en charge de l’enquête font valoir que le risque de rupture souligné par la magistrate « pouvait interroger sur la saisine disciplinaire effectuée à cet égard, sous le seing et par la personne intéressée à l’issue des poursuites ». Qu’a dit Vincent Nioré à propos de Mme Champrenault, le 18 avril 2019, toujours dans le huis clos de l’audience JLD ? À l’adresse des juges d’instruction présents, le délégué aux perquisitions aurait lancé : « Vous êtes les émissaires de la procureure générale » puis « je l’annonce, nous allons lever tout le barreau pénal contre vous et la procureure générale. La procureure générale a décidé d’attaquer l’ensemble des avocats pénalistes mais elle va nous trouver sur son chemin, l’ensemble du barreau va se lever ». Pour la juge Buresi, les propos de Me Nioré mettent en doute son indépendance, étant seule décisionnaire en signant les ordonnances décidant des perquisitions. M. Tournaire fait état, lui, d’attaques sans davantage de précision. Encore une fois, Nadine Houalla, présidente de l’audience JLD, estime qu’il n’y a pas eu d’attaque personnelle, que les propos visaient le parquet général en tant qu’institution et que le ton était vif « de part et d’autre ». Pour les instructeurs, l’exactitude des propos n’est pas établie. Me Nioré « entendait montrer une certaine désapprobation » face à des perquisitions, jugées irrégulières selon l’avocat.

Concernant la seconde partie des attaques, les instructeurs estiment encore une fois, après avoir entendu les différents témoins, qu’il s’agit de propos généraux « visant l’émoi que pouvait entraîner dans les "barreaux de France" la procédure en vigueur » concernant les perquisitions réalisées chez des avocats. Le soulèvement de tous les barreaux de France n’est pas, selon le rapport, « une évocation crédible ». D’ailleurs, Mme Houalla vient déminer le terrain en évoquant « la pression importante » de la part du parquet général en raison du dossier mettant en cause un avocat célèbre. Encore une fois, aucune attaque personnelle selon elle. Pour les avocats instructeurs, la mise en contexte sera primordiale lors de l’audience disciplinaire. Difficile, pour Catherine Champrenault, de voir dans « vous êtes les émissaires de la procureure générale » une simple référence à l’ouverture d’une information. Selon la magistrate, il semble évident que Vincent Nioré a voulu faire des juges d’instructions des magistrats « inféodés » à la procureure générale (à elle-même, donc, ndlr). C’est une mise en cause de leur intégrité et de leur impartialité.

« Monsieur Tournaire, nous connaissons vos méthodes »

« Monsieur Tournaire, nous connaissons vos méthodes, nous connaissons les méthodes du pôle financier, vous humiliez les avocats ». Pour le juge d’instruction, interrogé par les avocats instructeurs et venu avec des extraits de presse, Vincent Nioré a voulu « stigmatiser » les méthodes de juges que l’avocat dénonce avec violence dans des articles – Le Figaro, la Gazette du Palais, Dalloz… – depuis des années. En mettant ainsi en cause systématiquement le rôle du juge d’instruction, Serge Tournaire a estimé que son intégrité et son impartialité étaient remises en cause. Les instructeurs refusent de se référer à des articles de presse, parfois anciens – certains datent de 2013 – pour établir que les propos ont été ou non prononcés et ce qu’ils recèlent. La présidente de l’audience a confirmé que Vincent Nioré avait effectivement dit » on connaît vos méthodes », à un moment de tension, rappellant aussi que M. Tournaire était « très pugnace » et « très tenace ». L’audience disciplinaire devra déterminer si les mots ont été prononcés et quelle portée leur donner, concluent les instructeurs. Ils ont été prononcés, signalés dès le 30 avril dans le courrier des juges d’instruction au président du tribunal de grande instance et confirmés lors des auditions. Pour elle, les mots ont un sens, les sous-entendus également. Elle va d’ailleurs sévèrement tacler Nadine Houalla, présidente de l’audience JLD, en estimant qu’elle n’a pas à se prononcer sur le bien-fondé d’une procédure disciplinaire.

Le 18 avril 2019, aucun des trois juges d’instruction présent n’a fait acter d’incidents d’audience.

La date de report sera communiquée dans quelques jours.

 

Selon l’ancienne bâtonnière de l’Ordre des avocats de Paris, dans son courrier du 5 juin 2019, de 2011 à juin 2019, il y a eu 240 perquisitions au domicile/cabinet de 190 avocats, effectuées par 243 magistrats de France dont 172 juges d’instruction et 71 membres du parquet (dont 27 du parquet national financier), outre 8 visites DGFIP et deux visites AMF. Ces perquisitions ont étés suivies de 130 audiences devant le JLD. Vincent Nioré a assisté à la quasi-intégralité de ces perquisitions et de ces audiences. Avec, pointe la bâtonnière, « une infime minorité d’avocats perquisitionnés mis en cause et poursuivis ».

Aide juridictionnelle, avocats désignés successivement et point de départ du délai d’appel

Les délais des voies de recours sont prévus pour assurer la stabilité juridiques et courent, en principe, à compter de la notification de la décision contestée (C. pr. civ., art. 528). Toutefois, il existe des aménagements lorsque des modalités sont accomplies pour pouvoir pleinement exercer le droit de recours. C’est le cas lorsqu’un justiciable fait une demande d’aide juridictionnelle. L’appel est réputé avoir été intenté dans le délai, si la demande d’aide juridictionnelle s’y rapportant est adressée au bureau d’aide juridictionnelle avant l’expiration dudit délai et si l’appel est introduit dans un nouveau délai de même durée à compter, en cas d’admission, de la date, si elle est plus tardive, à laquelle un auxiliaire de justice a été désigné (Décr. n° 91-1266 du 19 déc. 1991, art. 38, al. 1, d)). Or, il arrive qu’il y ait plusieurs désignations successives d’auxiliaires de justice. La deuxième chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt du 27 février 2020 a alors précisé quel était, dans cette hypothèse, le point de départ du nouveau délai d’appel.

Le litige opposait un particulier à une banque. N’ayant pas obtenu satisfaction en première instance, le particulier sollicite le 12 mai 2017 le bénéfice de l’aide juridictionnelle pour interjeter appel du jugement qui lui est signifié cinq jours plus tard, soit le 17 mai 2017. Le 1er juin, l’aide juridictionnelle totale lui est accordée et un avocat lui est adjoint par décision du bâtonnier du 9 juin, notifiée à l’intéressée le 13 juin. Mais ce premier auxiliaire de justice est remplacé par un autre, par décision du bâtonnier du 10 juillet 2017. Ce deuxième avocat informe alors son client, le 3 août suivant, qu’il a demandé au bâtonnier à être déchargé du dossier. Le 29 août 2017, un troisième (et dernier) avocat est désigné, qui interjette appel le 25 septembre. Le conseiller de la mise en état déclare l’appel irrecevable, ce que confirme la cour d’appel. Le recours n’a pas été intenté dans le mois suivant la désignation du premier avocat. L’appelant se pourvoit en cassation. Il reproche à la cour d’appel de ne pas tenir compte de la désignation du dernier avocat, à compter de laquelle, selon lui, le délai d’appel recommence à courir. Il reproche également aux juges du fond d’avoir retenu comme point de départ du nouveau délai, la date de désignation de l’auxiliaire de justice et non la notification qui aurait dû lui en être faite. La Cour de cassation a alors saisi l’occasion de préciser l’article 38, alinéa 1, d) du décret du 19 décembre 1991. C’est à compter de la désignation du premier avocat que le nouveau délai d’appel court (I) et plus précisément, à compter de la signification de cette désignation au bénéficiaire de l’aide juridictionnelle (II).

I - La Cour de cassation décide qu’en cas de désignations successives d’avocats devant apporter leur concours au bénéficiaire de l’aide juridictionnelle, seule la première désignation importe et fait courir le nouveau délai d’appel. Elle en tire la conséquence que « la désignation ultérieure d’un nouvel avocat est sans incidence sur les conditions d’exercice du recours pour lequel l’aide juridictionnelle a été accordée ». Puisque le bénéficiaire de l’aide juridictionnelle était en mesure d’être effectivement assisté dès la désignation initiale, il n’y a pas de raison de lui faire bénéficier d’un nouveau délai adossé à une désignation ultérieure. Mais comme à l’impossible nul n’est tenu, la Cour assortit son principe d’une exception. La désignation ultérieure d’un avocat au titre de l’aide juridictionnelle pourrait être prise en compte si des circonstances revêtant les caractères de la force majeure empêchaient l’avocat initialement désigné d’assister effectivement son client. Ce n’était pas le cas en l’espèce.

Cette solution est contraire à celle retenue par le Conseil d’État, il y a moins de deux ans. Dans une hypothèse similaire à celle soumise à la Cour de cassation, le Conseil d’état a estimé que « le délai de recours contentieux qui, dans le cas mentionné au d) de l’article 38, aurait commencé à courir à compter de la première désignation, recommence à courir à compter de [la] nouvelle désignation » (CE 6 juin 2018, n° 413511, Lebon image ; AJDA 2018. 1193 image), sans qu’il ne soit question de cas de force majeure. Il a alors été souligné qu’ainsi le bénéficiaire de l’aide juridictionnelle disposait « de la plénitude du délai de recours contentieux pour préparer, avec le concours de l’avocat, le recours qu’il projette » (C. Friedrich, L’effet utile de la prorogation du délai de recours contentieux par la demande d’aide juridictionnelle, JCP Administrations et collectivités territoriales 2018. Act. 530). On peut en effet s’interroger sur le fait de savoir si obliger un avocat qui estime avoir de bonnes raisons d’être excusé, à être diligent et à former un appel qu’il espère ne pas avoir à défendre, permet une assistance effective.

Or la solution de la Cour de cassation, qui peut surprendre de prime abord, présente l’intérêt indéniable de protéger non seulement le bénéficiaire de l’aide juridictionnelle mais également la partie qui subit le recours.
L’article 38, alinéa 1, d) crée pour cette dernière une instabilité et une insécurité juridiques. En effet, ce texte déplace le point de départ du délai de recours à un événement postérieur à la décision contestée dont la date, dépendant du bureau d’aide juridictionnelle voire du bâtonnier, n’est pas prévisible ce qui pose des problèmes notamment d’exécution (pour des ex., v. C. Laporte, Appel et aide juridictionnelle, Procédures 2017. Alerte 21). Reconnaître que chaque nouvelle désignation – résultant d’un comportement dilatoire ou non – ait un effet sur l’exercice du recours tendrait à accroître cette instabilité et cette insécurité. L’application restrictive de l’article 38, alinéa 1, d) par la Cour de cassation au contraire les limite.

Quant au bénéficiaire de l’aide juridictionnelle, la décision de la Cour de cassation préserve ses droits dans l’hypothèse où l’avocat initialement désigné ne serait finalement pas déchargé de son ministère, et surtout assure l’effectivité de ceux-ci, en ne faisant courir le délai de recours qu’à compter de son information de l’événement déclencheur.

II - En effet, la Cour de cassation précise que le délai de recours ne court qu’à compter de la date de notification de la désignation initiale de l’avocat au bénéficiaire de l’aide juridictionnelle. Un doute pouvait surgir à la seule lecture de l’article 38 du décret du 19 décembre 1991. Si le texte précise que le nouveau délai d’appel court, le cas échéant, à compter de la notification de la décision d’admission provisoire ou de la notification de la décision constatant la caducité de la demande, en cas d’admission suivie de la désignation d’un avocat, le point de départ est, textuellement, la date à laquelle l’auxiliaire de justice a été désigné. Il n’est pas question alors de notification et les juges du fond ont fait une application littérale de l’article 38. C’est sur ce point que la Cour de cassation casse la décision qui lui est soumise.

L’interprétation que la Cour de cassation livre de l’article 38 est conforme à la lettre l’article 528 du code de procédure civile : c’est la notification de l’événement déclencheur du délai de recours qui est le point de départ de celui-ci. On ne saurait reprocher à une partie de ne pas avoir agi tant qu’on n’a pas la certitude qu’elle a été effectivement informée que toutes les conditions nécessaires à son action sont bien réunies. Mais on pourrait penser également que l’article 38 est un texte spécial dérogeant au texte général. Or pour asseoir l’autorité de sa décision, la Cour de cassation vise l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Informer le bénéficiaire de l’aide juridictionnelle de la désignation de son défenseur assure à celui-ci un droit au juge de qualité.

Les députés s’embourbent malgré l’urgence

« Quand la circonstance le demande, les divergences se réduisent vite. »

Pour ce débat, l’Assemblée a tenté de concilier pluralisme et fait majoritaire : chaque groupe, quelle que soit sa taille, est représenté par trois membres, mais les chefs de file portent donc les pouvoirs du groupe. En Marche ! gardera donc la majorité. L’objectif est d’étudier le texte en commission dans la journée et de faire le débat en hémicycle pendant la nuit.

En introduction, la rapporteure LREM Marie Guévenoux veut rassurer : « Avec le Sénat, nous nous entendons sur l’essentiel. Quand la circonstance le demande, les divergences se réduisent vite. » Et d’expliquer qu’en amont, de nombreux échanges ont eu lieu avec Yaël Braun-Pivet, présidente de la commission des lois, et Philippe Bas, son homologue du Sénat. Pour accélérer les choses, « certains amendements votés par le Sénat ont été introduits sur les souhaits de l’Assemblée. Mais nous avons quelques dissonances qui persistent sur le texte ».

Hier, le Sénat a en effet adopté le texte avec deux gros cailloux pour le gouvernement. Il a précisé les mesures permises par l’état d’urgence sanitaire et souhaité accélérer le dépôt des listes pour les élections municipales. La rapporteure Marie Guévenoux n’a posé que des amendements sur le second point. Qui enflamme les députés.

Dans les communes où il y aura un second tour, celui-ci serait repoussé en juin, si les conditions sanitaires le permettent. Dans le cas contraire, le premier tour serait annulé. Le point qui occupe tout le monde est : « Jusqu’à quand doit-on déposer les listes ? » Députés LR, PS, PCF tiennent absolument à ce qu’il ait lieu fin mars, comme le souhaite le Sénat, pour figer les choses. En face, LREM, FI et RN s’y opposent : dans la période, il est illusoire que des négociations d’entre deux-tours aient lieu, d’autant qu’on ne sait pas si ce second tour se tiendra.

La députée écologiste Delphine Batho s’exaspère : « C’est surréaliste. Nos débats tournent autour d’une chose : la date du dépôt, ou pas, du second tour des municipales. On se pince. On n’a pas de masques. On n’a pas de gel hydroalcoolique dans les hôpitaux, mais vraiment, ce qui mobilise les politiques, c’est la date de dépôt des listes. » La présidente Braun-Pivet tente d’accélérer : « Vous ne pouvez pas prendre et reprendre la parole en parlant quatre minutes à chaque fois, tout en disant qu’il faut moins de ce sujet. Je ne veux priver personne de prise de parole, mais j’en appelle à la responsabilité de chacun. »

« C’est un vrai sujet »

Dans la Ve République, le président préside, le gouvernement gouverne et le Parlement parle. Hier, l’Assemblée a sombré dans cette caricature. À 17h30, les députés n’ont toujours pas commencé avec le cœur du texte : l’état d’urgence sanitaire et les ordonnances. Avec jusqu’à dix-sept prises de parole pour un amendement.

Le problème est profond. Depuis 2017, l’Assemblée n’arrive plus à légiférer vite. Et ce quelle que soit la commission. Une partie de l’opposition ne joue pas le jeu parlementaire et souhaite imposer ses sujets plutôt qu’amender les textes. Le tout dans un climat de forte défiance vis-à-vis de la majorité et du gouvernement, toujours soupçonnés de mentir ou de vouloir attaquer à la démocratie. Même si l’opposition n’a jamais eu autant de temps.

Dans le passé, le Parlement a montré sa capacité à adopter en trente-six heures des textes majeurs, dictés par la crise. Hier, cent vingt amendements ont été déposés, chaque député venant avec un « vrai sujet » (cette crise n’en manque pas) mais des débats parfois vains. La commission a ainsi débattu de détails sur les ordonnances, alors même que le gouvernement ne sera présent qu’en séance.

Le député communiste Stéphane Peu se plaint : « la difficulté dans nos débats est de faire accepter à la majorité des amendements qui ne proviennent pas d’elle. Tout le monde joue le jeu de l’union nationale et vous refusez systématiquement tous nos amendements. » Au final, quatorze amendements auront été adoptés. Sept de la majorité, sept de l’opposition, souvent sans portée. Le débat en séance est repoussé à samedi.

Projets de loi coronavirus : les mesures visant les juridictions

Les projets de loi simple et organique d’urgence pour faire face à l’épidémie seront débattus aujourd’hui au Sénat, pendant que l’Assemblée étudiera le projet de loi de finance rectificative. Demain, les choses seront inversées. L’objectif étant d’adopter des textes conformes, les textes ne devraient plus évoluer après ce soir.

Adapter les règles des justices administrative et judiciaire

L’article 7 du projet de loi simple prévoit qu’afin de faire face aux conséquences de la propagation du virus, le gouvernement pourra prendre différentes ordonnances, qui devront être adoptées dans les trois mois. Ces mesures seront provisoires.

Une ordonnance permettra d’adapter, interrompre, suspendre ou reporter les différents délais imposés par la législation, à l’exception des mesures privatives de liberté et des sanctions. Ces mesures d’interruption seront applicables à partir du 12 mars et ne pourront excéder de plus de trois mois la fin des mesures administratives prises pour ralentir le virus.

Une autre ordonnance permettra d’adapter les règles des justices administrative et judiciaire, dans le seul but de limiter la propagation du virus. Sont visées les règles de compétences territoriales, de formation de jugement, de délais de procédure et de jugement, de publicité et tenues des audiences, de recours à la visioconférence et les modalités de saisine.

Par ailleurs, l’organisation du contradictoire devant les juridictions autres que pénales pourra être aménagée. Comme le précise le Conseil d’État, « ces adaptations ne pourront porter atteinte à la substance même des différentes garanties constitutionnelles ou conventionnelles qui régissent la conduite du procès ».

Toujours pour limiter les contacts physiques, l’alinéa suivant prévoit de modifier les règles relatives au déroulement de la garde à vue, pour permettre l’intervention à distance des avocats et la prolongation sans présentation devant un magistrat. Le déroulement et la durée des détentions provisoires et assignations à résidence sous surveillance électronique, seront également modifiés pour allonger les délais d’audiencement (3 mois en première instance, 6 mois en appel) et permettre une prolongation par une procédure écrite.

Enfin, les règles d’affectation des détenus devraient être assouplies, tout comme les modalités d’exécution des fins de peine, ainsi que, pour les mineurs, les mesures de placement et autres mesures éducatives.

À noter, le projet de loi organique prévoit de suspendre jusqu’au 30 juin les délais des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC), que ce soit l’étude des QPC par le Conseil constitutionnel ou leur transmission par le Conseil d’État ou la Cour de cassation. 

Par ailleurs, les mandats des conseillers prud’hommes devraient être prolongés.

En droit des étrangers, une ordonnance spéciale devrait aussi allonger, jusqu’à six mois, les durées des différents titres de séjour et récépissés qui devaient expirer entre le 16 mars et le 15 mai.

Enfin, les délais applicables aux habilitations à légiférer par ordonnances prises par les précédents textes seront tous prolongées de quatre mois.
 

Vers la création d’un état d’urgence sanitaire

Ce texte, un projet de loi organique ayant le même objet (qui suspend les délais de procédure des questions prioritaires de constitutionnalité) et un projet de loi de finances rectificative permettant la prise en compte des coûts liés à l’épidémie ont été présentés en conseil des ministres le 18 mars. Les deux premiers devaient être examinés par le Sénat jeudi 19 et par l’Assemblée nationale vendredi 20, le troisième faisant la navette en sens inverse.

État d’urgence sanitaire

L’état d’urgence sanitaire est la seule mesure pérenne du projet de loi ordinaire. Il serait déclaré par décret en conseil des ministres et prorogé par la loi au bout d’un mois. Cette déclaration donnerait au Premier ministre le pouvoir de prendre par décret des mesures limitant la liberté d’aller et venir, la liberté d’entreprendre et la liberté de réunion ainsi que de procéder à des réquisitions. Le ministre de la santé pourrait prendre les autres mesures générales et individuelles par arrêté. Un comité scientifique rendrait des avis publics sur le dispositif.

Les élus du premier tour entrent en fonction

Le titre Ier du projet confirme le report (au plus tard au mois de juin 2020) du second tour des élections municipales, décidé la veille par décret, ainsi que des élections des Français de l’étranger et en tire les conséquences. Les élus du premier tour entrent en fonction immédiatement (sauf dans les communes de moins de 1 000 habitants où moins de la moitié des conseillers municipaux ont été élus). Dans les autres communes, les mandats sont prorogés jusqu’au second tour. Les exécutifs des intercommunalités seront élus à titre provisoire, une nouvelle élection ayant lieu après le second tour dès lors que celui-ci est nécessaire dans une commune membre. Le gouvernement serait habilité par ordonnance à adapter le droit à cette situation, notamment s’agissant du fonctionnement des intercommunalités.

De très vastes habilitations

Le titre III donne au gouvernement de très vastes habilitations à prendre par ordonnance des mesures législatives provisoires. Il pourrait ainsi modifier le droit du travail et le droit de la fonction publique, notamment en matière de congés et de consultation des instances du personnel. Il pourrait également adapter les règles de délai, d’exécution et de résiliation des contrats de la commande publique. Pour faire face aux conséquences sur l’administration et les juridictions, est envisagée l’adaptation des règles relatives au dépôt et au traitement des demandes présentées à l’administration. Les délais, la compétence territoriale ou encore le recours à la visioconférence devant les juridictions administratives et judiciaires pourront aussi être provisoirement modifiés. Des dérogations aux règles de fonctionnement des collectivités territoriales et des établissements publics ou encore aux modalités de délivrance des diplômes de l’enseignement supérieur seraient aussi rendues possible.

Prothèse défectueuse : conditions de responsabilité du producteur et du chirurgien

Après la pause de prothèses de hanche droite et gauche, respectivement en 2004 et 2005, un homme est victime, en 2007, d’une chute due à un dérobement de sa jambe droite consécutif à une rupture de la tige fémorale de sa prothèse de la hanche droite. Si la tige fémorale est remplacée par le chirurgien, la victime conserve toutefois des séquelles de sa chute et assigne, après expertise, en responsabilité et indemnisation tant le chirurgien que le producteur de la prothèse.

La cour d’appel de Versailles, le 4 octobre 2018, déclare la société productrice de la prothèse entièrement responsable du préjudice subi par la victime, rejetant, en revanche, toute responsabilité du chirurgien en l’absence de la démonstration d’un acte fautif.

Tant le producteur que la victime de la chute forment un pourvoi en cassation. Le premier soutient qu’aucun défaut inhérent à la prothèse n’a été démontré. La victime, quant à elle, fait grief à l’arrêt de ne pas avoir retenu la responsabilité du praticien, alors que celle-ci serait « encourue de plein droit en raison du défaut d’un produit de santé qu’il implante à son patient ». Enfin, dans un second moyen, la victime sollicite, dans l’hypothèse où la cassation serait encourue sur le chef de dispositif qui a condamné le producteur à l’indemniser, la cassation par voie de conséquence, du chef du dispositif par lequel les juges du fond l’ont débouté de son action en responsabilité contre le chirurgien, alors même que celui-ci a commis des fautes dans la conservation de l’explant.

Deux questions distinctes se posaient ainsi devant la Cour de cassation. Tout d’abord, il s’agissait de caractériser la défectuosité d’une prothèse de hanche s’étant rompue prématurément. Ensuite, il était question de la possibilité d’engager la responsabilité sans faute du praticien ayant implanté la prothèse.

La Cour de cassation rejette les pourvois principal et incident, considérant, d’une part que les juges du fond, souverains dans leur appréciation, ont pu déduire « que la rupture prématurée de la prothèse était due à sa défectuosité, de sorte que se trouve engagée la responsabilité de droit du producteur » et, d’autre part, que la responsabilité du chirurgien ne pouvait être engagée qu’en présence d’une faute de celui-ci. Elle ajoute également que la cassation par voie de conséquence soulevée par le second moyen du pourvoi incident est sans portée dès lors que les moyens du pourvoi principal contestant la responsabilité du producteur ont été rejetés.

Les juges de cassation réaffirment ainsi, à la fois la responsabilité de plein droit du producteur d’un produit de santé dès lors qu’est caractérisé la défectuosité de ce dernier, et la nécessité d’établir, en revanche, la faute du praticien qui a fait usage de ce produit sur le patient.

Le rappel de la responsabilité de plein droit du producteur. La première partie de l’arrêt permet d’apporter des précisions quant à l’appréciation de la défectuosité d’un produit de santé. Pour rappel, celle-ci a été définie par l’article 6 de la directive CEE n° 85/374 du 25 juillet 1985, repris désormais par l’article 1245-3 du code civil. La défectuosité d’un produit s’entend ainsi de l’absence de sécurité « à laquelle on peut légitimement s’attendre ». Toutefois, l’appréciation de la défectuosité d’un produit de santé est particulière. Sont en effet prises en compte les attentes légitimes des patients, lesquelles sont particulières en raison de la vulnérabilité de ces victimes, blessées par ce qui devait les guérir, mais également certains éléments comme les antécédents médicaux ou encore la prédisposition au dommage. En outre, souvent appliqué aux médicaments, ce régime de responsabilité doit également prendre en compte la balance thérapeutique de ces produits aux fins de caractériser leur défectuosité. La spécificité de cette appréciation a d’ailleurs également été mise en avant, concernant des dispositifs médicaux, par la Cour de justice de l’Union européenne dans un arrêt du 5 mars 2015, qui a indiqué, concernant des stimulateurs cardiaques et des défibrillateurs automatiques implantés que « le défaut potentiel de sécurité, qui engage la responsabilité du producteur, réside, s’agissant de ces produits, dans la potentialité anormale de dommage que ceux-ci sont susceptibles de causer à la personne » (CJUE 5 mars 2015, Boston Scientific Medizintechnik (Sté) c/ AOK Sachsen-Anhalt - Die Gesundheitskasse, aff. jtes n° C-503/13 et C-504/13, D. 2015. 1247 image, note J.-S. Borghetti image ; ibid. 2283, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon image ; ibid. 2016. 35, obs. P. Brun et O. Gout image ; RTD civ. 2015. 406, obs. P. Jourdain image ; JCP 2015. 543, note L. Grynbaum ; ibid. 1409, obs. M. Bacache ; Europe 2015, n° 203, obs. F. Rigaux).

L’arrêt du 26 février 2020 vient ainsi préciser, une nouvelle fois, les modalités de détermination de la défectuosité d’un produit de santé en présence d’un dispositif médical. Celle-ci relève de l’appréciation souveraine des juges du fond, ainsi que le rappelle la Cour de cassation, lesquels peuvent se fonder sur des présomptions graves, précises et concordantes (V. not. Civ. 1re, 18 oct. 2017, n° 15-20.791, D. 2018. 490 image, note J.-S. Borghetti image ; ibid. 35, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz image ; ibid. 2019. 157, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès image ; RDSS 2017. 1140, obs. J. Peigné image ; RTD civ. 2018. 140, obs. P. Jourdain image ; JCP 2017. 1220, note G. Viney). Dans cette affaire, la cour d’appel a procédé par voie d’élimination eu égard aux conclusions de l’expertise qui indiquaient : « les fractures d’une prothèse totale de hanche sont rares, en dehors d’un défaut majeur de conception, et sont estimées en littérature à 0,23 %. L’obésité est une cause de surcharge de la prothèse, néanmoins n’a été constatée aucune augmentation du taux de fracture d’implant proportionnelle à la progression du nombre de patients obèses implantés ». La difficulté tenait notamment au fait que le chirurgien avait commis des fautes dans la conservation de l’explant en renseignant, de manière erronée, les références de la tige fémorale fracturée dans le cadre des démarches de matériovigilance (V. l’art. R. 665-48 du CSP qui énonce que « la matériovigilance a pour objet la surveillance des incidents ou des risques d’incidents résultant de l’utilisation des dispositifs médicaux ») de sorte que la trace de l’explant avait été perdue. Les juges du fond ne pouvaient donc s’appuyer que sur les dires de l’expert, lequel excluait tout lien de causalité entre le surpoids du patient et la rupture de la prothèse et relevait l’absence de faute dans son choix et dans sa pose. Aussi, dès lors qu’a été constaté que « le point de facture se situe à la base, dans la zone de faiblesse de toute prothèse de hanche », la cour d’appel a pu déduire de la rupture prématurée de la prothèse sa défectuosité. En effet, si tout produit de santé, en raison de sa complexité, peut présenter des dangers sans que ceux-ci ne suffisent, en soi, à caractériser leur défectuosité, il en va toutefois différemment lorsque l’aléa attaché au produit se réalise anormalement (V. not. sur la notion de dangerosité anormale, P. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, LexisNexis, coll. « Manuel », 5e éd., 2018, n° 751 ; G. Viney et P. Jourdain, Les conditions de la responsabilité, LGDJ, coll. « Traités », 4e éd., 2013, n° 774-1). En l’espèce, c’est bien la prématurité de la réalisation du risque de fracture de la prothèse qui a permis de déterminer l’existence d’un défaut, le patient à qui a été implanté une prothèse de hanche étant légitime à attendre du produit que celui-ci ne cède pas moins de trois ans après sa pose.

La réaffirmation de l’exigence d’une faute du praticien. L’obligation de sécurité de résultat pesant sur les membres du corps médical et les centres de soins, reconnue initialement en jurisprudence (V. not. Civ. 1re, 15 nov. 1988, n° 86-16.443, Bull. civ. I, n° 319 ; 9 nov. 1999, n° 98-10.010, D. 2000. 117 image, note P. Jourdain image ; Defrénois 2000. 251, note D. Mazeaud ; 7 nov. 2000, n° 99-12.255, D. 2001. 2236 image, obs. D. Mazeaud image ; ibid. 570, chron. Y. Lambert-Faivre image ; ibid. 3085, obs. J. Penneau image ; RDSS 2001. 526, obs. G. Mémeteau et M. Harichaux image ; RTD civ. 2001. 151, obs. P. Jourdain image), a par la suite été remise en cause. La Cour de cassation, par le recours à une motivation développée, expose cette évolution. En effet, à la suite de plusieurs condamnations par la Cour de justice de Communauté européenne de la France pour mauvaise transposition de la directive n° 88-389 du 19 mai 1988 relative aux produits défectueux, est prévue, à l’article 1245-6 du code civil, l’application du régime de responsabilité de plein droit du fournisseur professionnel en l’absence d’identification ou de désignation du producteur. Rappelant également les dispositions de l’article L. 1142-1, alinéa 1er, du code de la santé publique, issues de la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002, la Cour de cassation se prononce explicitement sur l’articulation de ces textes : « la responsabilité de plein droit d’un professionnel de santé ou d’un établissement de santé, sur le fondement [de l’article 1245-6 du code civil], ne peut être engagée que dans le cas où le producteur n’a pu être identifié et où le professionnel de santé ou l’établissement de santé n’a pas désigné son propre fournisseur ou le producteur dans le délai imparti ». Est ainsi confirmée la jurisprudence judiciaire antérieure (V. les arrêts cités par la décision, Civ. 1re, 12 juill. 2012, n° 11-17.510, D. 2012. 2277 image, note M. Bacache image ; ibid. 2013. 40, obs. P. Brun et O. Gout image ; RTD civ. 2012. 737, obs. P. Jourdain image ; RTD eur. 2013. 292-36, obs. N. Rias image ; JCP 2012, n° 40, 1036, note P. Sargos ; ibid. 2013. 484, obs. C. Bloch ; 14 nov. 2018, n° 17-28.529, Dalloz actualité, 11 déc. 2018, obs. A. Hacene et M. Kebir ; RCA 2019, n° 2, p. 51, note S. Hocquet-Berg) selon laquelle la responsabilité des professionnels de santé et des établissements de santé privés ne peut être engagée, hormis le cas prévu par l’article 1245-6 du code civil, que pour faute.

La Haute juridiction n’hésite pas, en outre, à exposer les éléments entrant en dissonance avec la solution retenue. Elle cite ainsi l’arrêt de la CJUE du 21 décembre 2011 qui répondait à la question préjudicielle soulevée par le Conseil d’État (CE 12 mars 2012, n° 327449, Centre hospitalier universitaire de Besançon, Lebon image ; AJDA 2012. 575 image ; ibid. 1665, étude H. Belrhali image ; D. 2013. 40, obs. P. Brun et O. Gout image ; RFDA 2012. 961, chron. C. Mayeur-Carpentier, L. Clément-Wilz et F. Martucci image ; RDSS 2012. 716, note J. Peigné image ; RTD eur. 2012. 925, obs. D. Ritleng image) relativement à la compatibilité de sa jurisprudence Marzouk (CE 9 juill. 2003, n° 220437, Lebon image ; AJDA 2003. 1946 image, note M. Deguergue image ; D. 2003. 2341 image) avec la directive du 19 mai 1988. Cette décision semble appuyer, de prime abord, la solution retenue par la Cour de cassation en ce qu’elle a indiqué que « la responsabilité d’un prestataire de services qui utilise dans le cadre d’une prestation de services, telle que des soins dispensés en milieu hospitalier, des appareils ou des produits défectueux dont il n’est pas le producteur […] et cause, de ce fait, des dommages au bénéficiaire de la prestation, ne relève pas du champ d’application de la directive ». Toutefois, elle poursuit en précisant que cette directive ne s’oppose pas à la mise en œuvre d’un régime de responsabilité, même sans faute, à l’encontre du prestataire à condition que soit sauvegardée la faculté de mettre en cause la responsabilité du fait des produits défectueux du producteur. Cette décision avait ainsi permis au Conseil d’État, dans une affaire également relative à une prothèse défectueuse, de retenir la responsabilité sans faute du service hospitalier (CE 25 juill. 2013, n° 339922, Falempin, Lebon image ; AJDA 2013. 1597 image ; ibid. 1972 image, chron. X. Domino et A. Bretonneau image ; D. 2013. 2438 image, note M. Bacache image ; ibid. 2014. 47, obs. P. Brun et O. Gout image ; ibid. 2021, obs. A. Laude image ; RDSS 2013. 881, note J. Peigné image ; RTD civ. 2014. 134, obs. P. Jourdain image ; RTD eur. 2014. 952-24, obs. A. Bouveresse image ; et v. déjà en ce sens, CE 12 mars 2012, n° 327449, Centre hospitalier universitaire de Besançon, Lebon image ; AJDA 2012. 575 image ; ibid. 1665, étude H. Belrhali image ; D. 2013. 40, obs. P. Brun et O. Gout image ; RFDA 2012. 961, chron. C. Mayeur-Carpentier, L. Clément-Wilz et F. Martucci image ; RDSS 2012. 716, note J. Peigné image ; RTD eur. 2012. 925, obs. D. Ritleng image), au contraire de la Cour de cassation qui imposait le recours à un régime de responsabilité subjective (Civ. 1re, 12 juill. 2012, n° 11-17.510, préc. et 14 nov. 2018, n° 17-28.529, préc.). Le rappel de l’ensemble de ces éléments s’apparente à un véritable cours de droit, mais la Cour va également plus loin et explicite, en paragraphe 14, les raisons du maintien de sa jurisprudence antérieure malgré la dissension manifeste avec la jurisprudence administrative. Plusieurs éléments soutiennent ainsi sa solution : tout d’abord, des raisons juridiques, tenant à l’articulation entre le régime de responsabilité des produits défectueux et le régime d’indemnisation prévu par l’article L. 1142-1, II, du code de la santé publique. Ensuite, la solution repose, et c’est là surtout l’intérêt de la décision, sur des considérations pragmatiques, à savoir : « le fait que les professionnels de santé ou les établissements de santé privés peuvent ne pas être en mesure d’appréhender la défectuosité d’un produit, dans les mêmes conditions que le producteur » et le fait que le choix d’une responsabilité sans faute à l’égard de ces professionnels « serait, en outre, plus sévère que celle applicable au producteur, lequel, bien que soumis à une responsabilité de droit, peut bénéficier de causes exonératoires de responsabilité ».

L’harmonisation des jurisprudences judiciaire et administrative dans un sens favorable à la réparation des victimes et appelée de ses vœux par une large partie de la doctrine, n’a donc pas été opérée par la Cour de cassation. Si la lecture des textes et leur articulation n’interdisent aucunement d’opter pour une responsabilité sans faute ou pour faute, il semble que le choix de la Cour de cassation soit désormais figé, l’argument décisif tenant à éviter que le producteur du produit de santé soit mieux protégé que le simple praticien de santé (V. déjà en ce sens, P. Véron et F. Vialla, La nouvelle lecture de l’article L. 1142-1, I, du code de la santé publique à la lumière des évolutions jurisprudentielles relatives aux produits défectueux, D. 2012. 1558 image). 

La responsabilité notariale pour défaut de conseil lié à l’assurance emprunteur

Entre dans le ministère ordonné aux notaires l’obligation d’instrumenter. En effet, l’article 13 de la loi du 25 ventôse an XI dispose que « les notaires sont tenus de prêter leur ministère lorsqu’ils en sont requis ». Il est souligné que « de la sorte, ils ne peuvent en principe refuser d’accomplir un acte pour lequel leur intervention est nécessaire. Ceci est la conséquence du monopole dont ils sont investis. Toutefois, il appartient au client de formuler particulièrement la demande d’instrumentation » (H. Slim, Étude 438 - La responsabilité des notaires, Lamy Droit de la responsabilité, 2020, n° 438-30).

A ce titre, dans l’exercice de leurs vastes missions, le champ de mise en cause de la responsabilité des notaires est très étendu. Leur contrat d’assurance collective de responsabilité civile professionnelle à adhésion obligatoire leur apporte en contrepartie, ainsi qu’aux clients, des garanties exceptionnelles (R. Bigot, L’indemnisation par l’assurance de responsabilité civile professionnelle. L’exemple des professions du droit et du chiffre, Avant-propos H. Slim, Préf. D. Noguéro, Defrénois, coll. Doctorat & Notariat, tome 53, 2014, n° 73).

Ces garanties génèrent une protection importante du patrimoine de l’assuré, au titre de sa dette de responsabilité, et mise à part la participation du notaire au titre du découvert obligatoire jouant en principe une fonction normative et prophylactique. Elles sont surtout censées mettre en place une sécurité juridique et financière à l’égard des clients des études et des tiers – les victimes des fautes, erreurs et négligences des notaires donc –, a fortiori depuis que l’assurance de responsabilité civile professionnelle des notaires a été rendue obligatoire, en 1955, et qu’a été consacrée légalement l’action directe de la victime à l’encontre de l’assureur de responsabilité.

Ces institutions juridiques ont permis un déplacement de valeurs et de priorité dans le rôle affecté à l’assurance obligatoire de responsabilité civile professionnelle. Il s’agit désormais davantage de sécuriser la créance d’indemnisation de la victime que la dette de responsabilité de l’assuré, même si ces deux objectifs demeurent très interdépendants.

Or, faut-il encore que les acteurs de l’assurance ne dévoient pas ce mécanisme en un outil de pure défense professionnelle, par une résistance judiciaire d’une vingtaine d’années comme dans l’affaire présentement commentée, qui décourage certes la plupart des victimes mais est très coûteuse pour la mutualité et imprègne une mauvaise image à la profession notariale qui, paradoxalement, investit par ailleurs beaucoup dans la promotion de celle-ci, en particulier dans la publicité.

En l’espèce, un notaire a instrumenté, le 22 décembre 2000, un acte authentique portant sur un emprunt bancaire. Cet emprunt a été contracté par le gérant d’une société civile immobilière familiale. Ce dernier est décédé après la souscription de cet emprunt. Ses héritiers ont été assignés par l’établissement de crédit aux fins de remboursement du crédit. L’établissement bancaire a également sollicité le règlement d’indemnités supplémentaires de remboursement aux motifs de l’absence d’adhésion du de cujus à sa police d’assurance décès-invalidité qui était mentionnée dans l’acte de prêt. À leur tour, les héritiers ont assigné en responsabilité et indemnisation l’officier public et ministériel instrumentaire de l’acte de prêt. Ils ont ainsi formulé une demande de condamnation du notaire à leur verser la somme de 330 177,14 €. À ce titre, ils lui ont reproché de ne pas avoir apporté des conseils utiles, notamment à l’occasion de la passation de cet acte. Selon eux, le devoir de conseil qui incombe au notaire aurait dû le conduire à expliquer la portée de la non-adhésion à l’assurance de groupe mise en place par l’établissement de crédit.

Par un arrêt du 21 août 2018, la cour d’appel d’Agen a rejeté la demande héritiers. À cet effet, l’arrêt a retenu, d’abord, qu’ils reprochent au notaire de n’avoir pas attiré l’attention du défunt sur les conséquences de la non-souscription d’une assurance facultative, ce qu’il leur appartient de prouver. Il a relevé, ensuite, que, s’il n’est pas écrit dans l’acte qu’une information a été donnée par le notaire sur les conséquences d’une non-souscription de l’assurance décès facultative, exiger un tel degré de précision revient à faire peser sur le notaire instrumentaire, non plus une obligation de conseil pour un acte donné, mais une obligation de mise en garde sur l’opportunité économique. Les héritiers ont donc formé un pourvoi en cassation.

Ils ont soutenu, en premier lieu, que le notaire est tenu d’éclairer les parties et d’appeler leur attention de manière complète et circonstanciée sur la portée, les effets et les risques attachés aux actes auxquels il est requis de donner la forme authentique. Selon eux, quand bien même l’assurance invalidité décès ne serait pas obligatoire et ne constituerait pas une condition du prêt, et quand bien même il n’aurait pas connaissance de l’état de santé de l’emprunteur, le notaire ne peut se contenter de rappeler dans l’acte de prêt la souscription par la banque d’une assurance de groupe destinée à couvrir ses clients contre les risques de décès invalidité avec référence aux documents correspondant. Par conséquent, les héritiers ont estimé qu’il incombe au notaire requis de donner la forme authentique à un acte de prêt d’attirer l’attention de l’emprunteur sur les risques liées à l’absence de souscription de l’assurance décès invalidité et qu’en décidant le contraire, la cour d’appel a violé l’article 1382 ancien devenu 1240 du code civil.

En second lieu, les demandeurs au pourvoi ont rappelé que la charge de la preuve de l’accomplissement de son devoir de conseil incombe au notaire, et non, comme l’a décidé la cour d’appel, au client de l’étude d’avoir à établir que le notaire n’avait pas attiré son attention sur les conséquences de la non-souscription d’une assurance invalidité décès.

Par un arrêt du 8 janvier 2020 rendu sur le fondement de la responsabilité délictuelle du notaire (C. civ., art. 1240 ; anc. art. 1382), la première chambre civile de la Cour de cassation a censuré l’arrêt d’appel. Les magistrats du quai de l’horloge ont précisé que « le devoir d’information et de conseil du notaire rédacteur d’un acte authentique de prêt lui impose d’informer l’emprunteur sur les conséquences de la non-souscription d’une assurance décès facultative proposée par le prêteur, la preuve de l’exécution de cette obligation lui incombant » (Civ. 1re, 8 janv. 2020, n° 18-23.948).

Le fondement de la responsabilité extracontractuelle en matière notariale est prédominant. En effet, l’authentification d’actes, au sens large – avec ses prolongements –, entre dans les attributions du notaire en qualité d’officier ministériel et de sa mission d’ordre public. À ce titre, elle participe d’une obligation statutaire dont la méconnaissance est sanctionnée par une responsabilité de nature délictuelle (R. Bigot, Le prolongement de la mission de rédaction d’actes : nouveau critère pour la responsabilité notariale, RLDC 2008/45, n° 2810, p. 16).

Gardien de la sécurité juridique, le notaire authentificateur d’actes est tenu de les imprégner de la plus grande efficacité juridique. Dans cette mission, il doit apporter les renseignements utiles, les informations nécessaires, les conseils de nature à éclairer les parties – toutes les parties, quelle que soit leur qualité ou leurs compétences personnelles, ce qui imprègne le devoir de conseil d’un caractère absolu (Civ. 1re, 22 févr. 2017, n° 16-13.096 ; 13 déc. 2012, n° 11-19.098, Bull. civ. I, n° 258 ; D. 2013. 13 image ; AJ fam. 2013. 132, obs. A. Cousin image ; RTD civ. 2013. 95, obs. J. Hauser image ; ibid. 657, obs. B. Vareille image ; 5 avr. 2012, n° 11-15.056, AJDI 2012. 454 image ; Civ. 3e, 14 mai 2009, n° 08-12.093, AJDI 2009. 649 image ; Civ. 1re, 19 déc. 2006, n° 04-14.487, Bull. civ. I, n° 556 ; D. 2007. 304, obs. I. Gallmeister image ; 12 juill. 2005, n° 03-19.321, Bull. civ. I, n° 323 ; 12 juill. 2005, n° 03-19.321, D. 2005. 2340, obs. X. Delpech image ; AJDI 2005. 758 image ; 4 avr. 2001, n° 98-19.925, Bull. civ. I, n° 104 ; 25 nov. 1997, n° 95-18.618, Bull. civ. I, n° 329 ; 4 juin 1996, n° 94-12.170, Resp. civ. et assur. 1996, comm. n° 325) – et les mettre en garde (Civ. 1re, 4 nov. 2011, n° 10-19.942, D. 2011. 2793 image ; AJDI 2012. 52 image) d’éventuels dangers ou risques d’une opération ou d’un montage contractuel, en d’autres termes porter à la connaissance des clients les effets et plus largement la portée de l’acte envisagé (Civ. 1re, 3 mai 2018, n° 16-20.419, D. 2018. 1010 image ; AJDI 2019. 228 image, obs. J.-P. Borel image ; AJ fam. 2018. 401, obs. S. Ferré-André image ; RTD civ. 2018. 691, obs. P.-Y. Gautier image).

Autrement dit, il s’agit d’éclairer les clients sur les conséquences de leurs actes (Civ. 3e, 10 juill. 1970, nos 68-13.508 et 68-13.564, Bull. civ. III, n° 484). À cet effet, le notaire devra leur livrer toute information permettant de leur expliquer la nature et la portée de leurs actes ou de leurs engagements (Civ. 1re, 20 juill. 1994, n° 92-16.159, Bull. civ. I, n° 260 ; RTD civ. 1995. 365, obs. J. Mestre image ; 28 oct. 1997, n° 95-21.629, Bull. civ. I, n° 300 ; AJDI 1998. 188 image ; ibid. 189, obs. G. Teilliais image). Selon une formulation assez détaillée adoptée par la Cour de cassation, les notaires sont ainsi « tenus d’éclairer les parties et d’appeler leur attention, de manière complète et circonstanciée, sur la portée et les effets ainsi que sur les risques des actes auxquels ils sont requis de donner la forme authentique » (Civ. 1re, 19 déc. 2006, n° 04-14.487, préc.). La doctrine autorisée relève qu’il appartient également à ces officiers ministériels de mettre en garde les clients contre une omission ou une négligence éventuelle (H. Slim, op. cit., n° 438-7).

Il est justement souligné qu’ « il ne peut donner une authenticité à un acte sans avoir, dans le même temps, porté à la connaissance de ses signataires tout ce qui pourrait venir par la suite en perturber sa juste exécution. L’acte efficace est celui qui remplit les objectifs que se sont fixées les parties. C’est la raison pour laquelle la mission du notaire, en sa qualité de rédacteur d’acte, ne peut se borner à donner à l’acte instrumenté une forme écrite (Civ. 1re, 18 mai 2004, n° 01-11.956) : elle s’étend à l’exécution d’un devoir d’efficacité justifiant qu’un devoir de conseil renforcé lui soit imposé, celui-ci ayant pour but de saisir l’occasion de son intervention pour que l’acte soit enrichi de tous les éléments lui permettant de traduire le plus efficacement possible la volonté des parties. Les diverses déclinaisons du devoir de conseil répondent d’ailleurs toujours à ce même objectif d’efficacité : informer, conseiller ou mettre en garde, chacune de ces obligations est censée garantir, dans toute situation, l’expression fidèle, dans l’acte, du but poursuivi par les parties » (M. Hervieu, Être de bon conseil : une lourde tâche pour le notaire, Dalloz étudiant, 25 févr. 2020).

Le potentiel du devoir de conseil des notaires, décortiqué par la doctrine, « inclut incontestablement les obligations substantielles nécessaires à assurer la validité et l’efficacité de l’acte et non pas seulement celles qui leur sont complémentaires et qui visent uniquement à informer ou avertir le client de la portée de l’acte ou de l’existence d’un risque » (C. Biguenet-Maurel, Le devoir de conseil des notaires, préf. J. de Poulpiquet, Defrénois, 2006, n° 450).
Le rédacteur d’actes supporte ainsi le poids, sur chacune de ses épaules, d’une obligation de conseil et d’une obligation d’efficacité « tant technique que pratique », lesquelles sont en définitive indissociables (P. le Tourneau, La responsabilité des professionnels du droit, in La responsabilité. Aspects nouveaux, LGDJ, 2003, p. 421).

Une perte d’efficacité de l’acte dans sa globalité peut dès lors résulter d’un manquement du notaire à son obligation de mise en garde. S’il n’attire pas l’attention, comme en l’espèce, de son client sur les risques que les engagements par lui consentis sont susceptibles de produire, un préjudice peut directement en découler pour ce dernier. Dès lors, l’officier ministériel doit se réserver un rôle plus actif en amont de la formation de l’acte. À tout le moins, s’il n’invite pas l’emprunteur à souscrire à cette assurance qui lui apporterait, ainsi qu’à ses ayants droit, plus de sécurité en aval, le notaire doit-il l’avertir des risques encourus s’il n’entend pas souscrire pareille assurance.

Sur le fond, rappelons que l’assurance d’un prêt immobilier n’est pas obligatoire. Toutefois l’organisme prêteur peut l’exiger, en particulier en ce qui concerne les risques liés au décès, l’incapacité, l’invalidité et la perte totale et irréversible d’autonomie. Néanmoins, l’emprunteur n’est pas obligé de choisir l’assurance proposée par le prêteur.

Sur la forme, une assurance emprunteur peut donc être souscrite soit de façon individuelle, soit de manière collective, par adhésion facultative, où chaque assuré consent à devenir membre du groupe (v. R. Bigot et A. Cayol (dir.), Droit des assurances, Ellipses, 2020, à paraître). Dans ce dernier cas, il s’agit d’un contrat d’adhésion, formé aux conditions prédéfinies dans l’accord-cadre conclu en amont entre l’assureur et le souscripteur. Ce contrat-cadre définit donc les conditions du contrat d’adhésion qui se formera en aval entre l’assureur et chaque adhérent (Civ. 1re, 22 mai 2008, n° 05-21.822, D. 2008. 1954, obs. X. Delpech image, note D. R. Martin image ; ibid. 2447, chron. C. Goldie-Genicon image ; ibid. 2009. 253, obs. H. Groutel image ; ibid. 393, obs. E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image ; RTD civ. 2008. 477, obs. B. Fages image ; ibid. 478, obs. B. Fages image ; Com. 13 avr. 2010, n° 09-13.712, D. 2010. 1208, obs. X. Delpech image ; ibid. 2011. 1643, obs. D. R. Martin et H. Synvet image). Avant d’adhérer, les conditions de la garantie doivent être portées à sa connaissance de l’adhérent, de même que doit lui être délivré par la banque tout conseil relatif à l’adéquation de l’assurance envisagée à sa situation personnelle (Cass., ass. plén., 2 mars 2007, n° 06-15.267, D. 2007. 985 image, note S. Piédelièvre image ; ibid. 863, obs. V. Avena-Robardet image ; ibid. 2008. 120, obs. H. Groutel image ; ibid. 871, obs. D. R. Martin et H. Synvet image ; RDI 2007. 319, obs. L. Grynbaum image ; RTD com. 2007. 433, obs. D. Legeais image). Lorsque l’acte d’emprunt se retrouve entre les mains d’un notaire aux fins d’authentification, ce dernier se fait le doublon ou le relais avisé des conseils à l’attention des parties.

Côté prêteur, il a été jugé, en matière d’actes de prêts hypothécaires, que bien qu’il n’ait aucunement négocié l’acte, le notaire reste tenu d’aviser des prêteurs sur l’insuffisance ou la faiblesse des garanties acceptées, s’il est en mesure de les connaître ou de les suspecter (Civ. 1re, 26 nov. 1996, n° 94‐18.582, Bull. civ. I, n° 419 ; D. 1997. 7 image ; 5 oct. 1999, n° 97‐14.545, Bull. civ. I, n° 258 ; D. 1999. 244 image).

Côté emprunteur, il a été relevé que « lorsque le prêteur propose à l’emprunteur l’adhésion à un contrat d’assurance de groupe qu’il a souscrit en vue de garantir en cas de survenance d’un des risques que ce contrat définit, soit le remboursement total ou partiel du montant du prêt restant dû, soit le paiement de tout ou partie des échéances dudit prêt, l’article L. 312‐9 du code de la consommation (en vigueur jusqu’au 30 juin 2016, remplacé, à compter du 1er juill. 2016, par l’art. L. 313‐14, nouv., issu de l’ord. n° 2016‐301 du 14 mars 2016, JO 16 mars) précise qu’au contrat de prêt doit être annexé « une notice énumérant les risques garantis et précisant toutes les modalités de la mise en jeu de l’assurance ». Dès lors engage sa responsabilité le notaire qui omet d’annexer ladite notice à un acte de prêt auquel il a prêté son concours dès lors que l’article L. 312‐9 est applicable au prêt en question (Civ. 1re, 14 janv. 2010, n° 07‐22.043) » (H. Slim, op. cit.). Le devoir de conseil du notaire a cependant des racines plus profondes.
Pour exécuter pleinement et de manière circonstanciée son devoir de conseil des parties sur toutes les suites, favorables et défavorables, en particulier celles à haut risque, que peuvent produire l’acte instrumenté, le notaire doit parfois préalablement solliciter de leur part des informations utiles à son efficacité. À cet effet, il doit être en quête de la connaissance de la situation personnelle des clients (Civ. 2e, 2 avr. 2009, n° 07-16.670).

Dans l’affaire sous arrêt, non seulement l’aspect familial de l’entreprise que l’emprunteur dirigeait aurait dû être pris en compte, mais encore l’état de santé de ce dernier. Par conséquent, il était du devoir du notaire d’ « aviser son client de l’adéquation des risques couverts par la banque prêteuse à sa situation personnelle et l’avertir des conséquences, pour les autres membres de la SCI, d’un refus de
garantie » (M. Hervieu, op. cit.).

Dès lors, la mention portée à l’acte de prêt de la possibilité de souscription de cette garantie constitue une simple information qui s’avère insuffisante sous l’angle du devoir de conseil (ibid.). Certes, une même obligation de conseil pèse sur l’établissement de crédit (Cass., ass. plén., 2 mars 2007, préc.). Mais le banquier qui délivre conformément cette information ne libère pas le notaire, dans son rôle statutaire de clef de voûte soutenant l’efficacité juridique de l’opération, de la réitérer et de l’accompagner si nécessaire d’explications et de conseils, puis si besoin d’alerter le client d’un risque que l’acte présente. La présente affaire confirme que l’information ou l’avis qu’un tiers a délivré au client ne dispense pas le notaire de son propre devoir de conseil (Civ. 1re, 26 oct. 2004, n° 03-16.358).

La décision du 8 janvier 2020 illustre enfin parfaitement, après de nombreuses autres, l’intensité du devoir de conseil qui pèse sur le notaire, devoir dont il doit nécessairement se pré-constituer la preuve de la bonne exécution (Civ. 1re, 3 oct. 2018, n° 16-19619 ; M. Latina, Le notaire doit prouver qu’il a délivré un conseil concret et adapté à la situation des parties, Defrénois flash 22 oct. 2018, n° 147q0, p. 12). Si cette règle n’est pas nouvelle, elle a pu être différente par le passé. Auparavant, le principe était même interverti. La preuve de la faute notariale incombait à celui qui l’invoque, aux parties ou aux tiers donc (Civ. 1re, 10 juill. 1984, n° 83-11.601, Bull. civ. I, n° 225 ; 28 nov. 1995, n° 93-17.836, Bull. civ. I, n° 436).

Puis la jurisprudence, pour enfin s’adapter à l’obstacle quasi insurmontable pour un tiers ou un client d’établir la preuve d’un fait négatif, en somme de ne pas avoir été informé ou conseillé, a déplacé la charge de la preuve du client demandeur au notaire défendeur (H. Slim, op. cit., n° 438-87).

Par un revirement important, la Cour de cassation a décidé depuis le fameux arrêt Hédreul que celui qui est légalement ou contractuellement tenu d’une obligation particulière d’information doit rapporter la preuve de l’exécution de cette obligation. Ainsi, il incombe au médecin, tenu d’une obligation particulière d’information vis-à-vis de son patient, de prouver qu’il a exécuté cette obligation (Civ. 1re, 25 févr. 1997, n° 94-19.685, Bull. civ. I, n° 75 ; D. 1997. 319 image, obs. J. Penneau image ; RDSS 1997. 288, obs. L. Dubouis image ; RTD civ. 1997. 434, obs. P. Jourdain image ; ibid. 924, obs. J. Mestre image).

Cette solution a immédiatement été étendue à d’autres professionnels, notamment avocats ou notaires, en leur imposant désormais de prouver le conseil donné (Civ. 1re, 3 févr. 1998, n° 96-13.201, Bull. civ. I, n° 44 ; RTD civ. 1998. 381, obs. P. Jourdain image ; ibid. 1999. 83, obs. J. Mestre image ; JCP N 1998. 701, obs. J.-F. Pillebout). Avant 1997, la Haute juridiction avait lancé quelques signes avant-coureurs en faisant déjà peser sur le notaire la charge de la preuve d’une mise en garde de ses clients contre les risques encourus (Civ. 1re, 25 juin 1991, n° 89-20.338, Bull. civ. I, n° 212 ; RTD civ. 1992. 758, obs. J. Mestre image).

Il est à présent constant que tout professionnel doit être en mesure d’établir la bonne exécution de son obligation d’information s’il ne veut pas qu’une faute lui soit reprochée à ce titre (Civ. 1re, 19 déc. 2006, n° 04-14.487, préc.). Le professionnel est d’ailleurs le plus à même de pouvoir s’organiser dans cette voie préventive.

La Cour de cassation fait néanmoins montre de souplesse dans le contrôle des moyens de preuve, pouvant être déduits de toute circonstances de la cause (Civ. 1re, 6 juill. 2004, n° 02-20.388). Il est dans tous les cas dans l’intérêt supérieur des notaires, compte tenu de « ce glissement de la charge de la preuve » désormais acquis en droit positif, de « se pré-constituer des preuves permettant d’établir qu’ils ont respecté les obligations qui leur incombent » (H. Slim, op. cit., n° 438-90).

Là aussi, est-il permis de penser que l’option prise par la première chambre civile dans la décision du 8 janvier 2020 « n’est pas la plus mauvaise au plan de la justice distributive. Ne dit-on pas que la règle de droit se construit à partir du choix d’une valeur ? » (M. Beaubrun, L’absolutisme du devoir de conseil du notaire ou le choix d’une valeur, in Mélanges offerts à Jean-Luc Aubert, Dalloz, p. 25 et s., spéc. p. 32).

Loi applicable à la filiation : admission du renvoi

La loi du 3 janvier 1972 sur la filiation a introduit dans le code civil des règles de conflit de lois et notamment l’article 311-14, qui dispose que « la filiation est régie par la loi personnelle de la mère au jour de la naissance de l’enfant ; si la mère n’est pas connue, par la loi personnelle de l’enfant ».

Depuis lors, les meilleurs auteurs se sont interrogés sur la compatibilité de cette disposition avec la théorie du renvoi. Rappelons qu’en droit international privé, cette théorie vise l’hypothèse dans laquelle la règle de conflit de lois de l’État A donne compétence à la loi de l’État B pour régir un litige et que la règle de conflit de lois de cet État B donne compétence soit à la loi de l’État A soit à la loi d’un État C : si l’on admet que la théorie du renvoi doit être mise en application, le juge de l’État A saisi du litige peut alors appliquer non pas la loi de l’État B mais sa propre loi ou la loi de l’État C (sur l’ensemble de la question, v. W.J. Kassir, Le renvoi en droit international privé, technique de dialogue entre les cultures juridiques, Rec. cours La Haye, vol. 377). Rappelons également que cette théorie du renvoi a été...

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Saisie immobilière : la toute relative inopposabilité des baux conclus ou renouvelés postérieurement à la saisie

L’article L. 321-4 du code des procédures civiles d’exécution prévoit que les baux consentis par le débiteur après la saisie sont, quelle que soit leur durée, inopposables au créancier poursuivant comme à l’acquéreur, la preuve de l’antériorité du bail pouvant être faite par tout moyen.

Il s’agit d’éviter que le saisi ne diminue la valeur vénale de son bien en consentant frauduleusement un bail pour décourager les futurs acheteurs.

La question du sort des baux grevant les biens faisant l’objet d’une saisie immobilière est souvent abordée sous l’angle de la preuve de l’antériorité du bail par rapport à la saisie.

À cet égard, la réforme de 2006 a substitué au système antérieur de l’article 684 de l’ancien code de procédure civile (pour mémoire, les baux ayant acquis date certaine avant la signification du commandement pouvaient être annulés, ceux conclus après la signification du commandement devaient être annulés), un système de preuve par tout moyen, plus souple mais peut être plus difficile à mettre en œuvre (comment prouver l’antériorité d’un bail qui n’a pas date certaine ?).

Dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt ici commenté, la question...

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Demandes nouvelles en cause d’appel : encore un arrêt

Et un nouvel arrêt relatif aux demandes nouvelles en cause d’appel ! On le dit et on le répète, les différentes chambres de la Cour de cassation restent toujours autant occupées à rappeler ce qu’est, ou n’est pas plutôt, une demande nouvelle. Destiné à une large publication, rendu cette fois en formation de section, la position de la Haute cour, n’est pourtant pas, elle, nouvelle.

Pour la première fois devant la cour d’appel, une partie soulève la prescription des intérêts échus sollicités par la partie adverse. La cour de Douai juge irrecevable comme nouvelle en cause d’appel une telle demande par application de l’article 564 du code de procédure civile. Au visa de ce même article, la deuxième chambre civile casse et annule l’arrêt, seulement en ce qu’il avait déclaré irrecevable la demande relative aux intérêts, et renvoie les parties devant la même cour autrement composée dès lors qu’en retenant que la partie se prévalait pour la première fois de la prescription des intérêts pour juger irrecevable cette demande, la cour d’appel avait privé sa décision de base légale.

Les faits étaient simples : une société civile de construction poursuivait, après avoir obtenu gain de cause par un précédent arrêt de cour d’appel, une condamnation à hauteur de 71 845,96 €, avec intérêts au taux contractuel, contre son adversaire. Il avait fait pratiquer une saisie-vente et une saisie-attribution sur le compte bancaire de son débiteur qui l’avait contestée devant le Juge de l’exécution. Pour la première fois donc devant la Cour, celui-ci opposait la prescription des intérêts échus mais cette demande fut jugée nouvelle comme nouvelle en cause d’appel par la cour d’appel de Douai au visa, repris par la deuxième chambre civile, de l’article 564 du code de procédure civile.

L’article 564 dispose qu’« À peine d’irrecevabilité relevée d’office, les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions si ce n’est pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l’intervention d’un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d’un fait ».

Plusieurs raisons objectives pouvaient, et devaient, conduire la deuxième chambre civile a censuré une telle motivation.

On sait déjà que l’article 564 souffre plusieurs exceptions au principe qu’il pose puisque « Les prétentions ne sont pas nouvelles dès lors qu’elles tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge, même si leur fondement juridique est différent » (C. pr. civ., art. 565) et, dans sa version issue du décret du 6 mai 2017, que « Les parties ne peuvent ajouter aux prétentions soumises au premier juge que les demandes qui en sont l’accessoire, la conséquence ou le complément nécessaire (C. pr. civ., art. 566).

Aussi, si la prétention présentée pour la première fois avancée en appel se rattache aux demandes initiales formulées en première instance, la demande présentée devant la cour n’est pas nouvelle en cause d’appel. Il en est ainsi des demandes présentées pour la première fois en appel au titre d’intérêts, de capitalisation ou de frais d’agios mais encore de multiples préjudices dès lors qu’ils se rattachent au même fait originaire (en ce sens, Civ 3e, 6 sept. 2018, n° 17-21.329, Dalloz actualité, 2 oct. 2018, obs. R. Laffly ; Civ. 2e, 16 mai 2013, n° 12-13.859, D. 2013. 2058, chron. H. Adida-Canac, R. Salomon, L. Leroy-Gissinger et F. Renault-Malignac image). Rappelons encore que l’action en nullité d’une vente tend aux mêmes fins que la demande de résolution initiée en première instance, la Cour de cassation utilisant en réalité le critère de la contradiction entre les prétentions pour dire une demande nouvelle en cause d’appel. La demande de nullité contractuelle présentée pour la première fois en appel est ainsi nouvelle devant la Cour d’appel si une demande tendant à l’exécution du contrat était poursuivie en première instance. Ainsi, bien que les articles 565 et 566 n’étaient pas en débat, il pouvait être soutenu que la demande de voir juger prescrite celle formulée par la partie adverse au titre des intérêts échus se rattachaient bien, même sur un fondement juridique différent, aux éléments de contestation soumis au juge de l’exécution, sans qu’aucune contradiction ne puisse être opposée.

Bien plus, selon la lettre même de l’article 564, une partie ne peut soumettre à la cour de nouvelles prétentions « si ce n’est pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses », ce que faisait précisément en l’espèce le débiteur en opposant une défense à la demande adverse. C’est ce que censure la deuxième chambre civile en relevant que la cour d’appel n’avait pas examiné si les conditions du texte étaient réunies.

Enfin, bien que la question ne soit pas abordée sous cet angle, on cherchera vainement pour quelle raison une fin de non-recevoir serait qualifiée de demande nouvelle en cause d’appel. Sur ce point, la position de la cour de Douai ne pouvait que surprendre tant il était évident que la demande tendant à voir juger prescrite la prétention adverse relative aux intérêts s’analysait en une fin de non-recevoir par application de l’article 122 du code de procédure civile. Non seulement l’article 122 n’est pas limitatif, mais la prescription y est mentionnée expressément ! Or, par application de l’article 123, les fins de non-recevoir peuvent être opposées en tout état de cause… c’est-à-dire pour la première fois en cause d’appel.

Abus de faiblesse : l’héritier de la victime peut se constituer partie civile

Bien que non publié, l’arrêt rapporté de la chambre criminelle doit être signalé en ce qu’il semble ouvrir la voie à la reconnaissance des délits d’abus de faiblesse et d’abus de confiance, quand bien même les parents, victimes des actes délictueux, sont décédés et n’ont pas porté plainte de leur vivant.

Pour cela, il convient que l’héritier plaignant fasse valoir un préjudice direct (l’atteinte à ses droits d’héritier), ce que la chambre criminelle semble accepter en l’espèce, alors pourtant que la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris avait estimé qu’il s’agissait là d’un préjudice indirect seulement, fondant sa décision sur une solution connue : sauf exceptions légales, le droit de la partie civile de mettre en mouvement l’action publique est une prérogative de la victime qui a personnellement souffert de l’infraction, de sorte que, quand l’action publique n’a été mise en mouvement ni par la victime ni par le ministère public, seule la voie civile est ouverte à l’enfant pour exercer le droit à réparation reçu en sa qualité d’héritière. Cette position pouvait s’autoriser de solides précédents de la Cour de cassation (Cass., ass. plén., 9 mai 2008, n° 06-85.751, Bull. ass. plén., n° 2 ; Dalloz actualité, 16 mai 2008, obs. M. Lena ; D. 2008. 1415 image ; ibid. 2757, obs. J. Pradel image ; AJ pénal 2008. 366, étude C. Saas image ; Crim. 20 mai 2008, n° 06-88.261, Bull. crim. n° 123, D. 2008. 1696 image ; AJ pénal 2008. 421, obs. C. Duparc image : « Attendu qu’il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de la procédure que le demandeur, en qualité de légataire universel, a porté plainte avec constitution de partie civile en alléguant que son auteur avait été victime de vols, d’abus de confiance et d’abus de faiblesse, et que ces délits lui avaient causé un préjudice personnel en diminuant la valeur de son héritage ; qu’à l’issue de l’information, le juge d’instruction, sur réquisitions conformes du ministère public, a prononcé non-lieu ; qu’appel a été relevé de cette décision par la partie civile ; Attendu que, pour déclarer irrecevable la constitution de partie civile d’Ari X…, l’arrêt prononce par les motifs repris au moyen ; Attendu qu’en statuant de la sorte, et dès lors que le demandeur se réclame d’un préjudice qui ne peut qu’être indirect, les juges ont justifié leur décision »).

Pourtant, la décision attaquée est censurée…

Alors que penser de la présente décision ?

Son absence de publication invite à la prudence, mais la censure de la chambre de l’instruction, qui s’était pourtant conformée à la position de la chambre criminelle telle qu’elle ressortait des arrêts précités de 2008 (et d’autres, de 1976…), ne peut être vue autrement que comme l’amorce d’un changement dans la position de la chambre criminelle.

Bien entendu, il faudra que cet arrêt soit confirmé (idéalement par une décision publiée), afin que les doutes soient levés. Mais il n’en demeure pas moins que c’est une décision qui ouvre des perspectives très intéressantes pour les litiges successoraux, lorsqu’une procuration ou un testament causent à un héritier un préjudice majeur, soit en l’exhérédant (totalement ou partiellement), soit en faisant « disparaître » des sommes importantes du patrimoine du défunt.

La menace, pour l’auteur des faits délictueux, ne sera plus seulement celle d’une action en réduction (laquelle se prescrit bien vite…) ou d’hypothétiques (et faibles) dommages-intérêts, mais celle d’une réelle action pénale.

La différence est majeure. 

On sait que l’intrusion du droit pénal dans les dossiers successoraux n’est pas toujours une bonne idée (pour « planter » le dossier civil, il n’y a pas mieux…), mais si l’auteur des faits peut se sentir personnellement menacé, peut-être y a-t-il une nouvelle voie à explorer… 

Jurisprudence à confirmer, et donc à suivre.

Rapport des dettes et charge de la preuve

Dans cette affaire, un litige s’est noué à l’occasion des opérations de liquidation-partage d’une succession. Un prêt ayant été consenti à l’un des héritiers par la de cujus, la difficulté est née au sujet du rapport de la somme prêtée à la succession. Plus précisément, la question s’est posée de savoir sur qui, de l’emprunteur ou de ses cohéritiers, pesait la charge de la preuve de l’obligation au rapport.

L’emprunteur, demandeur au pourvoi, reprochait aux juges du fond d’avoir jugé qu’il était tenu de rapporter à la succession du prêteur la somme empruntée, motif pris qu’il ne démontrait pas avoir remboursé cette somme. Invoquant la solution rendue par la Cour de cassation dans un précédent arrêt du 15 mai 2013 (Civ. 1re, 15 mai 2013, n° 12-11.577, Bull. civ. I, n° 97 ; D. 2013. 1208 image ; AJ fam. 2013. 445, obs. C. Vernières image), le demandeur au pourvoi soutenait que la cour d’appel avait inversé la charge de la preuve car il appartenait aux cohéritiers de prouver l’existence, au jour de l’ouverture de la succession, des dettes envers le de cujus dont ils demandent le rapport.

Il fallait donc déterminer s’il appartient à l’héritier débiteur de démontrer qu’il a remboursé sa dette envers le de cujus ou à ses cohéritiers sollicitant le rapport de démontrer l’existence, au jour du décès, de la dette à rapporter.

La Cour de cassation a répondu à cette interrogation en deux temps : elle s’est d’abord prononcée sur l’applicabilité des règles du droit commun de la preuve avant d’en appliquer le contenu.

L’applicabilité du droit commun de la preuve

Dans un premier temps de son raisonnement, la Cour de cassation a identifié les règles de preuve applicables en s’appuyant sur la distinction entre le rapport des libéralités et le rapport des dettes. Ainsi, elle a pris le soin de rappeler qu’« en matière successorale, à la différence du rapport des libéralités, lequel, régi par les articles 843 à 863 du code civil, intéresse la composition de la masse partageable et constitue une opération préparatoire au partage, le rapport des dettes, prévu aux articles 864 à 867, concerne la composition des lots et constitue une opération de partage proprement dite ».

C’est la première fois que la haute juridiction décrit de manière aussi pédagogique la distinction que la doctrine avait déjà mise en lumière entre le rapport des libéralités et le rapport des dettes (v. not. M. Grimaldi, Droit des successions, 7e éd., LexisNexis, 2017, spéc. n° 982, p. 759), même si elle a déjà régulièrement affirmé que le rapport des dettes est une « opération de partage » (Civ. 1re, 5 déc. 1978, n° 77-10.692, Bull. civ. I, n° 377 ; 30 juin 1998, n° 96-13.313, Bull. civ. I, n° 234 ; D. 1998. 192 image ; RTD civ. 1999. 161, obs. J. Patarin image ; 12 juin 2001, n° 99-12.229, Dalloz jurisprudence ; Civ. 3e, 17 mai 2011, n° 09-11.750, AJDI 2011. 542 image ; Civ. 1re, 28 mars 2018, n° 17-14.104, Dalloz actualité, 18 avr. 2018, obs. Q. Guiguet-Schielé ; AJ fam. 2018. 355, obs. J. Casey image) et opéré une très nette distinction entre les régimes applicables à ces deux techniques différentes (v. not. Civ. 1re, 29 juin 1994, n° 92-15.253, Bull. civ. I, n° 233 ; D. 1995. 88 image, note M. Grimaldi image ; RTD civ. 1995. 161, obs. J. Patarin image, affirmant que « le rapport de dettes prévu par l’[ancien] article 829 du code civil n’est qu’une technique de règlement qui n’obéit pas aux règles de l’[ancien] article 869 du même code [devenu 860-1], lequel concerne exclusivement le rapport de dons » ; v. aussi Civ. 1re, 7 déc. 2011, n° 10-25.140, Dalloz jurisprudence).

De fait, il est admis qu’au-delà d’une dénomination commune, le rapport des dettes constitue un mécanisme très différent du rapport des libéralités. Cela tient à ce que le rapport des libéralités est essentiellement une opération de liquidation (lorsqu’il s’exerce en valeur), préalable au partage, et qui intéresse seulement la composition de la masse partageable : elle consiste à intégrer dans la masse à partager les libéralités faites aux héritiers, de façon à assurer une égalité entre eux en évitant que les biens à partager soient amputés des libéralités consenties par anticipation. Le rapport des dettes, quant à lui, intervient au moment du partage proprement dit. Il représente un mode simplifié de règlement des dettes consistant à attribuer à l’héritier débiteur la créance que la succession détient sur lui, de façon à ce qu’elle s’éteigne par confusion. Il permet également d’assurer l’égalité des héritiers, mais cette fois en évitant que l’un des copartageants se trouve confronté au risque d’insolvabilité de l’héritier débiteur, ce qui pourrait se produire si la créance était attribuée à l’un des copartageants plutôt qu’au débiteur lui-même.

Ayant rappelé cette distinction, la Cour de cassation en a tiré une conséquence de régime en énonçant que « les règles du droit commun de la preuve » s’appliquent au rapport des dettes, dont il était ici manifestement question puisque ce sont ces règles de droit commun dont il a été fait application.

Cette solution appelle deux observations.

D’abord, sur l’objet du rapport, les juges du fond, implicitement approuvés sur ce point par la Cour de cassation, avaient souligné que, « si la demande des [copartageants] porte littéralement sur “des libéralités rapportables” ce sont en réalité des dettes dont ils sollicitent le rapport par [l’héritier débiteur] ». La précision n’était pas inutile, car l’hypothèse du prêt consenti à un héritier qui n’a pas remboursé sa dette au jour de l’ouverture de la succession est susceptible de deux qualifications : il peut s’agir d’une simple dette de l’héritier envers la succession, en l’absence de remise de dette, ou bien d’une donation indirecte, dans l’hypothèse où l’héritier aurait bénéficié d’une remise de dette traduisant une intention libérale. En l’espèce, à défaut de remise de dette, il s’agissait bien d’une créance de la de cujus contre l’héritier, devant faire l’objet d’un rapport de dette et non d’une donation indirecte devant faire l’objet d’un rapport de libéralité.

Ensuite, sur les règles applicables, ce n’est pas la première fois que la Cour de cassation souligne que le rapport des dettes est soumis aux règles du droit commun, là où le rapport des libéralités obéit à des règles propres. Ainsi, elle a par exemple exclu en matière de rapport des dettes l’application de l’article 860-1 du code civil, posant le principe du valorisme monétaire pour le rapport des libéralités (Civ. 1re, 29 juin 1994, préc. ; 4 juin 2007, n° 05-15.253, Bull. civ. I, n° 226, jugeant que la dette devait être rapportée pour le montant nominal de la somme prêtée, quand bien même cette somme aurait servi à l’acquisition d’un bien). De la même façon, en l’absence de règles de preuve spécifiques prévues pour le rapport des dettes, la Cour de cassation affirme logiquement que les règles du droit commun trouvent à s’appliquer.

Pour autant, faut-il comprendre dans la formule retenue par la Cour de cassation que le rapport des libéralités ne répond pas aux règles du droit commun de la preuve, contrairement au rapport des dettes ? Il ne semble pas qu’une telle interprétation a contrario doive prévaloir ; ce n’est pas parce que le droit commun de la preuve s’applique au rapport des dettes qu’il est évincé en matière de rapport des libéralités. En effet, les articles 843 à 863 du code civil qui, comme le rappelle la Cour de cassation, régissent le rapport des libéralités ne comportent aucune règle spécifique ayant trait à la charge de la preuve des libéralités. Les règles du droit commun de la preuve devraient donc trouver à s’appliquer au rapport des dettes comme à celui des libéralités, la seule différence se situant ici au niveau de l’objet de la preuve (v. infra).

L’application du droit commun de la preuve

Répartissant la charge de la preuve suivant les principes posés par l’article 1353 du code civil, la Cour de cassation affirme que, « s’il appartient à l’héritier qui demande le rapport d’une dette par l’un de ses copartageants de prouver son existence, une fois cette preuve rapportée, le copartageant qui prétend s’en être libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation ». Classiquement, elle fait donc dépendre la charge de la preuve de son objet : si le débat porte sur l’existence de la dette, la charge pèse sur le créancier ; si le débat porte sur l’extinction de la dette, elle pèse sur le débiteur.

Or, en l’espèce, l’existence de la dette était établie par l’absence de contestation du débiteur. Il s’agit là d’une application de la théorie du fait constant, qui permet au juge (sans pour autant le lui imposer ; v. par ex. Civ. 2e, 10 mai 1991, n° 89-10.460, RTD civ. 1992. 447, obs. J. Normand image ; Com. 30 nov. 2010, n° 09-70.810, Dalloz actualité, 10 déc. 2010, obs. X. Delpech ; D. 2010. 2900, obs. X. Delpech image ; Civ. 2e, 24 mars 2016, n° 15-14.016, Dalloz jurisprudence) de considérer comme établi un fait affirmé par une partie et non contesté par la partie adverse. Son application fait pourtant l’objet d’une jurisprudence contrastée : à plusieurs reprises, la Cour de cassation a censuré les juges du fond pour avoir tenu un fait non contesté pour établi, alors que « le silence opposé à l’affirmation d’un fait ne vaut pas à lui seul reconnaissance de ce fait » (v. not. Com. 21 mars 2018, n° 15-27.213, Dalloz jurisprudence ; Soc. 8 nov. 2017, n° 16-18.190 ; 3 févr. 2017, n° 15-15.119 ; Civ. 1re, 19 nov. 2014, n° 13-27.449, AJ fam. 2015. 52, obs. S. Thouret image ; 10 juill. 2013, n° 12-18.981 ; Com. 12 juin 2012, n° 11-17.042, Dalloz actualité, 20 juin 2012 obs. A. Lienhard ; D. 2012. 1609, obs. A. Lienhard image ; Rev. sociétés 2012. 634, note B. Saintourens image ; RTD com. 2012. 578, obs. M.-H. Monsèrié-Bon image). En l’espèce, cette partie du raisonnement retenu par les juges du fond n’a fait l’objet d’aucune critique par le demandeur au pourvoi, de sorte que l’existence de la dette de litigieuse a pu être tenue pour établie. La solution s’explique probablement par les circonstances entourant l’absence de contestation : à en croire les motifs retenus par la cour d’appel, reproduits dans les moyens annexés, l’existence de la dette était établie par une reconnaissance de dette souscrite par le débiteur, lequel se défendait seulement en soutenant qu’il n’était pas prouvé que la dette existait encore au jour du décès de la de cujus. C’est donc qu’il admettait implicitement que la dette avait existé. C’est probablement la raison pour laquelle la Cour de cassation adopte une formulation marquant son approbation totale de la solution retenue par les juges du fond en indiquant qu’« après avoir relevé que [l’emprunteur] ne contestait pas que sa mère lui avait prêté 600 000 francs, la cour d’appel en a exactement déduit que, l’existence de sa dette étant établie, il lui appartenait de prouver qu’il l’avait remboursée ».

L’existence de la dette étant prouvée, le débat se reportait sur son extinction, emportant un transfert du fardeau de la preuve sur le débiteur qui se prétendait libéré. Par une application mécanique et incontestable de l’article 1353, alinéa 2, du code civil, la Cour de cassation a estimé que, dès lors que l’emprunteur n’apportait aucun élément de nature à démontrer qu’il avait remboursé la somme prêtée, il devait rapporter cette somme à la succession de sa mère. La solution rendue, qui est irréprochable au regard des textes appliqués, contraste toutefois avec celle retenue dans une précédente affaire ayant donné à un arrêt du 15 mai 2013 (Civ. 1re, 15 mai 2013, n° 12-11.577, Bull. civ. I, n° 97 ; D. 2013. 1208 image ; AJ fam. 2013. 445, obs. C. Vernières image). Dans cette espèce, il avait été jugé en cause d’appel qu’il appartenait au débiteur du de cujus de rapporter la preuve du remboursement de la dette dont il s’était reconnu débiteur ; cette preuve n’ayant pas été rapportée, les juges ont estimé que le non-paiement constituait un avantage indirect rapportable à la succession du de cujus. La solution avait été censurée par la Cour de cassation, pour inversion de la charge de la preuve, au motif « qu’il appartenait à ses cohéritiers qui en demandaient le rapport, de prouver l’existence, au jour de l’ouverture des successions, des dettes envers leurs auteurs dont ils se prévalaient ».

S’agit-il d’un revirement de jurisprudence ? Dans le sens d’une réponse négative, on notera que les circonstances des deux espèces présentent une différence qui pourrait justifier la divergence des solutions. En effet, dans le présent arrêt du 12 février 2020, l’emprunteur ne contestait pas l’existence de la dette dont il s’était reconnu débiteur. À l’inverse, dans l’arrêt du 15 mai 2013, les moyens du pourvoi laissent penser que l’intéressé contestait être débiteur du de cujus et soutenait notamment que la reconnaissance de dette litigieuse portait sur une autre dette qui avait été remboursée par ailleurs. Il se pourrait donc que la Cour de cassation ait fait application de l’alinéa 1er de l’article 1353 dans l’arrêt du 15 mai 2013 en considérant que la preuve de l’existence de la dette n’était pas rapportée, alors qu’elle s’est fondée sur l’alinéa 2 de ce texte dans l’arrêt du 12 février 2020, dès lors que le débat s’était reporté sur la question de l’extinction de la dette litigieuse.

D’un autre côté, un autre argument, plus fort, pourrait faire pencher en faveur d’un revirement : la formulation retenue par la Cour de cassation a changé entre 2013 et 2020. En effet, en 2013, elle affirmait que l’existence de la dette « au jour de l’ouverture des successions » doit être prouvée par celui qui en demande le rapport. Cette référence temporelle a disparu dans la formulation de 2020, d’où il ressort simplement que l’héritier qui demande le rapport d’une dette par l’un de ses copartageants doit « prouver son existence ». Or cette différence est significative : prouver qu’une dette existe au jour de l’ouverture de la succession, c’est prouver non seulement qu’elle a existé du vivant du de cujus, mais aussi qu’elle n’a pas été éteinte avant son décès. C’est donc faire peser sur le créancier la charge de prouver l’absence de paiement ou d’un autre fait extinctif. De ce point de vue, la solution retenue en 2013 semble contredire la règle posée par l’article 1353, alinéa 2 (anciennement 1315), d’où il résulte que c’est au débiteur qu’il incombe de prouver le fait qui a conduit à sa libération. La solution du présent arrêt est donc plus conforme à la dynamique qui ressort du texte.

Revirement ou non, la solution rendue par l’arrêt du 12 février 2020 est extrêmement claire. Il en ressort qu’en présence d’une dette impayée d’un héritier envers le de cujus, il faut, pour identifier sur qui pèse la charge de la preuve, déterminer si les cohéritiers exigent le rapport d’une libéralité ou d’une simple dette. S’ils exigent le rapport de la dette, il leur incombe seulement de prouver que la dette a existé, à charge pour l’héritier débiteur de démontrer qu’elle est déjà éteinte au jour de l’ouverture de la succession. S’ils exigent le rapport d’une libéralité, l’arrêt suggère, à raison, que la solution pourrait être différente. En effet, dans ce cas, il appartiendra aux cohéritiers demandeurs au rapport de démontrer non seulement l’existence de la dette, mais également l’intention libérale du de cujus qui a conduit à un non-paiement. Le plus souvent, cette intention libérale se traduira par une remise d’une dette, ce qui conduira de facto les demandeurs à devoir prouver l’existence de la dette et la remise de dette qui a provoqué son extinction. Pour autant, une telle solution ne dérogerait pas aux règles du droit commun de la preuve. Simplement, si la charge de la preuve diffère, c’est parce que l’objet même de la preuve est distinct : celui qui invoque l’obligation de rapporter une dette doit seulement démontrer l’existence de la dette dont il se prévaut, tandis que celui qui invoque l’obligation de rapporter une libéralité doit démontrer l’existence de la libéralité dans tous ses éléments constitutifs, tant matériel (appauvrissement du disposant et enrichissement du gratifié) que moral (intention libérale du disposant).

Dématérialisation des procédures : saisine d’une juridiction par le Portail du justiciable

Nouvelle étape dans le cheminement à petits pas de la dématérialisation des procédures : le Portail du justiciable permet au justiciable, depuis le 21 février 2020, d’adresser des requêtes par voie électronique à certaines juridictions civiles. Cette fonction est une nouveauté, elle s’ajoute à :

• la communication au justiciable :

des informations relatives à l’état d’avancement des procédures civiles, des avis, convocations et récépissés émis par le greffe,

• la consultation du dossier.

Le portail ne se limite donc plus à des flux sortants de la juridiction à destination du justiciable, il accueille le flux entrant des actes de saisine, que sont les requêtes, soit le flux allant du justiciable vers la juridiction. On peut y voir un progrès pour le justiciable, qui peut être plus actif. Pour autant, les arrêtés techniques qui mettent en œuvre cette avancée suscitent interrogations et étonnements de la part du processualiste.

Au nombre de ces derniers, notons, sans développer davantage, que les arrêtés trouvent désormais leurs fondements, non seulement dans les dispositions du titre XXI du livre Ier du code de procédure civile, mais aussi dans des articles du code de procédure pénale (dont art. 801-1, 803-1, D. 589, etc.) : le portail s’ouvre en effet à cette procédure.

 

I. Rappelons une nouvelle fois l’historique récent et dense de l’article 748-8 du code de procédure civile. De mars 2015 (décr. n° 2015-282, 11 mars 2015) à mai 2019 (décr. n° 2019-402, 3 mai 2019), il a permis que les « avis », dont la communication était prévue « par tout moyen », soient transmis par courriels et textos. En outre, l’article 748-8 dérogeait à l’article 748-6, en ce sens qu’un arrêté technique n’était pas nécessaire à sa mise en œuvre : le texte ne se préoccupait pas d’organiser techniquement la confidentialité de ces transmissions par courriels et textos (Dalloz actualité, 24 mai 2019, obs. C. Bléry, T. Douville et J.-P. Teboul ; mêmes auteurs, Communication par voie électronique : publication d’un décret, D. 2019. 1058 image ; Dalloz actualité, 17 juill. 2019, obs. C. Bléry). Cette rédaction a été abrogée en 2019, laissant planer un doute sur le régime juridique actuel des transmissions par courriels et textos.

L’article 748-8, dans sa rédaction issue du décret du 3 mai 2019, a constitué une première mise en œuvre concrète de ce que nous appelons « communication par voie électronique 2.0 » (CPVE 2.0 ; sur cet aspect numérique, v. Dalloz actualité, 24 mai 2019, obs. C. Bléry, T. Douville et J.-P. Teboul, préc.), en faisant entrer le Portail du justiciable dans le code de procédure civile – dans sa rédaction issue du décret : il a ouvert « aux justiciables qui y consentent la possibilité de recevoir sur le Portail du justiciable du ministère de la justice les avis, convocations et récépissés qui leur sont adressés par le greffe » (notice du décret). La communication par voie électronique 2.0 (CPVE 2.0) instituée par ce décret résulte aussi de l’instauration, à l’article 748-3, de la notion de « plateforme d’échanges dématérialisés ». Il semble que cet objet juridique s’assimile à ce que nous avons pu appeler une juridiction plateforme.

Quoi qu’il en soit, le « Portail du justiciable » a été défini comme « une application fondée sur une communication par voie électronique des informations relatives à l’état d’avancement des procédures civiles utilisant le réseau internet » (arr. 6 mai 2019, art. 1er, inchangé en 2020), « un système d’information fondé sur les procédés techniques d’envoi automatisé de données et d’éditions » (arr. 6 mai 2019, art. 2 et arr. 28 mai 2019, art. 1er, inchangés à cet égard). Ce portail concerne les justiciables des juridictions judiciaires à l’exclusion de ceux des tribunaux de commerce (disposant de leur propre « tribunal digital » : v. Dalloz actualité, 19 avr. 2019, obs. C. Bléry et T. Douville) et de la Cour de cassation. Le système est aussi accessible aux greffes (arr. 6 mai 2019, art. 2 et arr. 28 mai 2019, art. 3).

L’article 748-8, alinéa 4, issu du décret de 2019 appelait un arrêté technique spécifique au portail : « les procédés techniques utilisés doivent garantir, dans des conditions fixées par arrêté du garde des Sceaux, ministre de la justice, la fiabilité de l’identification des parties à la communication électronique, l’intégrité des documents adressés, la sécurité et la confidentialité des échanges, la conservation des transmissions opérées et permettre d’établir de manière certaine la date d’envoi » (et seulement cette date).

De son côté, l’article 748-6, devenu alinéa 1er en 2018 (décr. n° 2018-1219, 24 déc. 2018), a toujours posé en règle la nécessité d’un arrêté technique – c’est même la clé de voûte du système de la CPVE « version 1 » : ce texte dispose aujourd’hui que « les procédés techniques utilisés doivent garantir, dans des conditions fixées par arrêté du garde des Sceaux, ministre de la justice, la fiabilité de l’identification des parties à la communication électronique, l’intégrité des documents adressés, la sécurité et la confidentialité des échanges, la conservation des transmissions opérées et permettre d’établir de manière certaine la date d’envoi et celle de la mise à disposition ou celle de la réception par le destinataire » – soit trois dates à la différence de ce que demande l’article 748-8. Si la troisième est exigée depuis 2005, c’est le décret du 3 mai 2019 qui a intégré la logique de la plateforme et donc de l’avis de mise à disposition au texte qui vise désormais en plus l’établissement certain de la date de mise à disposition (Dalloz actualité, 24 mai 2019, obs. C. Bléry, T. Douville et J.-P. Teboul, préc.).

En fait, deux arrêtés « 748-8 », relatifs au Portail du justiciable, ont été adoptés, l’un en date du 6 mai, l’autre du 28 mai 2019 (Dalloz actualité, 17 juill. 2019, obs. C. Bléry, préc.). L’arrêté posant les garanties exigées à l’article 748-8 est celui du 6 mai 2019… L’arrêté du 28 mai 2019, bien qu’« autorisant la mise en œuvre d’un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé “Portail du justiciable” (suivi en ligne par le justiciable de l’état d’avancement de son affaire judiciaire) », décrit en réalité les informations pouvant être transmises, consultées (consentement, adresse électronique du justiciable, numéro Portalis, etc.) et conservées pendant une durée limitée (celle de la procédure, puis un an sauf modification), les personnes pouvant y avoir accès…

Si l’on pouvait douter de la pertinence du choix d’édicter deux arrêtés et non pas un seul, le dédoublement est reconduit : les deux arrêtés sont consolidés par deux nouveaux arrêtés publiés au Journal officiel du 20 février 2020 et entrés en vigueur au lendemain de leur publication faute de dispositions transitoires : ainsi les deux arrêtés du 18 février 2020 ont modifié, respectivement, « l’arrêté du 6 mai 2019 relatif aux caractéristiques techniques de la communication par voie électronique des avis, convocations ou récépissés via le “Portail du justiciable” » (ci-après arrêté CPVE) et « l’arrêté du 28 mai 2019 autorisant la mise en œuvre d’un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé “Portail du justiciable” (suivi en ligne par le justiciable de l’état d’avancement de son affaire judiciaire) » (ci-après arrêté traitement automatisé).

 

II. Si le portail ne permettait qu’une CPVE assez limitée, à but essentiellement informatif pour le justiciable qui ne pouvait pas, notamment, réaliser lui-même des actes de procédure (Dalloz actualité, 17 juill. 2019, obs. C. Bléry, préc.), un progrès est accompli.

Dans la version de mai 2019, le portail autorisait :

• « la consultation à distance par le justiciable de l’état d’avancement de son affaire judiciaire sur un portail personnel et sécurisé ;

• l’accès, grâce à une transmission sécurisée sur le portail, à certains documents dématérialisés, relatifs à ces mêmes procédures, tels que des avis, des convocations et des récépissés ;

• la consultation d’une affaire judiciaire, aux fins d’information du justiciable, par les agents de greffe visés à l’article 3, via le portail du service d’accueil unique du justiciable, service interne au ministère de la justice ;

• la réalisation de statistiques » (arr. 28 mai 2019, art. 1er).

La mise en œuvre du système par le ministère de la justice était « autorisée » par ce même article 1er.

Cette réglementation n’est pas substantiellement modifiée au fond. Le texte est cependant mieux rédigé, qui prévoit qu’« est créé par le ministère de la justice un traitement automatisé de données à caractère personnel, dénommé “Portail du justiciable” » (al. 1er), « ce traitement permet[tant] au justiciable, depuis son espace personnel sécurisé accessible depuis justice.fr », les actions ci-dessus énoncées.

De même, les conditions d’inscription, d’acceptation, etc., ne sont pas modifiées pour ce qui est des flux sortants (arr. 6 mai 2019). Ainsi, pour l’essentiel, la communication par voie électronique sur le Portail du justiciable peut être utilisée seulement « à la condition que la partie y ait préalablement consenti » par déclaration, celle-ci mentionnant « notamment l’adresse électronique de la partie, à laquelle sera adressé l’avis de mise à disposition de toute nouvelle communication » (art. 748-8, al. 1er et 2). Or « le consentement est unique pour chaque affaire » (arr. 6 mai 2019, art. 5, al. 2), « le justiciable peut consentir à la communication par voie électronique à tout moment de sa procédure par écrit via le formulaire CERFA dédié ou par déclaration formulée par procès-verbal de greffe ou d’un agent assermenté. Le consentement donné est irrévocable » – autant dire que le justiciable n’a plus le droit d’être une « girouette » que dans un sens, à savoir du papier vers le numérique mais plus l’inverse (arr. 6 mai 2019, art. 5) et ce consentement préalable à la CPVE auprès de la juridiction permet au justiciable « de consulter son dossier sur son compte www.monespace.justice.fr » (arr. 6 mai 2019, art. 5).

L’article 7, alinéa 2, de l’arrêté du 6 mai 2019 reprend les exigences de l’ancien article 748-8 quant à la communication à la juridiction d’« un numéro de téléphone portable et une adresse courriel valides » et à l’obligation « de signaler à la juridiction toute modification ultérieure ».

Selon l’article 8 de l’arrêté du 6 mai 2019, le justiciable reçoit par courriels, adressés via le Portail du justiciable, « les notifications de mise à jour relatives à l’état d’avancement de la procédure le concernant », tandis que l’article 9 précise « les rappels d’audience ou d’auditions sont envoyés au numéro de téléphone portable déclaré par le justiciable »…

Dans la version de février 2020, comme déjà dit, il ne s’agit plus seulement de documents à consulter mais d’un rôle actif à jouer pour le justiciable, de « flux entrants », vers la juridiction, aux fins de sa saisine. Selon l’alinéa 3, nouveau, de l’article 1er de l’arrêté CPVE modifié, « le “Portail du justiciable” permet également au justiciable d’adresser une requête à une juridiction ». L’alinéa 4 précise ce qu’est cette requête : elle « est composée des informations saisies par le justiciable ainsi que des pièces qu’il souhaite joindre à sa demande » ; l’alinéa 5, quant à lui, en précise les suites : « la réception de la requête génère automatiquement un avis électronique de réception à destination du justiciable. Cet avis contient la date de la saisine, le numéro de la saisine ainsi que la juridiction saisie. Il tient lieu de visa par le greffe au sens de l’article 769 du code de procédure civile ».

Afin de pouvoir effectuer cette requête, des règles nouvelles sont posées : désormais, « le justiciable qui adresse sa requête via le “Portail du justiciable” doit accepter les conditions générales d’utilisation » (art. 5 consolidé, in limine) : c’est en effet un préalable. Comme hier, « afin de consulter son dossier sur son compte www.monespace.justice.fr, le justiciable doit au préalable consentir à la communication électronique auprès de la juridiction » mais, en plus, aujourd’hui il peut aussi le faire « depuis son espace personnel s’il a adressé sa requête via le “Portail du justiciable” lorsqu’il saisit la justice en ligne » (même art., nouvelle version), de sorte que la chronologie n’est plus évidente (comment concilier « s’il » et « lorsque » ?), même si le consentement doit nécessairement intervenir en début de procédure si le justiciable veut adresser sa requête par voie électronique… et pas nécessairement en début pour consulter l’affaire qui peut avoir été introduite par voie papier, ce qui ressort du nouvel article 6. Ce texte intègre aussi le dédoublement des flux en précisant que « le justiciable qui souhaite suivre son affaire en ligne et recevoir les avis, convocations et récépissés mentionnés à l’article 748-8 du code de procédure civile peut consentir à la communication par voie électronique à tout moment de sa procédure […] ». Sans changement, le consentement vaut aussi renonciation au papier (art. 6 in fine).

L’article 8 de l’arrêté du 6 mai 2019, consolidé, évoque toujours les courriels adressés via le Portail du justiciable, mais distingue « les notifications relatives au traitement de sa requête ainsi que les notifications de mise à jour relatives à l’état d’avancement de la procédure le concernant ».

De son côté, l’arrêté du 28 mai 2019 s’est enrichi de nouvelles dispositions. Notamment :

• dans « les catégories d’informations et de données à caractère personnel communes à toutes les procédures enregistrées dans le traitement », figurent maintenant des données tenant compte des flux entrants, à savoir :

le statut de la requête : brouillon, échec, envoyée, enregistrée ; les éléments constitutifs de la requête ; les pièces jointes complétant la requête ; les éléments identifiant les tiers mentionnés dans la requête : civilité, nom, nom d’usage, prénom(s), raison sociale et forme juridique pour les personnes morales, le titre pour les autorités administratives » (art. 2) ;

• dans « les personnes ou catégories de personnes qui peuvent directement accéder aux données enregistrées dans le traitement » sont indiqués, outre les justiciables et les agents du greffe « individuellement désignés et dûment habilités par le directeur de greffe », « les magistrats, individuellement désignés et dûment habilités par le directeur de greffe » (art. 3) ;

• une durée de conservation des données relatives aux requêtes est désormais prévue, différente de celle relative aux flux sortants (art. 4) ;

• enfin l’article 5 de l’arrêté traitement automatisé prévoit, de manière complexe et peu lisible, un droit d’accès et de rectification pour ce qui est des flux sortant et entrant… à moins qu’il ne l’écarte.

 

III. Les textes nouveaux suscitent diverses questions et réflexions.

Pourquoi l’article 1er de l’arrêté du 6 mai 2019 consolidé vise-t-il maintenant la CPVE émise par le greffe « d’un tribunal paritaire des baux ruraux, d’un conseil de prud’hommes, d’une cour d’appel ou de tribunaux de grande instance et d’instance » : quelle est l’utilité de l’exercice consistant à intervertir l’ordre des greffes ? Pourquoi maintenir la référence à des tribunaux disparus et ne pas plutôt mentionner leur successeur, le tribunal judiciaire ? De la même manière, l’article 1er de l’arrêté CPVE du 18 février 2020 supprime « avis, convocations et récépissés » de l’intitulé de l’arrêté du 6 mai 2019, qui devient « arrêté du 6 mai 2019 relatif aux caractéristiques techniques de la communication par voie électronique via le “Portail du justiciable” »… sans que cela apparaisse sur Légifrance (?).

Il est permis de regretter que la confusion entre plateforme, traitement automatisé, voire site internet (v. en ce sens Dalloz actualité, 18 nov. 2019, obs. C. Bléry et J.-P. Teboul) persiste.

Les deux arrêtés semblent curieusement être non seulement des arrêtés « 748-8 », mais aussi des arrêtés « 748-6 » : l’article 2 de l’arrêté CPVE ne vise en effet plus seulement l’article 748-8, mais les articles 748-1 à 8 (pourquoi pas 9 ?), dont l’article 748-6… On peut penser que, l’article 748-8 ne visant que l’aspect « flux sortants » (avis, convocation ou récépissé adressé par le greffe), il est nécessaire que l’arrêté ait une double casquette et se « raccroche » à l’article 748-6 pour les flux entrants (requête). Rappelons en outre, pour ajouter à la curiosité, que ces arrêtés sont aussi des arrêtés « 801-1 » du code de procédure pénale…

Que penser de l’alinéa 4 de l’article 1er de l’arrêté CPVE consolidé ? Mentionne-t-il l’article 769 du code de procédure civile propre au tribunal judiciaire (juridiction non visée à l’alinéa 1er de l’article) ? N’aurait-il pas été plus cohérent de mentionner le régime général de l’article 748-3, qui a posé le principe d’équivalence pour toutes les juridictions et toutes les procédures (sous réserve qu’un arrêté technique permette la CPVE) ?

Quid de l’articulation avec les articles 54 et 57 ?

• On se rappelle que, selon l’article 54, « la demande initiale est formée par assignation ou par requête remise ou adressée au greffe de la juridiction. La requête peut être formée conjointement par les parties » et que le texte indique les mentions communes aux assignations et aux requêtes, à peine de nullité (de forme). En particulier l’article 54, alinéa 2, prévoit que, « lorsqu’elle est formée par voie électronique, la demande comporte également, à peine de nullité, les adresse électronique et numéro de téléphone mobile du demandeur lorsqu’il consent à la dématérialisation ou de son avocat. Elle peut comporter l’adresse électronique et le numéro de téléphone du défendeur ». Cette disposition est mal placée : en effet, bien que l’article 54 vise aussi les assignations, la demande « formée » par voie électronique semble n’être que la requête transmise par le Portail du justiciable : le Conseil d’État a en effet estimé que les avocats ne seront tenus d’indiquer leur numéro de téléphone portable que sur les actes réalisés par l’intermédiaire de la plateforme (CE, réf., 30 déc. 2019, n° 436941, Dalloz actualité, 8 janv. 2020, art. T. Coustet ; D. avocats 2020. 48, étude E. Raskin et R. Spitz image)… Notons, une nouvelle fois, au passage que cette disposition semble résulter d’une confusion (en quoi est-il nécessaire de faire figurer dans un acte des données personnelles, alors que seule compte la possibilité pour la juridiction de communiquer avec le justiciable ou son avocat ? (C. Bléry, Nouveaux modes d’introduction de la procédure et communication par voie électronique, D. avocats 2020. 25 ; Dalloz actualité, 24 déc. 2019, obs. C. Bléry). Les requêtes envisagées par les arrêtés consolidés sont donc nécessairement soumises à l’article 54, alinéa 2.

• Si l’article 54 dispose que la requête peut être remise ou adressée, l’article 1er, alinéa 2, de l’arrêté CPVE, lui, évoque seulement la requête « adressée ». Faut-il en déduire que la remise est papier et que l’« adresse » se fait via le portail ? Cela donnerait une certaine autonomie – voire consistance – à la notion d’« adresse », guère usitée jusqu’alors : en particulier l’article 748-1 du code de procédure civile envisage les « envois, remises et notifications des actes de procédure, etc. » par voie électronique et pas leur « adresse » ;

• Les « informations saisies par le justiciable » qui, ainsi que les « pièces que le justiciable souhaite joindre à la demande », « composent » la requête selon l’article 1er, alinéa 3, de l’arrêté CPVE sont-elles les mentions des articles 54 et 57 ? « Informations » n’est pas un terme procédural connu et est bien imprécis. Les pièces sont sans doute celles visées à l’article 57, alinéa 2 : la requête doit en effet comporter la liste des pièces sur lesquelles la demande est fondée, à peine de nullité (de forme), alors que le texte ancien ne sanctionnait pas son absence. Nous nous étions posé la question de savoir si l’acte introductif d’instance sera annulable si des pièces sont produites plus tard et donc non mentionnées dans l’acte initial, dès lors qu’un grief serait prouvé. Et si était ainsi instauré un principe de concentration des pièces (D. avocat 2020. 25, préc. ; Dalloz actualité, 24 déc. 2019, obs. C. Bléry, préc.). La question reste posée mais, en plus, il est permis de s’étonner de la formulation « souhaite joindre à la demande » : ou le requérant doit joindre ses pièces, ou il ne le doit pas… mais un souhait, là encore, n’est guère juridique ;

En plus du renvoi qu’il fait à l’article 769, l’alinéa 4, de l’article 1er de l’arrêté CPVE suscite une interrogation : qu’est-ce que le numéro de saisine ? Sans doute un numéro « Portalis » (?), différent du numéro de répertoire général prévu à l’article 726 ? De son côté, l’article 2 de l’arrêté « traitement automatisé » consolidé distingue « le numéro d’affaire Portalis » et « le numéro de dossier ». Un vocabulaire plus précis serait infiniment souhaitable…

Sur le plan des notions, signalons encore que les « notifications » envisagées à l’article 8 s’éloignent de celles du code de procédure civile pour ressembler à des notifications Twitter ou Facebook, c’est-à-dire qu’elles réalisent la communication d’informations et ne portent plus à la connaissance des intéressés un acte (de procédure) (C. pr. civ., art. 751).

On se demande aussi comment sera reçu le nouvel article 3 de l’arrêté « traitement automatisé » en ce qu’il donne accès aux informations du Portail aux « magistrats, individuellement désignés et dûment habilités par le directeur de greffe » (art. 3)…

Il est permis de regretter cette légistique consistant en une avalanche de textes obligeant – une fois de plus – le processualiste et même le justiciable non averti à « digérer » de nouvelles règles, au risque d’en avoir le tournis. C’est d’autant plus gênant que, d’une part, la consolidation des textes plus anciens par les plus récents est difficilement compréhensible (v. infra) et que, d’autre part, on comprend que les textes sont parfois adoptés pour valider la technique ou au contraire sans avoir tenu compte de ce que la technique informatique ne suit pas (v. le mécanisme de « prise de date » de l’article 751 issu du décret n° 019-1333 du 11 décembre 2019 ; D. avocat 2020. 25, préc. ; Dalloz actualité, 24 déc. 2019, obs. C. Bléry, préc. ; v. aussi la formulation de l’article 54 dans sa rédaction issue du même décret, supra) : à cet égard, les arrêtés modificatifs du 18 février visent sans doute à entériner des progrès informatiques réalisés entre mai 2019 et février 2020. N’aurait-on pu attendre au lieu d’aller « plus vite que la musique » ?

Au-delà, cela pose la question de la collaboration entre les juristes et les informaticiens au sein de la Chancellerie. Rappel aux rédacteurs : si la procédure est un « droit servant », l’informatique doit n’être qu’une « technique servante »…

Avenir de la profession d’avocat : la mission Perben installée

L’ex-garde des Sceaux Dominique Perben devra présenter d’ici la fin du mois d’avril des propositions sur « l’avenir de la profession d’avocat, son équilibre économique et ses conditions d’exercice ». Cette mission  – au nom évocateur, la mission Haeri, en 2017, avait également planché sur « l’avenir de la profession d’avocat » – a été proposée par Nicole Belloubet aux instances de la profession d’avocat en pleine crise sur les discussions autour de la réforme des retraites, dont les avocats ne veulent pas.

Parmi les objectifs du comité : la revalorisation « significative » de l’aide juridictionnelle (conditions d’attribution de l’AJ et niveau de rétribution) « dans le cadre des propositions » faites par les députés Naïma Moutchou (LREM) et Philippe Gosselin (LR), « les conditions auxquelles serait subordonnée la possibilité de conférer un caractère exécutoire à l’acte d’avocat » et la possibilité de « faire évoluer le taux de TVA des honoraires » dans le cadre des dispositions européennes.

Le groupe de travail, installé hier par la garde des Sceaux, sera composé de la députée Naïma Moutchou (LREM), du sénateur Philippe Bonnecarrère (UC), de Christine Maugüé, conseillère d’État et de la présidente du tribunal judiciaire de Marseille Isabelle Gorce. Côté avocats : Dominique de la Garanderie – ancienne bâtonnière de Paris et membre de la mission Magendie en 2008 – , Jean-Michel Darrois – auteur du rapport sur les professions du droit en 2009 (à l’origine notamment de l’acte d’avocat que la ministre a remis sur la table) –, l’ancien président du Conseil national des barreaux Thierry Wickers – fervent défenseur de l’acte d’avocat – et le professeur Christophe Jamin.

Péremption d’instance : suspension du délai à compter de l’avis de fixation

Rédigé en style direct et avec une structure apparente particulièrement appréciable, cet arrêt du 30 janvier 2020 porte sur la délicate question de la péremption d’instance, un incident qui peut avoir un effet considérable sur l’instance. Au cours du procès, la péremption n’est pas un simple coup d’arrêt comme peut l’être la radiation. Elle constitue une cause d’extinction de l’instance engagée.

Il s’agissait en l’espèce d’une société qui avait été condamnée à réaliser un certain nombre de travaux dans le logement de son locataire. Le juge de l’exécution d’un tribunal de grande instance a été saisi de diverses demandes et contestations relatives à ces travaux et au commandement délivré à cet effet par un huissier de justice, également attrait devant le juge de l’exécution par le locataire. Ce dernier a été débouté de ses demandes et s’est vu ordonner de laisser l’accès à son logement à son bailleur pour effectuer les travaux. Il a donc formé appel. L’affaire a été dépaysée devant la cour d’appel de Paris, en application de l’article 47 du code de procédure civile. Le greffe de cette juridiction a invité les parties à poursuivre l’instance et à se constituer dans le délai d’un mois, à peine de radiation, laquelle a été prononcée le 4 décembre 2013, avant que l’affaire soit réinscrite au rôle le 11 décembre 2013, à la demande de la société, formulée à l’occasion de sa constitution d’avocat.

L’affaire a fait l’objet, le 23 décembre 2013, d’un avis de fixation à l’audience du 6 novembre 2014, avant d’être, le 23 octobre 2014, à nouveau radiée. L’appelant a constitué un avocat le 13 octobre 2016 et sollicité le rétablissement de l’affaire. La cour d’appel a constaté l’extinction de l’instance d’appel par l’effet de la péremption au motif qu’entre le 11 décembre 2013 et le 13 octobre 2016, date à laquelle il a sollicité le rétablissement de l’affaire, plus de deux années s’étaient écoulées sans l’intervention d’aucune diligence des parties.

C’est ce que contestait le locataire devant la Cour de cassation. Il arguait que l’instance est périmée lorsqu’aucune des parties n’accomplit de diligences pendant deux ans ; qu’à compter de la fixation de la date des débats, les parties n’ont plus à accomplir de diligences de nature à faire progresser l’instance. Selon lui, à compter du 23 décembre 2013, date de l’avis de fixation de l’audience au 6 novembre 2014, le délai de péremption avait été suspendu jusqu’à la radiation de l’affaire, le 23 octobre 2014, point de départ d’un nouveau délai de deux années qui n’était pas expiré le 13 octobre 2016. La question posée était relativement simple : lorsqu’une date d’audience a été fixée, est-il possible d’opposer la péremption d’instance pour le temps couru dans l’attente du jour où les débats pourront avoir lieu ?

La Cour de cassation se laisse convaincre par l’argumentation du demandeur à la cassation. Elle développe, au visa des articles 2 et 386 du code de procédure civile, une réponse en deux temps.

Dans un premier temps, elle observe que pour constater l’extinction de l’instance d’appel par l’effet de la péremption, l’arrêt a retenu qu’à compter de l’avis de fixation de l’affaire du 23 décembre 2013 et jusqu’à la déclaration du 13 octobre 2016 de l’appelant sollicitant le rétablissement de l’affaire, n’est intervenue aucune diligence des parties. L’avis de fixation pour l’audience du 6 novembre 2014 a été adressé avant la clôture de l’affaire qui devait intervenir le 23 octobre 2014, de sorte qu’entre l’envoi de cet avis et la date prévue pour la clôture, les parties n’étaient pas dispensées...

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Face aux députés, les magistrats défendent leur indépendance

« Vous êtes de ces magistrats qui ont, à la fin, une belle carrière »

La question des allers-retours des hauts magistrats parisiens entre les cabinets et les juridictions est récurrente. Ainsi, le député FI Ugo Bernalicis interroge Stéphane Noël, président du tribunal judiciaire de Paris : « Vous êtes de ces magistrats qui ont servi à la fois au siège et au parquet, qui ont eu des responsabilités politiques dans les cabinets ministériels et qui sont passés par l’inspection, et qui ont, à la fin, une belle carrière. Est-ce que vous pensez que les postes de magistrat à l’administration centrale de la justice posent un problème d’indépendance ? »

Noël réplique : « Le passage en administration centrale n’obère pas l’indépendance du juge. » Au contraire, « il est important que le magistrat s’ouvre sur la société, ce que permet le passage en administration centrale ». Par ailleurs, « si des magistrats ne participaient à des cabinets, alors vous auriez des administrateurs civils, des membres du Conseil d’État qui porteraient eux l’appréciation sur le fonctionnement de la justice. Je préfère que ce soient des magistrats judiciaires ».

Les mêmes questions sont posées ensuite à François Molins, procureur général près la Cour de cassation. « J’ai été directeur de cabinet du garde des Sceaux pendant deux ans et demi. Quand je suis arrivé au parquet de Paris, il y a eu la polémique qu’on connaît. Tous ont dit : on ne critique pas vos qualités personnelles mais votre passage institutionnel ; je ne l’ai, pour autant, pas très bien vécu. […] En arrivant au parquet de Paris, j’aurais pu être tenté de protéger les gens avec lesquels j’avais travaillé quelque temps avant. Je ne l’ai pas fait. Je pense avoir ouvert des enquêtes ou des informations sur la quasi-totalité des mouvements politiques. »

« Le regard des politiques sur la justice devrait changer »

Autre question rituelle posée aux magistrats : les pressions politiques. François Molins cite une affaire datant du début des années 1980. « C’était dans un monde ancien avec une situation qui a beaucoup évolué. » « Depuis la loi de 2013, je n’ai jamais eu à subir, de quelque façon que ce soit, des instructions ou des tentatives d’instruction de la part du pouvoir politique. » « La seule affaire dont j’ai eu à connaître concernait un magistrat, je n’en dirai pas plus afin de ne pas trahir le secret de la procédure en cours, pour lequel on a découvert, à l’occasion de perquisitions effectuées après son départ à la retraite, qu’il y avait, au travers de ses relations avec certains élus, des éléments pouvant évoquer d’éventuelles corruptions ou trafics d’influence. J’ai saisi un juge d’instruction. »

Auditionné le même jour, le secrétaire général de l’USM, Jacky Coulon abonde : « Nous n’avons jamais eu de collègues qui se seraient plaints d’atteintes à l’indépendance. Il y a d’autres difficultés, comme la dépendance de la police judiciaire vis-à-vis du ministère de l’intérieur. » Pour Katia Dubreuil, du Syndicat de la magistrature, des problèmes viennent de la hiérarchie. « Ce sont des collègues déchargés de leur contentieux de manière unilatérale par un président à qui les décisions prises ne conviennent pas. Ce sont des convocations paradisciplinaires du président pour reprocher telle ou telle décision susceptible de déplaire en haut lieu. »

Pour François Molins, « le regard des politiques sur la justice devrait changer. Je suis personnellement frappé que, chaque fois qu’une enquête ou une instruction vise un homme ou une femme politique, sa stratégie de défense est de mettre en cause l’impartialité du procureur ou du juge, ou de l’accuser d’être à la solde du pouvoir ». Une manière de renvoyer la balle aux députés : les perquisitions au siège de la France insoumise figuraient dans les motifs de la résolution FI créant la commission d’enquête.

« L’image publique de la justice est entachée par le statut du parquet »

Pour Jacky Coulon : « Le statut du parquet qui met la nomination et la discipline des procureurs aux mains du pouvoir exécutif nuit à l’image d’indépendance de la justice, une indépendance que l’on constate pourtant concrètement dans les affaires individuelles. Je peux vous garantir que, depuis 2013, je n’ai pas eu d’instructions dans des dossiers individuels. […] Si le CSM nommait les procureurs et les procureurs généraux, on n’aurait pas comme procureur de la République celui qui était conseiller du ministre dans son cabinet. »

Il faut être plus ambitieux, pour François Molins, et « investir le CSM du pouvoir de proposer les nominations des procureurs généraux et des procureurs de la République ». Marie-Christine Tarrare, de la Conférence nationale des procureurs généraux, nuance : « La majorité des procureurs généraux sont pour le maintien du pouvoir de proposition du garde des Sceaux, pour veiller à l’uniformité au niveau national de la politique pénale. »

Autre piste, pour Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d’appel de Paris, il serait bon qu’après dix ans de carrière, les magistrats choisissent définitivement entre siège et parquet « avoir été juge d’instruction, puis ensuite magistrat au parquet, où l’on va rendre des rapports sur l’instruction, voilà qui me paraît un peu compliqué ! »

Dernier point, lancinant : les moyens. Pour Joëlle Munier, présidente de la Conférence nationale des présidents de TGI, certaines décisions sont ainsi contraintes. Ainsi, « il arrive que la protection judiciaire indique au juge des enfants qu’elle n’a pas de solution alternative à l’incarcération, faute de financements suffisants. C’est une atteinte à la décision juridictionnelle ».

« Sans les personnels de greffe, il n’y a pas de justice »

Sur le parvis du tribunal de Bobigny, tandis que ses collègues chantent derrière une banderole « justice morte », Cyril Papon s’extirpe de la foule et, en passant, lance à sa collègue : « Les renseignements territoriaux nous disent que, pour des questions de sécurité, on ne doit pas être plus de cent sur la dalle. — Les risques tiennent plus du burn out que de l’effondrement de la dalle », persifle-t-elle en retour. À vue d’œil, ils sont une centaine, mais la dalle a tenu bon.

D’abord : les greffiers, remontés comme jamais, en grève pour cette journée du 4 mars, au tribunal judiciaire de Bobigny. À l’instruction : grève. Au JLD : grève. À l’application des peines : grève. Seule la cour d’assises tourne encore, mais la greffière a tout de même pris sur sa pause déjeuner pour se regrouper avec ses collègues. Le message est clair : « les moyens de Bobigny sont pitoyables », dit l’une. « Commençons par parler de l’état de santé des personnels », entame Cyril Dion, secrétaire général de la CGT services judiciaires. Dans les services, c’est : « qui n’a pas fait un burn out ou est sur le point d’en faire un ? » Le manque de moyens matériels et humains est énorme, aux trois cent cinquante fonctionnaires en poste, il faudrait selon lui en ajouter « au moins soixante ».

Une greffière de la cour d’assises explique qu’elles sont trois sur cinq dans son service et qu’en deux mois et demi à peine, la voilà à plus de quarante journées d’audience. « Nous sommes parfois obligés de venir le week-end et de rester tard le soir pour finir notre travail, ce qui ne plaît pas à la hiérarchie, car en théorie c’est interdit », pas les supérieurs directs, mais ceux qui ont la responsabilité de tous les services de greffe au tribunal. « Ceux-là ne sont pas solidaires », déplore une greffière, qui souhaite rester anonyme comme la plupart de ses collègues. Celle-là, en poste à l’instruction, explique que deux cabinets sur seize sont dépourvus de greffiers, ce qui ajoute une charge de travail importante aux quatorze greffiers de ce service. « Nous devrions être au moins vingt », dit-elle, mais auraient-elles le matériel suffisant ? Aujourd’hui, c’est un tampon pour deux (« pourtant, on Marianne à tout-va, toute la journée »), et une galère sans nom pour obtenir les fournitures de bureau nécessaires (« le manque de post it, ce n’est pas une légende »). Mais, l’esprit de service public chevillé au corps (« je suis venu travailler en décembre par 40 °C de fièvre »), les fonctionnaires du tribunal de Bobigny maintiennent à flot le deuxième tribunal de France. « Je suis à trente ou quarante heures par mois d’heures supplémentaires écrêtées », c’est-à-dire non payées, dénonce-t-elle.

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Tout autour des greffiers, la famille judiciaire fait corps. « Nous voyons cette journée comme la première d’une union des professions judiciaires », lance l’avocat parisien Thibaud Cotta, du groupe Black robe brigade, association fondée dans le cadre du mouvement de grève contre le régime des retraites. Ils sont plusieurs du barreau de Paris à être venus apporter leur soutien, tout comme, naturellement, les irréductibles grévistes du barreau de Bobigny – qui, sur le parvis, chantent, dansent et rient. « On est solidaires des greffiers, car nous partageons tous le même diagnostic sur la situation de la justice », témoigne Frédéric Gabet, bâtonnier de Seine-Saint-Denis. Convergence des luttes : les avocats, en grève dure depuis deux mois, sont ravis de voir les greffiers battre le pavé à leur tour. Ceux-ci sont unanimes : ils ont toujours soutenu la grève des avocats, malgré une lettre de Nicole Belloubet qui, subtilement, a tenté de les dresser contre eux. « Ça nous a encore plus soudés », explique Cyril Dion, de la CGT.

Au-dessus de la foule, les drapeaux de syndicats flottent et il ne manque personne. L’union syndicale des magistrats est formelle : « Nous estimons que la grève des avocats est légitime et nous soutenons les greffiers », dit Lucie Delaporte, déléguée USM. 78 postes sont vacants, 10 autres sont inoccupés, donc : « les greffiers ne peuvent plus faire tourner la machine », constate-t-elle. Et sans greffier, la justice souffre. « J’ai déjà été obligée de placer quelqu’un sous contrôle judiciaire car je n’avais pas de greffier pour notifier une de mes décisions », déplore Lucie Delaporte, qui est juge d’instruction.

« Sans les personnels de greffe, il n’y a pas de justice », estime Sophie Combes, déléguée du syndicat de la magistrature. Depuis des années, des décennies que les greffes hurlent leur désarroi, la situation n’a fait qu’empirer. « Ils sont toujours aussi peu ou presque, pour faire de plus en plus », car ce qui pose problème, particulièrement ici en Seine-Saint-Denis, c’est que les besoins réels du département sont largement sous-évalués, donc chaque effort budgétaire est immédiatement englouti par un accroissement de la charge de travail. Les greffiers sont les plus exposés, et les autres professions, solidaires, ont tenu à l’exprimer en participant à ce rassemblement qui ne visait qu’une seule entité : le gouvernement.

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La grippe, les épidémies et la force majeure en dix arrêts

Si on ne peut pas douter de la portée de cette annonce bien au-delà des seuls marchés publics de l’État, et de la réalité d’une situation d’empêchement majeur, compte tenu de l’importance mondiale de l’épidémie et des conséquences présentes et à venir sur tous les secteurs de l’économie, un rapide tour d’horizon de la jurisprudence judiciaire – hors aspects liés au contrat de travail – permet d’avoir une idée de la portée de la grippe et, plus généralement, des épidémies au regard de la notion de « force majeure ». Et donc de prendre les précautions – juridiques cette fois – adéquates.

Faisons d’abord un retour aux sources, avec l’article 1218 du code civil : « Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur.

Si l’empêchement est temporaire, l’exécution de l’obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat. Si l’empêchement est définitif, le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations dans les conditions prévues aux articles 1351 et 1351-1. »

L’article 1218 a repris, lors de la réforme du droit des obligations, les critères jurisprudentiels antérieurs d’imprévisibilité et d’irrésistibilité, délaissant le critère d’extériorité que la Cour de cassation avait également écarté précédemment de son appréciation (Cass., ass. plén., 14 avr. 2006, n° 02-11.168 P, Dalloz actualité, 5 mai 2006, obs. I. Gallmeister ; D. 2006. 1577, obs. I. Gallmeister image, note P. Jourdain image ; ibid. 1566, chron. D. Noguéro image ; ibid. 1929, obs. P. Brun et P. Jourdain image ; ibid. 2638, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson image ; RTD civ. 2006. 775, obs. P. Jourdain image ; RTD com. 2006. 904, obs. B. Bouloc image).

1. Pas de force majeure lorsque l’épidémie préexiste au contrat

L’imprévisibilité de l’événement qualifié de force majeure s’apprécie au jour de la conclusion du contrat. Un exemple : « il doit être souligné que l’épidémie de chikungunya a débuté en janvier 2006 et ne peut être retenue comme un événement imprévisible justifiant la rupture du contrat en août suivant après une embauche du 4 juin. […] Ainsi, dans les faits, la force majeure alléguée fait défaut » (Saint-Denis de la Réunion, 29 déc. 2009, n° 08/02114). Pour le coronavirus, si la question ne se pose pas pour des contrats anciens, il faudra s’interroger sur le moment à partir duquel l’intervention du coronavirus sur le contrat aura pu être anticipée (et donc des mesures prises en conséquence) : à partir du moment où l’épidémie a commencé en Chine ? de celui où elle est arrivée en Europe ? en France ? à compter de la date à laquelle l’OMS en a fait un risque grave ? Prudence pour les contrats récents et futurs.

2. Détermination de la zone touchée

La question se pose couramment pour le refus de voyager dans une zone à proximité d’une zone dangereuse – et elle est souvent réglée spécifiquement par les professionnels du tourisme. La détermination de la zone d’éviction n’est pas si simple : faut-il se baser sur les recommandations aux voyageurs ? Sur un principe de précaution entendu plus ou moins largement ?

Un jugement ancien a pu ainsi affirmer, dans le contexte du SRAS, que « le risque sanitaire n’était pas majeur en Thaïlande et il ne peut être admis que le voyage vers ce pays était impossible en raison du SRAS » (TI Paris, 4 mai 2004, n° 11-03-000869, cité par E. Llop, Contentieux des agences de voyages : de la sécurité au futile, Tourisme et Droit 2008, n° 102, p. 29) et un autre arrêt a considéré que l’escale dans un pays voisin d’une zone d’épidémie de peste ne représente pas un risque tenant à la force majeure (Paris, 25 juill. 1998, Tour Hebdo n° 944, 2 juin 2000, cité eod. loc.).

3. Pas de force majeure lorsque l’épidémie est connue, endémique et non létale

Ce qui n’est certainement pas le cas pour le coronavirus en 2020… Mais, surtout en matière touristique, la dangerosité de la maladie est prise en compte pour évaluer les pertes invoquées par les professionnels du tourisme ou apprécier la légitimité d’une annulation.

Ainsi on relèvera la motivation très détaillée d’un arrêt rendu à propos du virus chikungunya : « S’agissant de la présence du virus chikungunya, en dépit de ses caractéristiques (douleurs articulaires, fièvre, céphalées, fatigue, etc.) et de sa prévalence dans l’arc antillais et singulièrement sur l’île de Saint-Barthélemy courant 2013-2014, cet événement ne comporte pas les caractères de la force majeure au sens des dispositions de l’article 1148 du code civil. En effet, cette épidémie ne peut être considérée comme ayant un caractère imprévisible et surtout irrésistible puisque, dans tous les cas, cette maladie soulagée par des antalgiques est généralement surmontable (les intimés n’ayant pas fait état d’une fragilité médicale particulière) et que l’hôtel pouvait honorer sa prestation durant cette période » (Basse-Terre, 17 déc. 2018, n° 17/00739 ; dans le même sens, pour la dengue en Martinique, qui n’est ni imprévisible ni irrésistible, Nancy, 22 nov. 2010, n° 09/00003). Cet arrêt est utile pour construire la démonstration inverse pour le coronavirus qui, lui, est apparu récemment, ne comporte pas pour le moment de traitement efficace et peut être létal.

4. Un événement irrésistible : inévitable dans sa survenance et insurmontable dans ses effets

La question est résolue de longue date lorsque la maladie du débiteur l’empêche effectivement de fournir la prestation. C’est ainsi que dans l’arrêt précité du 14 avril 2006, l’assemblée plénière a pris en compte le fait que l’incapacité physique résultant de l’infection et de la maladie grave survenues après la conclusion du contrat présentait un caractère imprévisible et que la chronologie des faits ainsi que les attestations relatant la dégradation brutale de l’état de santé du débiteur faisaient la preuve d’une maladie irrésistible.

Transposée au coronavirus, on peut supposer que, dès lors que le débiteur est personnellement affecté, la force majeure est envisageable puisqu’il n’est plus en mesure de fournir la prestation prévue (a fortiori si cette prestation suppose des déplacements et contacts, puisque les malades se voient confinés). Cette situation ne saurait cependant être invoquée comme un simple prétexte pour se dégager des obligations prévues, car il faut un véritable empêchement. Un exemple, hors contexte contractuel, mais pour apprécier si des conclusions arrivées tardivement peuvent être prises en compte en justice grâce à la force majeure : ceci impose de justifier d’une incapacité totale de l’avocat de fournir sa prestation dans le temps requis (pour une grippe, impossibilité non avérée en l’espèce, v. Rennes, 9 mars 2018, n° 18/01827). Relevons tout de même qu’il n’y a rien de commun entre le traitement d’une grippe ordinaire et le traitement du coronavirus, qui se verra certainement appliquer la solution selon laquelle l’hospitalisation imprévue d’un avocat et l’indisponibilité totale de ont présenté les caractères d’imprévisibilité et d’irrésistibilité de la force majeure (Nîmes, 6 nov. 2018, n° 18/04133).

Face à un proche du débiteur, à un salarié malade ou à des fournisseurs dans l’incapacité de livrer leurs propres marchandises, il faut apprécier la possibilité d’avoir recours à des remplaçants ou à des circuits de substitution : il est fort peu probable que la jurisprudence admette une force majeure générale et absolue si les effets peuvent être « évités par des mesures appropriées », comme le prévoit l’article 1218.

5. Conséquences de la grippe ou d’une épidémie sur le paiement de la dette contractuelle

Invoquer une épidémie, la grippe, des restrictions de circulation ou du confinement pour justifier le non-paiement ou le retard de paiement de loyers ou de cotisations ? Oui, peut-être, mais à condition de le prouver… On relèvera un arrêt, dans un contexte de confinement d’animaux liés à la grippe aviaire : « son impact sur les résultats de l’exploitation n’établit pas qu’il présentait un caractère insurmontable et irrésistible susceptible de lui conférer la qualification d’événement de force majeure » (Toulouse, 3 oct. 2019, n° 19/01579).

6. Sur le paiement des cotisations sociales

Citons ici un arrêt dans lequel l’entreprise invoquait des difficultés liées au non-paiement de redevances par des filiales africaines au cours de l’épidémie du virus Ebola pour justifier son retard de paiement. « Le caractère avéré de l’épidémie qui a frappé l’Afrique de l’Ouest à partir du mois de décembre 2013, même à la considérer comme un cas de force majeure, ne suffit pas à établir ipso facto que la baisse ou l’absence de trésorerie invoquées par la société appelante, lui serait imputable, faute d’éléments comptables » (Paris, pôle 06, ch. 12, 17 mars 2016, n° 15/04263). Une fois de plus, le manque à gagner ou la difficulté doit être étayé.

7. Côté fiscal

La solution est la même, côté fiscal, avec un arrêt de la juridiction administrative (CAA Douai, 28 janv. 2016, n° 15DA01345) : la force majeure n’est pas retenue pour expliquer l’absence de location d’un bien immobilier dans le délai de six mois permettant de bénéficier d’une exonération fiscale, faute d’avoir précisé en quoi l’épidémie de chikungunya ayant sévi dans l’île de la Réunion aurait effectivement été de nature à faire obstacle à ce que le débiteur puisse donner son appartement à bail. Ici encore, il s’agit de mettre l’événement, l’épidémie, en rapport direct avec l’empêchement invoqué.

8. Conséquences d’une épidémie sur les relations commerciales établies entre partenaires commerciaux

Citons ici un arrêt assez original : les parties à un contrat de livraison d’animaux sont d’accord sur l’existence d’un cas de force majeure (en l’occurrence, l’interdiction temporaire d’importer ces animaux victimes d’une épidémie dans un pays étranger) mais pas sur les conséquences quant à leurs relations commerciales qui n’ont pas repris à la suite de cette crise sanitaire. La cour d’appel se livre à un minutieux examen des faits, des échanges, pour déterminer le responsable de la rupture de relations commerciales établies (Paris, 26 sept. 2018, n° 15/09123). Ces situations pourraient être fréquentes en raison de la nécessité de faire face à des ruptures d’approvisionnement par le recours à de nouveaux fournisseurs. Attention ici encore à prendre les précautions nécessaires.

9. Côté médical : l’urgence manifeste d’un transport sanitaire

S’il n’est pas directement question de force majeure dans cet arrêt, non plus que d’inexécution contractuelle d’ailleurs, il mérite cependant d’être cité compte tenu des circonstances actuelles : un médecin, dans un contexte d’épidémie de grippe dans sa clinique, avait pris la décision de faire rentrer une patiente chez elle en taxi, sans solliciter l’accord préalable de la sécurité sociale normalement requis dans ce cas compte tenu de la distance pour en obtenir le remboursement, sauf urgence. En première instance, le tribunal avait considéré qu’une situation d’urgence manifeste était caractérisée, compte tenu de la grippe, ce qui ne rendait pas nécessaire l’accord préalable de la caisse. Décision cassée au motif que « la prescription médicale de transport ne mentionnait pas l’urgence » (Civ. 2e, 13 févr. 2020, n° 18-22.529). Notons tout de même que les dispositions actuelles de prise en charge des malades du coronavirus sont totalement spécifiques, mais à retenir en cas de mesure de précaution pour d’autres patients, en particulier dans un contexte très individualisé. À bon prescripteur…

10. Pour les pharmaciens : et si les masques sont livrés trop tard ou ne sont pas conformes ?

Voici un arrêt qui pourrait être utile aux pharmaciens, pour l’illustration des conséquences de la livraison tardive de masques, ici dans un contexte de grippe saisonnière. Le pharmacien demandait le remboursement d’un acompte versé sur une commande tardivement livrée (et dont il avait refusé la livraison faute de conformité à la commande). La cour d’appel a jugé que pour le débiteur, importateur de masques, le fait que la marchandise ait été bloquée en douane en raison d’un défaut de conformité des masques concernés au regard de la norme applicable n’est pas constitutif d’une force majeure ou d’une cause exonératoire « dès lors qu’il lui appartient de choisir un fournisseur fiable et de vérifier que les masques allaient être fabriqués en respectant toutes les exigences normatives annoncées dans la référence des produits vendus » (Poitiers, 24 févr. 2012, n° 11/02200).

La prestation de compensation du handicap prise en charge par le FGAO

Le 16 juin 1995, une jeune fille, alors âgée de onze ans, a été percutée par un véhicule au volant duquel était assise une conductrice non couverte par une assurance. Par ordonnance du 6 mai 2004, le juge des référés a confié une mission d’expertise aux fins d’évaluation de ses préjudices, dont le rapport a été déposé le 16 octobre 2006. Les 17 avril, 21 avril et 6 mai 2009, la victime, assistée de son curateur, et ses parents ont assigné la conductrice et le Fonds de garantie des assurances obligatoires de dommages (FGAO) aux fins de liquidation de leurs préjudices.

Par un arrêt rendu le 24 mai 2018, la première chambre civile de la cour d’appel d’Amiens a décidé, en premier lieu, que le versement de la rente trimestrielle viagère d’un montant de 4 680 € allouée au titre de l’assistance par une tierce personne à compter du 31 juillet 2015 ne pourrait intervenir que sur présentation dans le premier mois de chaque année civile d’un justificatif d’absence de demande de prestation de compensation du handicap (PCH) ou du montant des sommes perçues au titre de cette prestation. En deuxième lieu, la cour d’appel a fixé les sommes dues en réparation des préjudices subis par la victime à hauteur notamment de 5 499,90 € au titre des frais divers et à hauteur de 94 302 € au titre de l’assistance par tierce personne temporaire. Elle a aussi établi les sommes dues en réparation des préjudices subis par les victimes par ricochet, en limitant la somme due au titre du préjudice professionnel de la mère de la victime à hauteur de 30 000 €. En dernier lieu, la juridiction du fond a débouté la victime, son curateur et ses proches de leur demande de condamnation du FGAO à leur verser des intérêts au double du taux d’intérêt légal, à titre principal, du 16 février 1996 (soit à l’expiration du délai de huit mois suivant l’accident) au jour du jugement définitif, et à titre subsidiaire, du 16 mars 2007 (soit à l’expiration du délai de cinq mois suivant la diffusion du rapport judiciaire de l’expert du 16 octobre 2006) au jour du jugement définitif, sur le fondement des articles L. 211-13 et L. 211-14 du code des assurances.

Le curateur et les proches de la victime ont formé un pourvoi en cassation contre l’arrêt rendu par la cour d’appel d’Amiens, dans le litige les opposant à la conductrice non assurée et au FGAO, défendeurs à la cassation. Le FGAO a formé un pourvoi incident contre le même arrêt. La Cour de cassation, par un arrêt du 6 février 2020, a partiellement censuré l’arrêt d’appel.

S’agissant du quatrième moyen du pourvoi principal, soutenu sur le fondement des articles L. 211-13 et L. 211-14 du code des assurances et relatif aux pénalités de retard en cas de non-respect du délai pour présenter l’offre, la haute juridiction a précisé qu’« aux termes de l’article R. 421-15 du code des assurances, en aucun cas, l’intervention du FGAO dans les instances engagées entre les victimes d’accidents corporels ou leurs ayants droit, d’une part, et les responsables ou leurs assureurs, d’autre part, ne peut motiver une condamnation conjointe ou solidaire du fonds de garantie et du responsable ; que selon l’article L. 211-22, alinéa 2, du même code, l’application au FGAO de l’article L. 211-13 prévoyant la pénalité du doublement du taux de l’intérêt légal lorsque l’offre n’a pas été faite dans les délais impartis à l’article L. 211-9 ne fait pas obstacle aux dispositions particulières qui régissent les actions en justice contre le Fonds ; qu’il en résulte que le FGAO ne peut être condamné à cette pénalité au cours des instances susmentionnées mais seulement au cours de celles introduites par la victime ou ses ayants droit à l’encontre du Fonds dans les conditions prévues par l’article R. 421-14 du code des assurances ; que par ce motif de pur droit, substitué à ceux critiqués, après avis donné aux parties en application de l’article 1015 du code de procédure civile, la décision se trouve légalement justifiée ».

La haute juridiction a ainsi rappelé aux juridictions du fond qu’il ne leur appartient pas de condamner le FGAO conjointement ou solidairement avec le responsable. Par le passé avait ainsi été censuré, pour violation de l’article R. 421-15 du code des assurances, l’arrêt d’appel ayant jugé qu’il revient au FGAO d’indemniser les ayants droit de la victime, après avoir énoncé que la réparation incombe in solidum au FGAO et aux ayants droit du conducteur responsable de l’accident (Civ. 2e, 6 mars 2008, n° 07-11.887, Dalloz jurisprudence).

Les juges du fond sont tenus de limiter à déclarer au FGAO sa décision opposable, sans que l’intervention du fonds puisse justifier sa condamnation (Crim. 13 janv. 2009, n° 08-82.103, RCA 2009. Comm. 90, note H. Groutel). La chambre criminelle avait retenu que l’article L. 211-22 du code des assurances ne fait aucune distinction entre le FGAO et les assureurs quant à l’assiette de la pénalité (Crim. 3 mai 2016, n° 14-84.246 P, Dalloz actualité, 17 mai 2016, obs. N. Kilgus). Ces pénalités sont source de difficultés régulières. Dernièrement, la Cour de cassation a dû répondre à la problématique de « l’office du juge pour le bornage dans le temps de la sanction de doublement des intérêts légaux prévu en matière d’absence d’offre en matière d’accident de la circulation. Quant au doublement des intérêts légaux, il est prévu par l’article 16 de la loi du 5 juillet 1985 « à compter de l’expiration du délai et jusqu’au jour de l’offre ou du jugement devenu définitif ». En l’espèce, l’assureur par convention en charge du dossier estimait dans ses écritures que le doublement des intérêts ne devait pas lui être imposé, dans la mesure où le délai de huit mois pour faire une offre n’avait pu courir à son encontre, puisqu’il contestait sa responsabilité ; les victimes indirectes demandaient la confirmation du jugement entrepris qui avait prononcé cette sanction. L’arrêt d’appel a confirmé le principe de la sanction, mais l’a limitée dans le temps, à la date où ont été signifiées par l’assureur des propositions indemnitaires subsidiaires. La Cour de cassation reproche à la cour d’appel d’avoir relevé d’office ce moyen, sans le soumettre préalablement à la discussion des parties, ce qui constitue une violation de l’article 16 du code de procédure civile » (C. Quézel-Ambrunaz, La Cour de cassation intègre les prestations sociales dans le calcul de la perte de revenus des proches, ss Civ. 2e, 24 oct. 2019, n° 18-14.211, RLDC/177, janv. 2020, p. 14 s.).

À ce titre, la doctrine relève que « la sanction du doublement des intérêts légaux est un mécanisme de peine privée, qui, en tant que telle, est aux mains des parties. Les hauts magistrats l’avaient déjà laissé entendre, dans un arrêt apparaissant comme le reflet inversé de celui sous commentaire (Civ. 2e, 24 oct. 2019, préc.), en rejetant un moyen critiquant un arrêt d’appel de ne pas avoir prononcé cette sanction, alors que la victime ne l’avait pas demandée dans ses conclusions (Civ. 2e, 24 mai 2018, n° 17-12.470, Dalloz actualité, 7 juin 2018, obs. J.-D. Pellier) » (ibid.).

En ce qui concerne l’arrêt du 6 février 2020, ensuite, sur le premier moyen du pourvoi principal, et au visa des articles 29 et 33 de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985, dite Badinter, et des articles L. 421-1 et R. 421-13 du code des assurances, la deuxième chambre civile a tout d’abord énoncé « qu’il résulte des deux premiers textes que seules doivent être imputées sur l’indemnité réparant l’atteinte à l’intégrité physique de la victime les prestations versées par des tiers payeurs qui ouvrent droit, au profit de ceux-ci, à un recours subrogatoire contre la personne tenue à réparation ; que, n’étant pas mentionnée par le premier de ces textes, la prestation de compensation du handicap ne donne pas lieu à recours subrogatoire contre la personne tenue à réparation et ne peut donc être imputée sur l’indemnité réparant l’atteinte à l’intégrité physique de la victime ; que, selon les deux derniers textes, lorsque le FGAO intervient, il paie les indemnités allouées aux victimes ou à leurs ayants droit qui ne peuvent être prises en charge à aucun autre titre lorsque l’accident ouvre droit à réparation ; que les versements effectués au profit des victimes ou de leurs ayants droit et qui ne peuvent pas donner lieu à une action récursoire contre le responsable des dommages ne sont pas considérés comme une indemnisation à un autre titre » (Civ. 2e, 6 févr. 2020, préc.).

La haute juridiction a alors décidé « que, pour dire que le versement de la rente trimestrielle viagère due au titre de la tierce personne ne pourra intervenir que sur justification par [la victime] auprès du FGAO, dans le premier mois de chaque année civile, de l’absence de demande de prestation de compensation du handicap ou du montant des sommes perçues à ce titre, l’arrêt retient que nonobstant le caractère subsidiaire de l’indemnisation opérée par le FGAO, la personne handicapée n’a aucune obligation de solliciter la prestation de compensation du handicap mais peut le faire à tout moment et qu’en raison du caractère indemnitaire de cette prestation, il convient, afin d’éviter une double indemnisation, de prévoir que les sommes dont [la victime] pourrait être amenée à bénéficier devront être déduites des sommes allouées au titre de l’assistance par une tierce personne » (ibid.).

Elle a conclu qu’en statuant ainsi, « alors que la prestation de compensation du handicap définie aux articles L. 245-1 et suivants du code de l’action sociale et des familles n’étant pas mentionnée par l’article 29 de la loi du 5 juillet 1985, elle n’ouvre droit à aucune action contre la personne tenue à réparation du dommage et ne peut donc être imputée sur l’indemnité allouée, que celle-ci soit payée par la personne tenue à réparation ou prise en charge à titre subsidiaire par le FGAO, la cour d’appel a violé les textes susvisés » (ibid.).

En 2017, le Conseil constitutionnel avait jugé conforme à la Constitution le terme « seules » inscrit au premier alinéa de l’article 29 de la loi Badinter est (Cons. const. 24 févr. 2017, n° 2016-613 QPC, Dalloz actualité, 6 mars 2017, obs. M.-C. de Montecler ; AJDA 2017. 442 image ; D. 2017. 504 image ; ibid. 2224, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon image ; AJ fam. 2017. 162 et les obs. image ; Constitutions 2017. 189, chron. image). La chambre criminelle avait également estimé que la prestation de compensation du handicap versée par le conseil départemental n’entre pas dans la catégorie des prestations ouvrant droit à action contre la personne tenue à réparation du dommage ou son assureur mentionnées aux articles 29 et 32 de la loi Badinter (Crim. 1er sept. 2015, n° 14-82.251 P, Dalloz actualité, 21 sept. 2015, obs. L. Priou-Alibert ; D. 2015. 2283, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon image ; RDSS 2015. 1123, obs. Y. Dagorne-Labbe image ; RTD civ. 2015. 889, obs. P. Jourdain image). La deuxième chambre civile avait encore précisé, en 2015, que cette même prestation perçue par la victime, ne figurant pas à l’article 29 de la loi de 1985, ne donnait pas lieu à recours subrogatoire contre la personne tenue à réparation (Civ. 2e, 2 juill. 2015, n° 14-19.797 P, Dalloz actualité, 1er sept. 2015, obs. N. Kilgus ; D. 2015. 1539 image ; ibid. 1791, chron. H. Adida-Canac, T. Vasseur, E. de Leiris, L. Lazerges-Cousquer, N. Touati, D. Chauchis et N. Palle image ; ibid. 2283, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon image ; RTD civ. 2015. 889, obs. P. Jourdain image). L’affaire commentée renouvelle la solution en précisant que la prestation de compensation du handicap n’ouvre droit à aucune action contre le débiteur de la compensation du dommage et ne peut donc être imputée sur l’indemnité allouée, que celle-ci soit payée par la personne tenue à réparation ou prise en charge à titre subsidiaire par le FGAO.

S’agissant du deuxième moyen du pourvoi principal, pris en sa première branche, la Cour de cassation a visé le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime.

À ce titre, les hauts magistrats ont préalablement constaté que, « pour limiter à 5 499,90 € la somme due en réparation du préjudice subi par [la victime] au titre des frais divers, l’arrêt retient que l’examen neuropsychologique et le bilan psychiatrique réalisés respectivement par [deux experts] ne peuvent être assimilés à l’assistance d’un médecin conseil mais s’analysent comme des rapports d’expertise privés qui ne sauraient être indemnisés au titre des frais divers ; qu’en se déterminant ainsi, sans rechercher, comme elle y était invitée, si ces examens n’avaient pas été indispensables à l’évaluation des préjudices de la victime et n’étaient pas, par conséquent, imputables à l’accident, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision » (Civ. 2e, 6 févr. 2020, préc.).

Enfin, sur le troisième moyen du pourvoi principal, au visa de l’article 4 du code de procédure civile, la cour d’appel est censurée pour violation de ce texte en limitant à une certaine somme l’évaluation du préjudice professionnel de la mère de la victime, après avoir retenu qu’il est démontré que cette dernière était déjà en disponibilité professionnelle avant l’accident pour élever l’ensemble de ses jeunes enfants et que, s’il est constant qu’elle s’est effectivement occupée de sa fille durant cette période, elle s’est également occupée de ses autres enfants, de sorte que la perte de revenus qu’elle a subie à hauteur de 126 129 € durant cette période de mise en disponibilité n’est pas en lien direct avec l’accident dont a été victime sa fille mais avec le fait qu’elle a décidé durant une certaine période de se consacrer à l’entretien et l’éducation de ses jeunes enfants. Dès lors, puisque la victime indirecte sollicitait l’allocation d’une somme de 126 129 € correspondant à la perte de revenus subie non pas entre l’accident et sa reprise d’activité mais entre la date à laquelle sa période de disponibilité aurait dû s’achever si l’accident n’était pas survenu, à savoir lorsque son dernier enfant a atteint l’âge de huit ans, et sa reprise effective d’activité, la cour d’appel a modifié les termes du litige (ibid.).

Pour la projection futuriste, il convient de noter que le projet de réforme de la responsabilité civile présenté le 13 mars 2017, par Jean-Jacques Urvoas, garde des Sceaux, ministre de la justice, par suite de la consultation publique menée d’avril à juillet 2016, est susceptible de redistribuer les cartes du jeu indemnitaire au stade des recours.

Non seulement l’article 1273 du projet envisage que « les sommes versées à la victime à des fins indemnitaires par les tiers payeurs ne donnent lieu à recours subrogatoire contre le responsable ou son assureur que dans les cas prévus par la loi », mais encore l’article 1274 du projet prévoit que « seules les prestations énumérées ci-après versées à la victime d’un dommage corporel ouvrent droit à un recours contre la personne tenue à réparation ou son assureur :

1. Les prestations versées par les organismes, établissements et services gérant un régime obligatoire de sécurité sociale ;


2. Les prestations énumérées au II de l’article 1er de l’ordonnance n° 59-76 du 7 janvier 1959 relative aux actions en réparation civile de l’État et de certaines autres personnes publiques ;

3. Les sommes versées en remboursement des frais de traitement médical et de rééducation ;

4. Les salaires et les accessoires du salaire maintenus par l’employeur pendant la période d’inactivité consécutive à l’événement qui a occasionné le dommage ;


5. Les indemnités journalières de maladie et les prestations d’invalidité versées par les groupements mutualistes régis par le code de la mutualité, les institutions de prévoyance régies par le code de la sécurité sociale ou le code rural et de la pêche maritime et les sociétés d’assurance régies par le code des assurances ;

6. Les prestations prévues à l’article L. 245-1 du code de l’action sociale et des familles ».

Rappelons que cet article L. 245-1 du code de l’action sociale et des familles, visé par le sixième point de l’article 1274 du projet de réforme de la responsabilité civile, a trait à la prestation de compensation du handicap. En d’autres termes, le projet de réforme de la responsabilité civile intégrerait la prestation de compensation du handicap dans les prestations ouvrant droit au recours, et donc changerait complètement la solution qui émane de l’arrêt rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 6 février 2020 (Civ. 2e, 6 févr. 2020, préc.). En l’état, d’aucuns pourraient s’inquiéter du risque de surindemnisation. Ce risque peut néanmoins paraître modéré, en ce que la prestation de compensation du handicap n’est versée qu’à titre subsidiaire. En définitive, on retombe sur un conflit de deux subsidiarités, celle du FGAO, d’un côté, celle de la prestation de compensation du handicap, de l’autre.

Relevons enfin que l’intention de l’actuel législateur est de faciliter l’accès à la prestation de compensation du handicap (proposition de loi visant à améliorer l’accès à la prestation de compensation du handicap, 26 févr. 2020). Notamment, « les réclamations des bénéficiaires de la PCH dirigées contre une décision de récupération de l’indu auront un caractère suspensif. Un « droit à vie » à la PCH est prévu pour les personnes dont le handicap n’est pas susceptible d’évoluer favorablement » (Dalloz actualité, 27 févr. 2020, obs. J.-M. Pastor).

Grève des avocats : les propositions de la Chancellerie, entre audace et réchauffé

Il y a parfois des annonces désarçonnantes. Vendredi, la garde des Sceaux, après trois heures de réunion avec le Conseil national des barreaux, la Conférence des bâtonniers et le bâtonnier de Paris, a rappelé que les avocats n’auraient pas gain de cause dans leur bataille contre la réforme des retraites et a énoncé son plan d’attaque pour favoriser l’équilibre économique des cabinets d’avocat : la nomination de Dominique Perben qui devra remettre un rapport – encore un ! – d’ici la fin du mois avril. Les sujets prioritaires : la revalorisation « significative » de l’aide juridictionnelle (conditions d’attribution de l’AJ et niveau de rétribution) « dans le cadre des propositions » faites par les députés Naïma Moutchou (LREM) et Philippe Gosselin (LR), « les conditions auxquelles serait subordonnée la possibilité de conférer un caractère exécutoire à l’acte d’avocat » et la possibilité de « faire évoluer le taux de TVA des honoraires » dans le cadre des dispositions européennes. Dominique Perben pourra, s’il le souhaite, proposer d’autres pistes « pour améliorer les conditions d’exercice de la profession ».

Alors voilà ce qui désarçonne. La ministre de la justice jure que, cette fois-ci, la revalorisation sera vraiment significative. Faut-il un rapport pour annoncer des chiffres dont dispose la profession depuis des dizaines d’années ? Pour de nombreux avocats, le minimum serait de doubler les unités de valeur (32 € actuellement). Faut-il d’ailleurs rappeler que le futur « rapport Perben » s’ajoutera à la dizaine de rapports rendus pour sauver l’aide juridictionnelle. Le plus souvent cité est celui de l’ancien sénateur Roland du Luart (2007), qui avait évoqué un « système à bout de souffle » et « proche de l’implosion » (à l’époque, le budget de l’aide juridictionnelle était de 300 millions d’euros, contre 500 pour 2019). Mais il n’est pas inutile d’en citer quelques autres tant leur nombre est symptomatique d’un malaise à traiter le sujet : rapport Bouchet (2001), Cour des comptes (2008), Darrois (2009), Bocquillon (2009) Belaval (2010), Gosselin (2011), Haut Conseil des professions du droit (2013), Carré-Pierrat (2014), Le Bouillonnec (2014), Mézard-Joissains (2014), Moutchou-Gosselin (2019), etc., sans oublier plusieurs propositions de loi abandonnées dans un tiroir et les nombreux rapports du Conseil national des barreaux, dont celui de Myriam Picot de 2013. Ou encore le rapport plus global sur l’avenir de la profession, remis à Jean-Jacques Urvoas en 2017 par les avocats Kami Haeri, Sophie Challan-Belval, Éléonore Hannezo et Bernard Lamon.

« Conférer ensuite la force exécutoire à l’acte d’avocat, voilà une bravade qui pourrait réveiller l’endormie dissension entre avocats et notaires. » A-t-on oublié les mois de tension en 2010 qu’avait dû gérer la ministre de l’époque, Michèle Alliot-Marie, les notaires refusant net que « l’acte contresigné par avocat » – une idée de l’avocat Jean-Michel Darrois issue de son rapport de 2009 – ait la moindre force exécutoire ? La loi du 28 mars 2011 avait finalement créé un acte a minima, fort peu utilisé par la profession (134 actes d’avocat avaient été archivés via le site AvosActes, créé par le barreau de Paris et la Conférence des bâtonniers, en 2015). En 2014, nouveau « coup de chaud » : les notaires s’offrent deux pleines pages dans Le Monde et Les Échos pour mettre un coup d’arrêt aux propositions contenues dans le Livre blanc de la profession d’avocat, diffusé à l’occasion des débats sur la justice du 21e siècle.

Des propositions à l’intérêt « très catégoriel »

Interrogé à l’époque, Jean Tarrade, président du Conseil supérieur du notariat, avait été très clair : « Les avocats demandent, entre autres, à ce que l’acte d’avocat ait la force de l’acte authentique, ils réclament l’accès aux fichiers immobiliers et sollicitent de pouvoir faire des partages successoraux. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase ! Déjà en 1967, dans un Livre bleu, ils réclamaient une profession unique ! La commission Darrois a repris cette idée. Les représentants des avocats sont dans l’empiétement permanent des prérogatives d’autres professions, deviennent agents sportifs, mandataires en transactions immobilières, etc. Ils ont la volonté permanente de faire le métier des autres. C’est pourquoi la profession de notaire, d’habitude discrète, est sortie de sa réserve car les propositions des avocats sont inacceptables. » Avec une entrée dans le code civil en 2016, et une utilisation imposée dans le cadre du divorce par consentement mutuel, l’acte d’avocat n’est peut-être pas tout à fait mort. Reste à savoir de quelle manière Dominique Perben va convaincre les notaires.

Troisième chantier à risque : l’application du taux de TVA réduit de 10 % aux honoraires d’avocats. C’est encore un vieux combat de la profession qui s’est systématiquement vu opposer par Bercy la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, selon laquelle « les services rendus par les avocats à leurs clients, y compris les particuliers et ceux bénéficiant de l’aide juridictionnelle, n’étaient pas des prestations susceptibles de se voir appliquer un taux de TVA réduit ». Sauf que, comme l’a rappelé une motion votée en novembre 2019 par le conseil de l’ordre de Paris, une proposition de directive modifiant la directive du 28 novembre, examinée par le Parlement européen, a été soumise au sein du Conseil européen en vue de son adoption : « cette proposition prévoit que seuls les biens et services énumérés dans une liste dite “négative” ne pourraient pas bénéficier de la part des États membres d’un taux réduit de TVA. Le projet actuel de cette liste ne mentionne pas les prestations d’avocats aux particuliers (B2C). En cas d’adoption de la nouvelle directive, les États membres pourront donc appliquer un taux réduit aux prestations des avocats ».

Dominique Perben a donc un mois pour résoudre ce qui a été, jusqu’à présent, insurmontable. Sa désignation a par ailleurs provoqué quelques interrogations. L’ancien garde des Sceaux, de 2002 à 2005 sous le gouvernement Raffarin, avait rassemblé contre lui une partie de la profession lors des votes de la loi d’orientation et de programmation pour la justice de 2002 (dite loi Perben I) et de la loi portant sur l’adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité (dite loi Perben II) de 2004. À propos des robes noires qui avaient protesté devant le ministère, il avait ironisé : « il y a 17 000 avocats à Paris. Ils étaient 100, rue de la Paix ». Aujourd’hui avocat au sein du cabinet Betto Perben Pradel Filhol, certains confrères grincent des dents : il est avocat alors qu’il n’a pas de maîtrise en droit. Enfin, il est le beau-père du député Raphaël Gauvain (LRM), auteur du rapport de 2019 sur la protection des entreprises contre les lois et mesures à portée extraterritoriale, qui avait ressorti un sujet terriblement explosif, celui de l’avocat en entreprise. « L’avocat en entreprise, c’est un vrai casus belli pour une très large majorité de la profession qui craint que Perben ne s’en inspire », commente un avocat.

Un élu du Conseil national des barreaux estime que ces sujets annexes – hors retraite – « ne présentent en réalité qu’un intérêt très catégoriel. Pour faire simple : les avocats qui interviennent à l’aide juridictionnelle se fichent totalement de la force exécutoire de l’acte d’avocat, qu’ils ne pratiquent pas. Et ceux qui n’interviennent pas l’AJ considèrent à juste titre que l’augmentation des U.V. ne compensera pas l’augmentation de leurs cotisations retraite. L’idée de créer un comité Théodule sur ces sujets, alors que nos demandes sont définies et chiffrées depuis bien longtemps, passe très mal. Nous avons des tonnes de rapports démontrant que le budget de l’AJ doit être a minima doublé pour permettre au système de fonctionner. Nous n’avons pas besoin de nous réunir en commission pour en discuter ».

La présidente du Conseil national des barreaux a, sur Twitter, reconnu que la Chancellerie « avait fait un pas » et avait « envoyé un petit signal aux avocats », tout en regrettant, par exemple, qu’aucune donnée chiffrée n’ait été donnée concernant la revalorisation de l’aide juridictionnelle. « Mais cela ne change rien à notre mobilisation contre la réforme des retraites. Ni à ma détermination », a-t-elle conclu. Le mouvement de grève continue. L’examen et le vote prochain du projet de loi de réforme des retraites également, avec l’engagement de la procédure de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution qui va accélérer le calendrier.

Garantie des vices cachés : indemnisation intégrale du coût de la destruction et de la reconstruction par le vendeur de mauvaise foi

À la suite de l’apparition de divers désordres affectant une maison d’habitation, les acquéreurs ont assigné le vendeur en garantie des vices cachés, ainsi que le notaire ayant dressé l’acte de vente et l’étude notariale dont il était membre sur le fondement de la responsabilité délictuelle. Ces derniers ont appelé en garantie l’agent immobilier. La cour d’appel a condamné le vendeur à leur restituer une partie du prix de vente et à leur payer le coût des travaux de destruction et de reconstruction de la maison. Cette décision a cependant été cassée par la troisième chambre civile dans un arrêt du 14 décembre 2017 (Civ. 3e, 14 déc. 2017, n° 16-24.170, Dalloz actualité, 8 janv. 2018, obs. D. Pelet ; D. 2018. 371, obs. M. Mekki image ; AJDI 2018. 378 image, obs. F. Cohet image ; AJ contrat 2018. 193, obs. C.-E. Bucher image ; RTD civ. 2018. 421, obs. P. Jourdain image ; ibid. 661, obs. H. Barbier image) concernant le montant de la réparation accordée. D’une part, la cour d’appel avait violé le principe de réparation intégrale du préjudice en condamnant le vendeur cumulativement à rendre une partie du prix et à rembourser les travaux. La Cour de cassation précise en effet que « la restitution d’une partie du prix de vente et l’indemnité allouée pour la démolition et la reconstruction compensaient l’une et l’autre la perte de l’utilité de la chose ». D’autre part, la cour d’appel avait violé l’article 1644 du code civil en condamnant le notaire et l’agent immobilier à verser 10 % des sommes mises à la charge du vendeur, en ce compris la partie du prix restituée à l’acquéreur. La Cour de cassation rappelle sur ce point que « la restitution du prix de vente, à laquelle un vendeur est condamné à la suite de la réduction prévue à l’article 1644 du code civil, ne constitue pas par elle-même un préjudice indemnisable ouvrant droit à réparation au profit de l’acquéreur ». La cour d’appel de renvoi a de nouveau condamné le vendeur au paiement du coût des travaux de destruction et de reconstruction, et le notaire et l’agent immobilier à en supporter 10 % de la charge, sans prévoir toutefois de restitution d’une partie du prix de vente. Le pourvoi formé par les différents responsables est rejeté par la troisième chambre civile le 30 janvier 2020 aux motifs que, « lorsque l’immeuble vendu est atteint de vices cachés nécessitant sa démolition, l’acquéreur qui a choisi de le conserver sans restitution de tout ou partie du prix de vente est fondé à obtenir du vendeur de mauvaise foi des dommages et intérêts équivalant au coût de sa démolition et de sa reconstruction ».

L’article 1641 du code civil oblige le vendeur à garantir l’acheteur contre les vices cachés de la chose vendue. Il s’agit là d’un prolongement de l’obligation de délivrance (C. civ., art. 1604) : non seulement le vendeur doit vendre un bien conforme aux stipulations contractuelles, mais ce bien doit en outre être apte à l’usage auquel on le destine. Cette garantie ne joue que pour les vices cachés : l’acquéreur qui constate des vices apparents dispose de l’action en non-conformité, pour inexécution de l’obligation de délivrance. La mise en œuvre de la garantie contre les vices cachés suppose l’existence d’un défaut, rendant la chose impropre à sa destination, caché et antérieur à la vente (C. civ., art. 1642 ; v. par ex. Civ. 3e, 30 janv. 2008, n° 07-10.133 : « Au moment de la passation de l’acte authentique, les acquéreurs avaient été informés de la présence des termites et qu’ils avaient acquis un bien dont l’état parasitaire positif, porté à leur connaissance par le notaire, ne leur laissait aucun doute sur l’infestation de la majorité des éléments en bois, la cour d’appel en a déduit à bon droit qu’ils n’étaient pas fondés à invoquer la garantie des vices cachés », Dalloz actualité, 12 févr. 2008, obs. S. de la Touanne ; D. 2008. 546 image ; ibid. 2390, obs. F. G. Trébulle image). L’existence d’un vice caché ne soulevait pas de problème particulier dans l’arrêt commenté, lequel se focalise sur la question des...

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Feu la « signification faite au parquet » des actes destinés à des personnes résidant à l’étranger

Lorsqu’elle est accomplie à destination d’une personne résidant à l’étranger, la notification faite sur support papier est bien souvent plus longue et périlleuse que la notification faite à une personne résidant en France. Cela est particulièrement vrai lorsque la notification s’opère en vertu du droit commun des notifications internationales prévu par le code de procédure civile (dont il faut distinguer les notifications soumises à des conventions internationales et celles soumises au droit de l’Union européenne) : alors, l’acte est remis au parquet puis chemine via différents acteurs jusqu’à parvenir idéalement à son destinataire (pour une identification précise de ces acteurs, v. la version consolidée de la circulaire CIV/20/05 du 1er févr. 2006, p. 6 s.). Dès lors, de quel moment précis dater la notification, spécialement afin de faire courir certains délais à l’encontre du destinataire de l’acte ? Faut-il prendre en compte la remise de l’acte au parquet, première étape du processus qu’est la notification internationale de droit commun ? Faut-il au contraire s’attacher à la remise de l’acte au destinataire, qui peut constituer la dernière étape de ce processus ? Ou bien encore une étape intermédiaire doit-elle être retenue ? Schématiquement, plus la date sélectionnée se rapprochera de celle à laquelle le destinataire a effectivement eu connaissance de l’acte, plus ce dernier sera protégé ; plus elle s’en éloignera, plus les intérêts de celui qui fait procéder à la notification seront préservés.

Longtemps, la solution la plus sévère à l’égard du destinataire de l’acte a été retenue. Ainsi, sous l’empire de l’ancien code de procédure civile, la date de la remise de l’acte au parquet par l’huissier de justice était prise en compte, qui était parfois éloignée de plusieurs années de la réception de l’acte par son destinataire : « injustice, extravagance, absurdité, seule la courtoisie retenait les auteurs d’exprimer en termes plus véhéments la réprobation que suscitait l’application de l’article 69, 10°, du code de procédure civile » (J  Normand, La délivrance des actes à l’étranger et les délais de distance dans le décret n° 65-1006 du 26 nov. 1965, RCDIP 1966. 387 s., spéc. p. 388). En dépit de ces critiques virulentes, durant une longue période, la solution fut maintenue sous l’empire du nouveau code de procédure, en application de son article 684. Précisément, dans l’affaire soumise à la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 30 janvier 2020, elle fut appliquée par les juges de fond.

En l’espèce, une société était assignée devant le tribunal de grande instance de Nanterre en contrefaçon de droit d’auteur et concurrence déloyale. Triomphant en première instance, le défendeur prit l’initiative de notifier le jugement rendu aux deux sociétés ayant succombé. Le siège de l’une d’elles se situant à l’étranger (à Taïwan, pays avec lequel la France n’est pas liée par une convention relative à la notification), l’acte fut remis au parquet le 21 septembre 2016, en vue de sa notification, en application de l’article 684 du code de procédure civile. Ayant eu connaissance de la décision à une date dont on ignore tout à la lecture de l’arrêt, son destinataire interjeta appel plusieurs mois après la remise de l’acte au parquet, le 20 juin 2017. Le 27 décembre de la même année, un appel provoqué fut formé par la seconde société succombante. Trop tardivement, pour le conseiller de la mise en état : le 22 février 2018, il les déclara irrecevables en leurs appels. Un déféré fut formé contre cette ordonnance ; il fut rejeté par la cour d’appel de Versailles, dans un arrêt du 26 juin 2018. Or, ce rejet est fondé sur la date de la notification à prendre en compte, pour ce qui concerne le destinataire de l’acte résidant à l’étranger. Pour la cour d’appel, la date qui devait être prise en compte était celle de la signification régulièrement faite au parquet et non celle de la remise à l’intéressé d’une copie de l’acte par les autorités étrangères, si bien que le délai d’appel devait être considéré comme écoulé au jour où l’appel principal a été effectivement interjeté. La Cour de cassation désapprouve nettement les juges du fond : au visa de l’article 684 du code de procédure civile dans sa rédaction antérieure au décret n° 2017-892 du 6 mai 2017 alors applicable aux faits de l’espèce, elle casse l’arrêt d’appel pour violation de la loi car, « en application de ce texte, la date à laquelle est effectuée la remise à parquet de la décision à notifier ne constitue pas le point de départ du délai pour interjeter appel de cette décision ».

En vérité, cette solution n’est pas tout à fait surprenante. Elle s’inscrit dans le prolongement des changements initiés par le décret n° 2005-1678 du 28 décembre 2005 relatif à la procédure civile, à certaines procédures d’exécution et à la procédure de changement de nom. En vertu de ce décret, d’une part, l’expression de signification « faite au parquet » a été supprimée de l’article 684 du code de procédure civile, laissant entendre qu’il n’était plus question de considérer que, fictivement, la notification se terminait et devait prendre date lors de la remise de l’acte au parquet ; d’autre part, ce même texte a créé un article 647-1 dans le même code précisant que la date de notification d’un acte judiciaire à l’étranger est « à l’égard de celui qui y procède, la date d’expédition de l’acte par l’huissier de justice ou le greffe, ou, à défaut, la date de réception par le parquet compétent », laissant ouverte la possibilité qu’à l’égard du destinataire de l’acte, une date différente puisse être prise en compte. Il revint alors à la Cour de cassation de parachever l’évolution. Dans un arrêt de la première chambre civile rendu le 23 juin 2011, s’agissant d’une notification internationale effectuée selon les modalités de la Convention de La Haye du 15 novembre 1965 relative à la signification et la notification à l’étranger des actes judiciaires et extrajudiciaires en matière civile ou commerciale, il fut précisé que la date de la signification d’un arrêt à l’adresse indiquée dans celui-ci « est, à l’égard de son destinataire, celle à laquelle l’autorité étrangère compétente lui a remis l’acte ; que, lorsque cet acte n’a pu lui être remis, la signification est réputée faite à la date à laquelle l’autorité étrangère compétente a tenté de remettre l’acte ou, lorsque cette date n’est pas connue, à celle à laquelle l’autorité étrangère a avisé l’autorité française » (Civ. 1re, 23 juin 2011, n° 09-11.066 P ; D. 2011. 1831 image ; ibid. 2140, chron. B. Vassallo et C. Creton image ; Rev. crit. DIP 2012. 102, note F. Cornette image). La solution semblait transposable à une notification effectuée selon les modalités du droit commun des notifications internationales car, la Convention de La Haye du 15 novembre 1965 ne prévoyant pas de règle concernant la date des notifications internationales, c’est déjà le droit commun que l’on appliquait sur ce point et rien dans celui-ci n’invitait à distinguer selon que la notification ait été effectuée au titre du droit commun ou au titre d’une convention internationale (en ce sens, v. F. Cornette, note préc.). Par la suite, plusieurs arrêts s’inscrivirent dans cette lignée, l’un relatif à une notification effectuée en application de la Convention de La Haye du 1er mars 1954 relative à la procédure civile (Civ. 1re, 18 déc. 2014, n° 13-25.745, Bull. civ. I, n° 214 ; rappr. Civ. 1re, 24 juin 2015, n° 14-21.382, Bull. civ. I, n° 155 ; Dalloz actualité, 23 juill. 2015, obs. M. Kebir), l’autre concernant une notification réalisée en application de l’article 684, alinéa 2, du code de procédure civile, c’est-à-dire à la notification d’un acte destiné à un État étranger, à un agent diplomatique étranger en France ou à tout autre bénéficiaire de l’immunité de juridiction (Civ. 2e, 2 juin 2016, n° 14-11.576, Bull. civ. II, n° 147 ; Dalloz actualité, 21 juin 2016, obs. F. Mélin ; D. 2016. 1261 image ; ibid. 1886, chron. H. Adida-Canac, T. Vasseur, E. de Leiris, G. Hénon, N. Palle, O. Becuwe et N. Touati image ; Gaz. Pal. 2016, n° 29, p. 71, obs. E. Piwnica). Toutefois, par la suite, la première chambre civile précisa sa position et vint troubler la ligne claire qui se dessinait jusqu’alors, n’excluant pas la prise en compte de la date de la remise de l’acte au parquet. Dans deux arrêts rendus le même jour, elle affirma en effet qu’« à l’égard des parties domiciliées à l’étranger, le délai de pourvoi de deux mois augmenté de deux mois court du jour de la remise régulièrement faite au parquet et non de la date de la remise aux intéressés d’une copie de l’acte par les autorités étrangères, sauf dans les cas où un règlement communautaire ou un traité international autorise l’huissier de justice ou le greffe à transmettre directement cet acte à son destinataire ou à une autorité compétente de l’État de destination » (Civ. 1re, 10 oct. 2018, nos 17-14.401 et 16-19.430, Dalloz actualité, 24 oct. 2018, obs. F. Mélin ; D. 2019. 1956, obs. L. d’Avout, S. Bollée et E. Farnoux image ; RDSS 2018. 1105, obs. J. Peigné image ; Rev. prat. rec. 2020. 29, chron. F. Rocheteau image).

En indiquant très nettement dans son arrêt du 30 janvier 2020 que « la date à laquelle est effectuée la remise à parquet de la décision à notifier ne constitue pas le point de départ du délai pour interjeter appel de cette décision », la deuxième chambre civile s’oppose à une telle distinction : y compris lorsque le droit commun des notifications internationales s’applique (comme en l’espèce), la date de la notification ne peut plus être celle de la remise de l’acte au parquet et l’on peut raisonnablement penser que la solution vaut pour tout type de délai de recours. En cela, toutes les conséquences sont tirées de la suppression par le législateur, en 2005, de l’expression de signification « faite au parquet » : la notification internationale est pleinement considérée comme une action qui se déploie dans le temps et dans l’espace jusqu’à ce qu’elle se termine sur le territoire de l’État de destination et on ne la réduit plus par une fiction à sa toute première étape qu’est la remise de l’acte au parquet (sur cette évolution, v. not. S. Jobert, L’organisation de la connaissance des actes du procès civil, LGDJ, 2019, nos 437  s., p. 360 s.). D’un point de vue notionnel, la solution est donc heureuse. Mais elle l’est également du point de vue de la protection des intérêts du destinataire de l’acte. De longue date, les travers de la prise en compte de la date de remise de l’acte au parquet ont été dénoncés, tant il est contestable qu’un délai puisse courir à l’encontre du destinataire d’un acte à un instant souvent très éloigné de la date à laquelle il en aura effectivement connaissance. Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme n’a de cesse d’affirmer depuis un arrêt Miragall Escolano relatif à la question du point de départ des délais que « le droit d’action ou de recours doit s’exercer à partir du moment où les intéressés peuvent effectivement connaître les décisions judiciaires qui leur imposent une charge ou pourraient porter atteinte à leurs droits ou intérêts légitimes » (CEDH 25 janv. 2000, Miragall Escolano et autres c. Espagne, req. n° 38366/97, § 37 ; RFDA 2001. 1250, chron. H. Labayle et F. Sudre image). On peut penser que, sur ce fondement, l’application du droit antérieur français aurait pu être condamnée (S. Jobert, op. cit., n° 442, p. 363-364).

Tout au plus peut-on regretter que l’arrêt rendu par la deuxième chambre civile se borne, négativement, à indiquer en des termes généraux ce qui ne constitue pas le point de départ du délai. Positivement, il aurait été intéressant de connaître concrètement les étapes de la notification en l’espèce et d’avoir quelques indications générales sur le point de départ du délai d’appel à retenir. Rien de tel ici : il ressort seulement de la décision de la cour d’appel qu’il y a eu « remise à l’intéressé d’une copie de l’acte par les autorités étrangères ». Cela laisse quelques questions sans réponse : quelle a été précisément la forme de cette remise ? Est-ce d’elle qu’il faut dater la notification pour la Cour de cassation ? Or ce sont sur ces points que les difficultés vont se focaliser à l’avenir. En effet, le visa ne doit pas tromper : viser l’article 684 du code de procédure civile dans sa rédaction antérieure au décret n° 2017-892 du 6 mai 2017 ne signifie pas que, depuis, la date de la remise de l’acte au parquet est de nouveau prise en compte. Tout au contraire : depuis le décret n° 2019-402 du 3 mai 2019 portant diverses mesures relatives à la communication électronique en matière civile et à la notification des actes à l’étranger, le législateur est venu indiquer plus clairement quelle date de la notification prendre en compte à l’égard du destinataire (répondant ainsi au vœu formulé par Mme Cornette dans sa thèse dès 2011 et s’inspirant en partie de la proposition d’article qu’elle y formulait ; v. F. Cornette, La notification internationale des actes, BoD, 2016, n° 606, p. 378), et la date de la remise au parquet n’est pas mentionnée. Ainsi, en vertu de l’article 687-2 du code de procédure civile. :

« La date de notification d’un acte judiciaire ou extrajudiciaire à l’étranger est, sans préjudice des dispositions de l’article 687-1, à l’égard de celui à qui elle est faite, la date à laquelle l’acte lui est remis ou valablement notifié.

Lorsque l’acte n’a pu être remis ou notifié à son destinataire, la notification est réputée avoir été effectuée à la date à laquelle l’autorité étrangère compétente ou le représentant consulaire ou diplomatique français a tenté de remettre ou notifier l’acte, ou lorsque cette date n’est pas connue, celle à laquelle l’une de ces autorités a avisé l’autorité française requérante de l’impossibilité de notifier l’acte.

Lorsqu’aucune attestation décrivant l’exécution de la demande n’a pu être obtenue des autorités étrangères compétentes, nonobstant les démarches effectuées auprès de celles-ci, la notification est réputée avoir été effectuée à la date à laquelle l’acte leur a été envoyé ».

De la sorte, bien qu’en application de l’alinéa 3 de cet article, une notification pourra semble-t-il être datée d’un moment proche de la remise de l’acte au parquet, ce ne sera que faute de mieux et, en toute hypothèse, la date de la notification sera désormais variable, au gré des diligences qui auront été accomplies pour faire connaître l’acte à son destinataire et dont on aura gardé la trace. Ainsi, de façon générale, se manifeste la tendance du droit contemporain à prendre en compte davantage la réalité de la connaissance de l’acte par son destinataire (S. Jobert, op. cit., spéc. n° 787, p. 605-606). Plus spécialement, il se confirme que la « signification faite au parquet » a fait son temps.

Chronique d’arbitrage : l’assemblée plénière fait de l’arbitrage sans le savoir

Au-delà de cette décision, il est difficile de passer à côté de l’arrêt rendu le 18 février 2020 par la cour d’appel de La Haye dans l’affaire Loukos. Condamnant la Fédération de Russie à payer 50 milliards de dollars aux actionnaires de cet ancien groupe pétrolier par un tribunal arbitral, la sentence avait été annulée devant le tribunal du district de La Haye. La décision a été réformée par la cour d’appel et la sentence réhabilitée. La discussion portait en particulier sur la compétence du tribunal arbitral pour trancher le litige, un doute existant sur l’applicabilité du traité sur la charte de l’énergie à la Russie. C’est donc une réponse positive qui est donnée, dans l’attente d’un éventuel pourvoi (l’arrêt étant en néerlandais, nous ne nous hasarderons pas à le commenter). On signalera également que le premier arrêt de la CICAP relatif à un recours en annulation a été rendu (Paris, 7 janv. 2020, n° 19/07260, République Démocratique du Congo c. Divine Inspiration) et que la frégate l’Hermione pourrait ne pas avoir la chance de faire l’objet d’un arbitrage (Poitiers, 21 janv. 2020, n° 19/01458, l’Hermione).

Action extracontractuelle et arbitrage

La question des liens entre arbitrage et action extracontractuelle fait l’objet d’une jurisprudence foisonnante (v. J. Jourdan-Marques, Action extracontractuelle et arbitrage, Rev. arb. 2019. 685). Deux situations différentes peuvent être à l’origine des interrogations : d’une part, entre deux parties à un contrat, il est possible que des actions contractuelles et extracontractuelles se cumulent ; d’autre part, un tiers au contrat peut exercer une action présentant un lien avec celui-ci. C’est ce second cas de figure qui se retrouve au cœur de l’arrêt rendu par l’assemblée plénière le 13 janvier 2020 (Cass., ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963, QBE Insurance c. Sucrerie de Bois rouge, Dalloz actualité, 24 janv. 2020, obs. J.-D. Pellier ; D. 2020. 416, et les obs. image, note J.-S. Borghetti image ; ibid. 353, obs. M. Mekki image ; ibid. 394, point de vue M. Bacache image ; AJ contrat 2020. 80 image, obs. M. Latina image ; Gaz. Pal. 2020, n° 5, p. 15, obs. D. Houtcieff).

Les faits sont relativement simples. La société Industrielle sucrière de Bourbon, devenue la société Sucrerie de Bois rouge (la société de Bois rouge), et la société Sucrière de la Réunion (la société Sucrière) ont conclu un protocole aux fins de concentrer le traitement industriel de la production cannière de l’île de la Réunion sur deux usines, celle de Bois rouge appartenant à la société de Bois rouge et celle du Gol appartenant à la société Sucrière. Elles ont par ailleurs conclu une convention d’assistance mutuelle en période de campagne sucrière entre les deux usines de Bois rouge et du Gol « en cas d’arrêt accidentel prolongé de l’une des usines ». Un incendie s’est déclaré dans une usine électrique de la centrale thermique exploitée par la société Compagnie thermique de Bois rouge (la Compagnie thermique) qui alimentait en énergie l’usine de Bois rouge, entraînant la fermeture de cette usine pendant quatre semaines. L’usine du Gol a assuré une partie du traitement de la canne qui aurait dû l’être par l’usine de Bois rouge. La société QBE, assureur de la société Sucrière, ayant indemnisé son assuré de ses pertes d’exploitation, a, dans l’exercice de son action subrogatoire, saisi un tribunal à l’effet d’obtenir la condamnation de la Compagnie thermique à lui rembourser l’indemnité versée.

Dans le cadre de cette action, le demandeur se prévalait d’un manquement contractuel de la Compagnie thermique au soutien de son action extracontractuelle. À l’occasion de cet arrêt, la question du maintien de la très fameuse jurisprudence Bootshop était posée (Cass., ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255, Bull. ass. plén., n° 9 ; D. 2006. 2825, obs. I. Gallmeister image, note G. Viney image ; ibid. 2007. 1827, obs. L. Rozès image ; ibid. 2897, obs. P. Brun et P. Jourdain image ; ibid. 2966, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson image ; AJDI 2007. 295 image, obs. N. Damas image ; RDI 2006. 504, obs. P. Malinvaud image ; RTD civ. 2007. 61, obs. P. Deumier image ; ibid. 115, obs. J. Mestre et B. Fages image ; ibid. 123, obs. P. Jourdain image ; JCP 2006. II. 10181, avis A. Gariazzo et note M. Billiau ; ibid. 2007. I. 185, n° 4, obs. P. Stoffel-Munck ; CCC 2007, n° 63, obs. L. Leveneur). La Cour de cassation confirme cette jurisprudence en énonçant dans une formule dépourvue d’ambiguïté que « le tiers au contrat qui établit un lien de causalité entre un manquement contractuel et le dommage qu’il subit n’est pas tenu de démontrer une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte de ce manquement ». Elle casse l’arrêt d’appel au motif « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage, la cour d’appel, qui a constaté la défaillance de la Compagnie thermique dans l’exécution de son contrat de fourniture d’énergie à l’usine de Bois rouge pendant quatre semaines et le dommage qui en était résulté pour la société Sucrière, victime de l’arrêt de cette usine, n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations ».

Si la solution est d’envergure pour les spécialistes du droit des obligations, dans quelle mesure intéresse-t-elle les arbitragistes ? À première vue, aucunement. Toutefois, une analyse un peu plus approfondie de la décision permet d’en tirer des conséquences en droit de l’arbitrage. En effet, la relation contractuelle unissant la Compagnie thermique à la société de Bois rouge contenait une clause compromissoire. Dans l’instance d’appel, la Compagnie thermique avait tenté d’opposer à l’assureur cette clause (Saint-Denis, 5 avr. 2017, n° 15/00876, QBE Insurance c. Sucrerie de Bois rouge). La cour s’y opposa, dans une formule éclairante : « l’action du tiers au contrat est ainsi soumise à un régime propre et la clause limitative de responsabilité ou les clauses compromissoires contenues au contrat ne peuvent lui être valablement opposées ».

Ainsi, l’enjeu du litige n’est pas seulement de déterminer la faculté du tiers à se prévaloir d’un manquement contractuel dans le cadre de son action extracontractuelle. Il est également de se positionner sur la question de l’opposabilité des clauses contractuelles au tiers, au premier rang desquelles la clause compromissoire. L’avis de l’avocat général dans cette affaire met en relief cette problématique. Celui-ci reprend la solution de l’article 1234, alinéa 2, du projet de réforme de la responsabilité civile du 23 mars 2017. Il propose d’autoriser le demandeur à établir que le seul manquement contractuel lui a causé un dommage, à la condition de respecter les conditions et limites de la responsabilité prévues au contrat (J.-R. de la Tour, avis ss Cass., ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963, préc.). Autrement dit, si le demandeur peut établir une faute extracontractuelle en apportant la preuve d’un manquement contractuel, c’est à la condition d’accepter de se voir opposer les clauses contractuelles. Cette solution n’est pourtant pas retenue par la Cour. Contrairement à l’avis de son avocat général, elle confirme – implicitement du moins – la position avantageuse dans laquelle se trouve le tiers, lequel peut se prévaloir du manquement contractuel sans se voir opposer les clauses. La formule sibylline selon laquelle « il importe de ne pas entraver l’indemnisation de ce dommage » pourrait d’ailleurs refléter cette approche. Dès lors, la solution de la cour d’appel tendant à écarter la clause compromissoire est confortée.

Il faudra être vigilant à la confirmation d’une telle solution. Devant la cour d’appel, l’incompétence des juridictions étatiques au profit des juridictions arbitrales était soulevée. Malheureusement, comme souvent, le principe compétence-compétence n’était pas invoqué au soutien de cette exception. L’articulation entre les deux principes peut être discutée. Faut-il faire primer la solution de l’assemblée plénière et écarter la clause compromissoire ou privilégier le principe compétence-compétence et renvoyer à l’arbitre pour qu’il statue prioritairement sur sa compétence ? En faveur de la première solution, deux approches sont envisageables. D’une part, comme en droit du travail interne, écarter purement et simplement le principe compétence-compétence (Soc. 30 nov. 2011, nos 11-12.905 et 11-12.906, D. 2011. 3002 image ; ibid. 2012. 2991, obs. T. Clay image ; Dr. soc. 2012. 309, obs. B. Gauriau image ; RTD com. 2012. 351, obs. A. Constantin image ; ibid. 528, obs. E. Loquin image ; Rev. arb., 2012 [1re décis.], p. 333, note M. Boucaron-Nardetto ; JCP G 2012. 843, § 2, obs. C. Seraglini ; ibid. 2011. 2518, obs. N. Dedessus-Le-Moustier ; JCP S 2012, n° 5, p. 42, note S. Brissy ; Procédures 2012. Comm. 42, obs. L. Weiller ; ibid. 2012. Comm. 75, obs. A. Bugada ; RDC 2012. 539, note X. Boucobza et Y.-M. Serinet). Toutefois, l’hypothèse est radicale et l’on voit mal ce qui justifierait de l’étendre au tiers. D’autre part, il est possible de voir dans la solution de l’assemblée plénière un cas d’inapplicabilité manifeste de la clause. Le principe compétence-compétence est préservé, mais le tiers peut se prévaloir de l’exception prévue à l’article 1448 du code de procédure civile pour soumettre son litige directement aux juridictions judiciaires.

Simples en apparence, aucune de ces approches n’est satisfaisante. Deux raisons peuvent au moins être avancées. D’abord, il est difficilement explicable qu’un tiers se prévalant d’un manquement contractuel dans le cadre d’une action extracontractuelle puisse bénéficier d’un régime plus favorable que des tiers dans des situations proches. Par exemple, dans un arrêt récent, la Cour de cassation a retenu que l’action directe d’une victime contre l’assureur du responsable était soumise à la clause contenue dans le contrat d’assurance (Civ. 1re, 19 déc. 2018, n° 17-28.951, Dalloz actualité, 28 févr. 2019, obs. V. Chantebout ; ibid., 6 mars 2019, obs. J. Jourdan-Marques ; DMF 2019, n° 810, p. 114, obs. P. Delebecque ; RGDA 2019, n° 2, p. 39, note R. Schulz ; Gaz. Pal. 2019, n° 11, p. 34, obs. D. Bensaude). On peut évidemment objecter que la nature de l’action a une incidence sur la solution. Il n’en demeure pas moins que l’action directe, supposément instaurée au bénéfice du tiers, devient une contrainte par rapport à celui qui n’en bénéficie pas. Ensuite, et plus fondamentalement, une telle solution se heurte à la diversité des cas de figure dès lors que le litige est international, ce qui conduit à rechercher la loi applicable à l’action. Une discrimination entre les actions de tiers soumises à la loi française et celles soumises à une loi étrangère pourrait apparaître.

Dès lors, il est préférable de retenir la seconde solution, à savoir donner effet au principe compétence-compétence et renvoyer à l’arbitre les questions de compétence. En effet, dès lors qu’un tiers agit contre une partie à un contrat en se prévalant d’une violation contractuelle, l’action présente un lien avec la clause compromissoire et la compétence doit être tranchée prioritairement par l’arbitre (v. J. Jourdan-Marques, Action extracontractuelle et arbitrage, art. préc., nos 20 s.). Ce n’est pourtant pas la voie dans laquelle semble s’engager la Cour de cassation, et on peut regretter que le régime de la clause compromissoire soit sacrifié.

La clause compromissoire

La notion de clause compromissoire

La clause compromissoire doit être rédigée avec soin, faute de quoi elle sera inefficace, voire pathologique. On retrouve régulièrement dans les contrats des clauses selon lesquelles les parties contractantes doivent se consulter pour examiner l’opportunité de soumettre leur différend à un arbitrage ou pour refuser l’arbitrage. Cette clause est doublement inefficace. D’une part, elle n’est pas une clause compromissoire et n’impose aucunement de recourir à l’arbitrage. D’autre part, elle n’institue même pas un préalable obligatoire à la saisine du juge, dont le non-respect entraînerait l’irrecevabilité de la demande, à l’image de ce qui est prévu pour la clause de conciliation préalable (Bordeaux, 23 janv. 2020, n° 16/02240, Hôtel Merle).

Les effets de la clause compromissoire

Le principe compétence-compétence

Dans la lignée de l’arrêt d’assemblée plénière du 13 janvier 2020, et comme à chaque livraison de cette chronique, on perçoit la difficulté d’appropriation du principe compétence-compétence par les praticiens non spécialisés. D’abord, on peut regretter que l’article 1448 du code de procédure civile ne soit pas systématiquement invoqué par l’auteur de l’exception d’incompétence. Ensuite, les juridictions commerciales ont tendance à refuser de faire droit à l’exception d’incompétence, en violation du droit positif. Enfin, quand bien même l’appel permet souvent d’y remédier, c’est le plus souvent au prix d’approximations, le juge ayant une tendance à forte à trancher positivement la question de la compétence arbitrale.

Ceci étant, il n’est pas non plus rare de tomber sur une application scrupuleuse du principe. Un bel exemple est donné par la cour d’appel d’Aix (Aix-en-Provence, 16 janv. 2020, n° 19/06759, Patri Invest). Plusieurs actes de cession avaient été conclus, lesquels comportaient une clause compromissoire identique. Pour renvoyer au tribunal arbitral, la cour constate sobrement que « le tribunal de commerce de Nice ne pouvait statuer sur sa compétence en appréciant les clauses compromissoires par rapport à la nature délictuelle des demandes des parties, à l’étendue de la saisine du tribunal arbitral déjà saisi et au lien avec les procédures de sauvegarde, et ainsi statuer sur la compétence ou l’incompétence du tribunal arbitral ». Le raisonnement est simple et efficace : la clause compromissoire interdit au juge judiciaire, même en présence d’une action délictuelle, de se prononcer sur la compétence, en particulier lorsque le tribunal est déjà saisi, et impose de renvoyer aux arbitres.

Un autre exemple est offert par la cour d’appel de Toulouse (Toulouse, 8 janv. 2020, n° 18/01609, Airbus). Pour s’opposer à l’application de la clause, le demandeur ayant saisi les juridictions commerciales arguait que « l’inapplicabilité manifeste d’une clause d’arbitrage doit s’apprécier à l’aune de la commune intention des parties, l’inapplicabilité étant manifeste en cas d’absence de nécessité d’un examen approfondi de leurs relations contractuelles ». Il y avait de quoi rester perplexe face à cette argumentation. La cour y répond de façon parfaitement rigoureuse en décidant qu’« il ne peut être sérieusement soutenu que sans qu’il soit nécessaire de se livrer à un examen approfondi des relations contractuelles, la volonté des parties était manifestement d’exclure son application dans le cadre d’un litige concernant l’exigibilité des commissions ». Elle renvoie les parties à mieux se pourvoir en se limitant à considérer que la clause n’est pas manifestement inapplicable, et donc sans se prononcer sur l’applicabilité de la clause.

Ces exemples sont malheureusement trop rares. Le juge est souvent tenté de trancher la question de la compétence pour asseoir son incompétence. Dans un arrêt du 6 février 2020, la cour d’appel d’Aix-en-Provence avait à se prononcer sur l’action exercée par un consultant dans le milieu aéronautique (Aix-en-Provence, 6 févr. 2020, n° 19/14154, Airbus Helicopters). Une exception d’incompétence avait été soulevée par le défendeur devant le tribunal de commerce saisi de l’action. En première instance, l’exception avait été rejetée au motif que « la résiliation des contrats entraîne l’extinction de l’ensemble des dispositions prévues par lesdits contrats et que par conséquent [le défendeur] ne peut donc se prévaloir des conditions prévues par les clauses compromissoires desdits contrats ». La motivation était doublement fantaisiste, en ce qu’elle faisait échec cumulativement au principe compétence-compétence (C. pr. civ., art. 1448) et au principe d’indépendance matérielle de la clause compromissoire (C. pr. civ., art. 1447). C’est tout naturellement que la cour d’appel corrige l’erreur du juge consulaire, mais uniquement partiellement. Sur l’indépendance de la clause, le demandeur ne faisait plus état de la résiliation du contrat principal, mais de sa novation. La question de l’effet d’une novation sur une convention d’arbitrage est d’une particulière complexité (C. Seraglini et J. Ortscheidt, Droit de l’arbitrage interne et international, 2e éd., Lextenso éditions/Montchrestien, coll. « Domat, Droit privé », 2019, n° 78 ; P. Ancel, Arbitrage et novation, Rev. arb. 2002. 3). Le moyen est ici écarté. Toutefois, la cour ne respecte pas le principe compétence-compétence dans sa pureté. En effet, pour renvoyer les parties à l’arbitrage, elle constate, premièrement, qu’« il ne ressort aucunement de ce document une volonté de nover de la société appelante, la lettre de résiliation ne pouvant être considérée comme une volonté d’effectuer une novation », et, deuxièmement, que « les clauses insérées dans les deux contrats sont applicables et notamment celles relatives aux clauses compromissoires précitées ». Par conséquent, la cour a déjà tranché la question de la compétence arbitrale, privant l’arbitre de sa priorité.

Un autre exemple est donné par la cour d’appel de Paris – dans une chambre non spécialisée (Paris, 5 févr. 2020, n° 19/11015, Euro Disney). En première instance, l’exception d’incompétence avait été écartée. Le jugement est infirmé et les parties sont renvoyées à mieux se pourvoir. Si la solution finale est satisfaisante, le raisonnement pour y aboutir contient des d’approximations. D’une part, la cour ne se limite pas à un examen du caractère manifestement nul ou inapplicable de la clause et se prononce directement sur son applicabilité au litige. D’autre part, alors que le régime de la clause compromissoire est prévu par l’article 2061 du code civil, la cour se fonde sur les articles 1103 et 1104 du code civil pour établir la validité de la clause. Une fois de plus, la solution manque de rigueur.

Enfin, il faut faire état d’une affaire un peu particulière, car elle s’inscrit dans la lignée d’une jurisprudence discutable de la Cour de cassation (Poitiers, 21 janv. 2020, n° 19/01458, préc.). Le litige porte sur la reconstruction de la frégate « l’Hermione » et oppose l’association portant ce projet et l’entrepreneur chargé de la fabrication des « ensembles propulsifs pour navires ». L’arrêt est remarquable à deux titres. D’abord, il traite de la question, assez rare finalement, de l’activité professionnelle d’un signataire de la clause ; ensuite, il ouvre la discussion de son articulation avec le principe compétence-compétence.

Sur la première interrogation, l’article 2061 du code civil, dans sa version antérieure à la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du 21e siècle, énonçait que, « sous réserve des dispositions législatives particulières, la clause compromissoire est valable dans les contrats conclus à raison d’une activité professionnelle ». La formule était malheureuse, en ce qu’elle laissait en suspens une question : fallait-il que la clause soit conclue à raison de deux activités professionnelles, ou suffisait-il qu’une seule partie s’engage à ce titre (T. Clay, « Une erreur de codification dans le code civil : les dispositions sur l’arbitrage », in 1804-2004. Le code civil, un passé, un présent, un avenir, Dalloz, 2004, p. 693, spéc. nos 54 s. ; P. Fouchard, La laborieuse réforme de la clause compromissoire par la loi du 15 mai 2001, Rev. arb. 2001. 397) ? Assez logiquement, la Cour de cassation a tranché en faveur de la première solution, à l’occasion d’un litige relatif à la cession d’un fonds de commerce par des retraités (Civ. 1re, 29 févr. 2012, n° 11-12.782, D. 2012. 1312, obs. X. Delpech image, note A.-C. Rouaud image ; ibid. 2991, obs. T. Clay image ; Rev. arb. 2012. 359, note M. de Fontmichel ; JCP 2012. Act. 310, obs. J. Béguin ; JCP E 2012. 1314, note J. Monéger ; ibid. 2012. 1498, obs. J. Ortscheidt ; Procédures 2012, n° 4, p. 21, obs. L. Weiller ; LPA 2012, n° 102, p. 11, note V. Legrand ; ibid. n° 135, p. 7, note A.-S. Courdier-Cuisinier ; ibid. n° 187, p. 14, note E. Faivre). Dans l’espèce soumise à la cour d’appel de Poitiers, il s’agissait de savoir si l’association Hermione - La Fayette exerçait une activité professionnelle. Pour exclure cette qualification, elle énonce en particulier que « le projet à vocation historique de l’association est la reconstruction d’une frégate ancienne. Cette association n’est pas un professionnel de la construction maritime ni de la propulsion motorisée des navires ». Sous toutes réserves, la solution semble conforme à l’article liminaire du code de la consommation.

Néanmoins, la Cour se hasarde ensuite sur le terrain de l’acceptation de la clause. Ce passage n’était pas indispensable, dès lors que la nullité était constatée, faute d’activité professionnelle d’une partie. Il l’était d’autant moins que la Cour retient la nullité de la clause au motif que les conditions générales n’ont pas été « annexées » à l’offre. Une telle motivation est insusceptible de caractériser une nullité de la clause. La clause compromissoire par référence est valable et il suffit que le contrat principal renvoie au document qui la contient (X. Boucobza, La clause compromissoire par référence en matière d’arbitrage international, Rev. arb. 1998. 495 ; B. Oppetit, La clause d’arbitrage par référence, Rev. arb. 1990. 551).

C’est en revanche sur la deuxième question que l’appréciation de la cour d’appel est discutable. Le principe compétence-compétence n’est pas évoqué par la cour – faute peut-être d’avoir été invoqué par les parties. Or le raisonnement tendant à déterminer si l’une des parties s’est engagée à la clause au titre d’une activité professionnelle ne devrait pas relever d’un cas d’inapplicabilité manifeste de la clause. Pour autant, il est difficile d’en vouloir à la cour d’appel de Poitiers. En effet, le (mauvais) exemple avait été montré par la Cour de cassation dans son arrêt du 29 février 2012. Cette erreur méthodologique avait d’ailleurs été signalée (T. Clay, note ss Civ. 1re, 29 févr. 2012, n° 11-12.782, préc. ; pour une approbation de la solution, v. M. de Fontmichel, note ss Civ. 1re, 29 févr. 2012, Rev. arb. 2012. 359, n° 7 ; pour une remise en cause plus générale de la rigueur du principe compétence-compétence, qui pourrait être particulièrement adaptée en ce genre de circonstances, v. J. Clavel, Le déni de justice économique dans l’arbitrage international. L’effet négatif du principe de compétence-compétence, thèse, ss la dir. de G. Khairallah, Paris 2, 2011, nos 331 s.). Au final, s’il est tout à fait envisageable que la clause ne soit pas valable, cette décision devrait revenir à prioritairement à l’arbitre, sous le contrôle du juge de l’annulation. On peut espérer un pourvoi sur cette question, afin de donner l’occasion à la Cour de cassation de se prononcer à nouveau sur la combinaison entre le principe compétence-compétence et l’examen de l’activité professionnelle d’une partie.

La désignation d’un arbitre par le juge d’appui

En cas de difficulté de constitution du tribunal arbitral, et à défaut d’institution chargée d’organiser la procédure, il revient au juge d’appui de procéder à la désignation. La seule exception est prévue à l’article 1455 du code de procédure civile, qui énonce que, « si la convention d’arbitrage est manifestement nulle ou manifestement inapplicable, le juge d’appui déclare n’y avoir lieu à désignation ». La caractérisation de cette nullité ou inapplicabilité manifeste ne peut résulter du comportement des parties. C’est ce que rappelle un arrêt, en retenant que la mauvaise volonté, la procrastination et la déloyauté ne sont pas suffisantes pour faire échec à la désignation d’un arbitre (Poitiers, 11 févr. 2020, n° 19/01756, Pharmacie du Géant Casino).

Le régime auquel la décision du juge d’appui est soumise dépend ensuite de la réponse apportée. L’article 1460, alinéa 3, du code de procédure civile prévoit que l’ordonnance n’est pas susceptible de recours en cas de désignation. En revanche, elle peut être frappée d’appel « lorsque le juge déclare n’y avoir lieu à désignation pour une des causes prévues à l’article 1455 ». Néanmoins, cette disposition ne prévoit pas le cas où le juge d’appui refuse de désigner l’arbitre pour un autre motif que ceux énumérés à l’article 1455. C’est ce qui s’est produit dans une espèce soumise à la cour d’appel de Paris (Paris, 12 févr. 2020, n° 19/04488, La Sécurité). Le juge d’appui avait refusé la désignation au motif que le demandeur ne justifiait d’aucun litige. Quelle est alors la voie de recours ouverte ? La cour reprend une solution bien ancrée en jurisprudence : l’appel étant fermé, un appel-nullité peut être formé pour faire sanctionner l’excès de pouvoir du juge (v. par ex. Civ. 1re, 13 déc. 2017, n° 16-22.131, Garoubé, D. 2018. 18 image ; ibid. 2448, obs. T. Clay image ; RTD com. 2019. 39, obs. E. Loquin image ; Cah. arb. 2017. 701, note H. Barbier ; Procédures 2018, n° 2, p. 18, obs. L. Weiller ; Gaz. Pal. 2018, n° 11, p. 21, obs. D. Bensaude ; Rev. arb. 2018. 370, note V. Chantebout ; JDI 2019. 627, note K. Mehtiyeva ; C. Seraglini et J. Ortscheidt, Droit de l’arbitrage interne et international, op. cit., n° 787). Logiquement, l’ordonnance refusant de désigner l’arbitre est annulée.

Les mesures provisoires étatiques en cas d’expiration du délai d’arbitrage

Le plus souvent, les questions relatives au délai d’arbitrage sont invoquées devant le juge du recours, l’une des parties reprochant à l’arbitre d’avoir rendu sa sentence hors délai. C’est donc une discussion relativement inédite à laquelle était confrontée la cour d’appel de Versailles, puisqu’elle devait trancher une difficulté relative à l’expiration du délai pour un arbitrage non terminé (Versailles, 16 janv. 2020, n° 19/04609). En effet, la cour était saisie d’une demande de mesure provisoire. L’article 1449 du code de procédure civile prévoit à cet égard que les juridictions judiciaires sont compétentes pour en connaître « tant que le tribunal n’est pas constitué ». L’argument du demandeur était de se prévaloir de l’expiration du délai d’arbitrage pour établir une compétence « retrouvée » du juge étatique. L’argument fait mouche, puisque la cour constate que le délai a expiré et qu’elle recouvre par conséquent sa compétence. En effet, malgré plusieurs prorogations consécutives, le tribunal arbitral avait laissé filer le délai. Cette erreur s’explique sans doute dans la croyance erronée que la désignation d’un expert est susceptible d’entraîner une suspension de l’instance. Néanmoins, cette possibilité offerte par l’article 1472 du code de procédure civile nécessite une décision du tribunal arbitral, laquelle faisait défaut. Dès lors, le juge constate l’expiration du délai et précise qu’il n’est pas « nécessaire qu’une décision du tribunal arbitral le constate expressément ».

À première vue, la décision est solide. Elle l’est d’autant plus que l’expiration du délai entraîne des conséquences limitées : elle permet, comme en l’espèce, au juge de prononcer des mesures provisoires ; en revanche, elle n’autorise pas le juge à se déclarer compétent sur le fond, l’expiration du délai n’entraînant pas l’anéantissement de la clause compromissoire (C. Seraglini et J. Ortscheidt, Droit de l’arbitrage interne et international, op. cit., n° 324). Cependant, il n’est pas impossible que le tribunal arbitral ait une perception différente de la situation. Rien n’exclut qu’il entende mener la procédure à son terme et rendre une sentence. Le recours en annulation conduira à discuter de nouveau de l’expiration du délai, avec le risque d’une décision contradictoire ! D’ailleurs, une éventuelle annulation de la sentence pourra donner lieu à une action en responsabilité contre les arbitres et à un nouvel examen du délai par un nouveau juge. Autrement dit, aucune de ces quatre décisions (juge des référés, tribunal arbitral, juge de l’annulation et juge de la responsabilité) n’a autorité de la chose jugée sur les autres. L’expiration du délai peut ainsi faire l’objet de discussions sans fin !

Clause compromissoire et arbitrage du bâtonnier

C’est une affaire résolument complexe qu’avait à résoudre la Cour de cassation dans sa décision du 15 janvier 2020 (Civ. 1re, 15 janv. 2020, n° 18-20.102, Fiacre La Bâtie Hoffman). L’arrêt est inédit, mais les questions posées sont essentielles. Un avocat au barreau du Val-de-Marne a conclu avec une société d’avocats inscrite au barreau de Paris une structure commune de moyens. Leur « convention d’exercice groupée » comportait une clause compromissoire stipulant, en cas de différend, la compétence ordinale du bâtonnier de Paris. Celle-ci n’a toutefois pas été signée. À l’occasion d’un litige, en 2005, chaque partie à la convention a saisi son propre bâtonnier. Puis… plus rien jusqu’en 2013. Finalement, le président du Conseil national des barreaux a désigné en 2014 le bâtonnier des Hauts-de-Seine comme tiers arbitre. Celui-ci a déclaré l’action prescrite.

Le raisonnement du bâtonnier est essentiel pour la compréhension de l’affaire. Il considère que, n’ayant pas été signée, la convention d’arbitrage n’est pas valable. Dès lors, la saisine du bâtonnier de Paris ne peut être assimilée à une citation en justice interruptive de prescription au sens de l’article 2244 (ancien) du code civil. En conséquence, la prescription est acquise. La cour d’appel valide en substance ce raisonnement (Versailles, 25 mai 2018, n° 16/05613) et le pourvoi est rejeté. La motivation ne convainc pourtant pas, à plusieurs titres.

D’abord, il est fait état du défaut de consentement des parties à la clause. Il n’est pas discuté que la convention d’exercice groupée contenait une clause compromissoire. Simplement, celle-ci n’a pas été signée. Afin de rechercher si les parties ont entendu s’y soumettre, le bâtonnier et la cour d’appel s’étaient logiquement attachés à leur comportement. Alors que la convention a fait l’objet d’une exécution continue par les parties – et que les demandes respectives sont fondées sur celle-ci – le bâtonnier considère qu’il en allait différemment de la clause compromissoire. En effet, en vertu de l’« autonomie juridique » de la clause, il conviendrait de rechercher une acceptation distincte. On s’étouffe. D’une part, ce n’est pas tant l’autonomie juridique que l’autonomie matérielle de la clause qui est concernée. D’autre part, cette autonomie vise justement à préserver la clause des vices pouvant affecter le contrat. Elle ne peut être utilisée pour exiger un consentement dissocié entre le contrat et la clause. À suivre un tel raisonnement, il faudrait exiger des parties une signature distincte entre le contrat et la clause. C’est pourtant une solution validée par la cour d’appel de Versailles. La Cour de cassation se retranche quant à elle derrière l’appréciation souveraine des juges du fond.

Ensuite, une fois qu’est constatée l’absence de clause compromissoire liant les parties, la question qui se pose est celle de l’effet interruptif de la prescription de la demande formée en 2005. Là encore, le raisonnement est discutable. Pour l’essentiel, la cour d’appel de Versailles valide le raisonnement du bâtonnier selon lequel « une demande d’arbitrage ne saurait être considérée comme interruptive de prescription et assimilée à une citation en justice que si elle intervient conformément à la clause compromissoire insérée dans le contrat et dans les formes prévues par le règlement d’arbitrage ». Or, faute de clause compromissoire, le demandeur a saisi une personne dépourvue de pouvoir juridictionnel et n’a donc pas interrompu la prescription. La Cour de cassation énonce, par un contrôle plein, que « la saisine [du bâtonnier] était dépourvue d’effet interruptif de prescription, faute d’être intervenue en exécution de la clause d’arbitrage stipulée au contrat qui, seule pouvait, alors, entraîner sa compétence ». Il ne faut absolument pas sous-estimer cette difficulté, dont les enjeux dépassent très largement ce litige. La question est simple : la saisine à tort d’une juridiction arbitrale interrompt-elle la prescription ? Le problème peut être envisagé sous plusieurs angles. Comme l’ont fait le bâtonnier, la cour d’appel et la Cour de cassation, on peut estimer que la demande adressée à une personne dépourvue de pouvoir juridictionnel n’est pas interruptive de prescription. La solution est séduisante. Elle est toutefois impraticable. À la suivre, il faudrait considérer que chaque fois que le tribunal arbitral se déclare incompétent, la prescription n’a pas été interrompue, en l’absence de saisine d’une juridiction par le demandeur. Pourquoi pas, diront certains. N’est-ce pas une bonne façon d’éviter les manœuvres dilatoires ? C’est cependant oublier que le principe compétence-compétence impose de faire constater par l’arbitre son incompétence avant de se présenter devant les juridictions étatiques. On ne peut sérieusement envisager que dans ces hypothèses, la saisine du tribunal arbitral ne soit pas interruptive de prescription. En conséquence, il n’est pas possible de faire autrement que de considérer qu’une demande en justice fondée sur une clause compromissoire défectueuse est bien une demande en justice au sens de l’article 2241, alinéa 1er, du code civil. À ce titre, la solution retenue nous paraît mal fondée.

Pour autant, le constat ne suffit pas à préserver la prétention du couperet de la prescription. En effet, il convient de s’assurer que la sentence d’incompétence n’a pas pour effet d’anéantir l’acte interruptif de prescription. Deux approches sont envisageables. Premièrement, on peut considérer que l’article 2241, alinéa 2, du code civil s’applique et qu’il s’agit d’une demande portée « devant une juridiction incompétente », préservant ainsi l’effet interruptif. Deuxièmement, on peut au contraire préférer l’article 2243 du code civil, tel qu’interprété par la jurisprudence (Civ. 2e, avis, 8 oct. 2015, n° 14-17.952 et Com. 26 janv. 2016, n° 14-17.952, D. 2016. 310 image ; Procédures 2016. Comm. 2, obs. H. Croze ; Procédures 2016, n° 5, p. 26, obs. B. Rolland ; Gaz. Pal. 2016, n° 14, p. 62, obs. N. Fricero ; JCP E 2016, n° 7, p. 37, note B. Brignon), qui considère que l’irrecevabilité d’une prétention anéantit l’effet interruptif de prescription. Assez simplement, il s’agit de savoir si l’arbitre qui rend une sentence d’incompétence se prononce, au sens du droit français, sur une exception de procédure ou une fin de non-recevoir. D’un point de vue théorique, la résolution de cette question est particulièrement complexe. Aucune des deux solutions n’est choquante, aucune n’est parfaitement satisfaisante. En revanche, d’un point de vue pratique, on ne peut envisager, pour les raisons évoquées auparavant, autre chose qu’un rattachement à l’alinéa 2 de l’article 2241 du code civil (sauf à supprimer l’art. 2243 C. civ., ce qui pourrait finalement être la solution la plus pertinente, v. J. Jourdan-Marques, Faut-il abroger l’article 2243 du code civil ?, Procédures 2016, n° 7, étude 7). En définitive, cette décision, si elle est juridiquement fort discutable, présente le mérite de mettre en lumière une difficulté rarement envisagée : celle de l’effet interruptif de la demande d’arbitrage.

L’arrêt révèle également la difficile articulation entre arbitrage du bâtonnier prévu par la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 et arbitrage du bâtonnier prévu par les parties. Selon l’avis n° 2010-032 du Conseil national des barreaux, «  le recours désormais obligatoire au bâtonnier rend par conséquent sans effet les clauses compromissoires pour les litiges non encore soumis à une juridiction à la date de publication du décret d’application de la loi de 2009  » (l’avis n’est pas accessible sur le site du Conseil national des barreaux, mais est reproduit dans l’arrêt de la cour d’appel de Versailles). Cette solution est problématique. On imagine mal la loi défaire la volonté des parties sans justifier d’un motif impérieux d’ordre public. D’ailleurs, dans un arrêt récent, la cour d’appel de Lyon a fait prévaloir la clause contractuelle sur l’arbitrage légal (Lyon, 11 avr. 2019, n° 18/05597, Dalloz actualité, 28 janv. 2020, obs. J. Jourdan-Marques). Une telle clause devrait, en toute rigueur, interdire que la mission du bâtonnier désigné soit déléguée et imposer l’application des articles 1491 et suivants du code de procédure civile pour l’exercice des recours contre la décision du bâtonnier-arbitre.

Les cas d’ouverture du recours contre la sentence

L’indépendance et l’impartialité de l’arbitre

Le devoir de révélation n’est pas l’alpha et l’oméga de l’obligation d’indépendance. Il est vrai que l’immense majorité du contentieux se cristallise désormais autour du caractère exhaustif de la déclaration. Il n’en demeure pas moins qu’une déclaration d’indépendance peut être parfaitement complète et l’impartialité du tribunal sujette à discussion. En réalité, le droit de l’arbitrage a tendance à ne pas distinguer les notions d’indépendance et d’impartialité, là où elles doivent l’être soigneusement. L’indépendance renvoie aux liens pouvant exister entre l’arbitre et les parties, conseils ou coarbitres alors que l’impartialité vise une disposition de l’arbitre de ne pas faire preuve de préjugé (en ce sens, v. C. Seraglini et J. Ortscheidt, Droit de l’arbitrage interne et international, op. cit., n° 739). C’est précisément cette seconde acception qui était en cause dans une affaire soumise à la cour d’appel de Paris (Paris, 17 déc. 2019, n° 17/23073, Laser). À cet égard, la cour énonce dans une définition ciselée que « l’indépendance d’esprit est indispensable à l’exercice du pouvoir juridictionnel, quelle qu’en soit la source, et constitue l’une des qualités essentielles de l’arbitre qui assure à chaque partie un traitement égal ». La formule n’est pas tout à fait nouvelle, mais est rarement utilisée (Civ. 2e, 13 avr. 1972, n° 70-12.774 ; 18 déc. 1996, n° 94-10.573, RTD com. 1997. 435, obs. J.-C. Dubarry et E. Loquin image ; Rev. arb. 1997. 361, note A. Hory). On peut sans doute regretter la référence à « l’indépendance », qui maintient la confusion entre les notions d’impartialité et d’indépendance.

Un manquement à cette obligation est particulièrement délicat à établir. La cour signale que « le défaut d’impartialité doit résulter de faits précis et vérifiables de nature à faire naître un doute raisonnable sur cette impartialité ». C’est à la partie qui allègue un défaut d’impartialité d’en rapporter la preuve. Or il est impossible de sonder les reins et les cœurs. Il est donc indispensable que la partialité de l’arbitre ait fait l’objet d’une matérialisation qui puisse être établie (dans le même sens, v. M. Kebir, obs. ss CEDH 22 oct. 2019, req. n° 42010/06, Deli c. République de Moldavie, Dalloz actualité, 20 nov. 2019). Il suffit, à l’inverse, que l’arbitre conscient de sa partialité dissimule soigneusement son état d’esprit pour ne pas faire l’objet d’une sanction. C’est ce qui explique sans doute la sécheresse de la jurisprudence en la matière, quand bien même la Cour européenne des droits de l’homme a depuis longtemps mis en garde contre ce type de partialité (v. déjà CEDH 1er oct. 1982, Piersack c. Belgique, § 30, série A n° 53, AFDI 1985. 415, obs. Coussirat-Coustère ; JDI 1985. 210, obs. Rolland et Tavernier ; plus récemment CEDH 22 oct. 2019, req. n° 42010/06, Deli c. République de Moldavie, Dalloz actualité, 20 nov. 2019, obs. M. Kebir, préc.). Le plus souvent, c’est dans la décision du juge que ce manquement est identifié. Le défaut d’impartialité peut être caractérisé par une reproduction intégrale des conclusions d’une partie au titre de la motivation (Civ. 3e, 18 nov. 2009, n° 08-18.029, Procédures 2010, n° 1, p. 18, obs. B. Rolland ; Annales des loyers 2010. 936, obs. F. Bérenger) ou encore dans une motivation vexatoire à l’égard des parties (Civ. 2e, 14 sept. 2006, n° 04-20.524, D. 2006. 2346 image ; ibid. 2007. 896, chron. V. Vigneau image ; AJDI 2006. 932 image, obs. F. Bérenger image ; Procédures 2006, n° 11, p. 14, obs. R. Perrot ; JCP 2006. 2177, note R. Kessous).

C’est précisément dans la motivation de la sentence que le requérant a cherché à établir le manquement des arbitres. Toutefois, l’argumentation était acrobatique. La difficulté portait sur un rapport d’expertise et la confidentialité de sa motivation. Il semble que les experts se soient, dans un premier temps, abrités derrière la confidentialité pour ne pas communiquer la motivation avant, dans un second temps, d’exciper de l’absence d’obligation de motivation de leur rapport. Or il est reproché aux arbitres de s’être contredits. Dans la sentence, le tribunal arbitral a fait état de sa conviction selon laquelle aucune motivation n’existait, alors qu’ils auraient penché pour une solution inverse lors de l’instance arbitrale. Après une (très) longue motivation, la cour d’appel rejette le grief au motif qu’« il ne résulte pas en conséquence du rapprochement, d’une part, des écrits et du comportement procédural des arbitres, d’autre part, des termes de la sentence rendue, la marque manifeste d’un parti pris du tribunal arbitral susceptible de créer un doute légitime sur son impartialité, devant conduire à l’annulation de la sentence ». Si la conclusion est heureuse, on peut s’interroger sur la pertinence d’approfondir autant la motivation. En effet, la question essentielle à se poser est de savoir si une prise de position de l’arbitre durant l’instance arbitrale est de nature à faire douter de son impartialité. Il nous semble qu’il convient de répondre avec d’infinies précautions, sous peine de murer dans le silence les arbitres. L’arbitre ne doit pas faire état d’un préjugé – voire un préjugement – sur l’affaire qui lui est soumise. En revanche, il doit pouvoir exprimer librement des positions sur des aspects relatifs à l’instance et conserver la possibilité de faire évoluer sa position. Aussi, plutôt que de se lancer immédiatement dans une analyse de l’éventuelle contradiction des arbitres, il aurait été préférable de s’interroger sur la vocation de ce grief à faire douter de l’impartialité du tribunal. Potentiellement, la réponse pouvait être positive en l’espèce. Néanmoins, il convient de s’en assurer, afin de ne pas ouvrir une voie supplémentaire à la contestation des sentences arbitrales.

La mission de l’arbitre

Enfin ! Elle était attendue, la première décision de la toute nouvelle chambre internationale de la cour d’appel de Paris (CICAP) rendue sur un recours contre une sentence arbitrale (Paris, 7 janv. 2020, n° 19/07260, République démocratique du Congo c. Divine Inspiration). En effet, c’est désormais le pôle 5, chambre 16 qui connaît de l’intégralité des recours contre les sentences internationales. En revanche, le pôle 1, chambre 1 conserve sa compétence pour les recours contre les sentences internes, ce qui ne manquera pas de soulever des difficultés de coordination entre la jurisprudence de ces deux chambres.

Pour ce « crash-test », la question posée était relativement facile, tant le grief formulé à l’encontre de la sentence était fantaisiste. Il était reproché aux arbitres d’avoir violé leur mission et l’ordre public international en ne tenant pas compte d’une décision de la Cour suprême congolaise, le droit congolais étant applicable au fond. Le recours est rejeté, le moyen n’étant susceptible d’entraîner l’annulation de la sentence sur aucun des deux fondements. Ce que cherche à obtenir le demandeur, c’est une révision au fond de la sentence, interdite au juge de l’annulation.

On peut toutefois regretter que la motivation de la cour n’aille pas à l’essentiel. La bonne ou la mauvaise application d’un droit étranger n’est jamais un cas d’ouverture du recours en annulation. La seule obligation pesant sur les arbitres est de statuer en droit et de respecter, s’il a lieu, le choix des parties de voir un droit spécifique s’appliquer au litige (Paris, 10 mars 1988, Rev. arb. 1989. 269, note P. Fouchard). C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle arrive la cour, à la suite d’un raisonnement largement superfétatoire : « si le tribunal arbitral est tenu d’appliquer le droit de la République démocratique du Congo, il ne s’écarte pas de sa mission en se livrant à une interprétation de celui-ci ».

L’ordre public international

Une question originale était posée à la Cour de cassation (Civ. 1re, 15 janv. 2020, n° 18-18.088, Ministère de la justice de la République d’Irak c. Finmeccanica), faisant suite à un arrêt d’appel passé relativement inaperçu (Paris, 16 janv. 2018, n° 16/05996, D. 2018. 2448, obs. T. Clay image). L’arbitrage portait sur une demande dont il était allégué qu’elle était soumise à une mesure d’embargo. Le tribunal arbitral avait par conséquent déclaré les prétentions irrecevables. Le recours invoquait la contrariété de la sentence à l’ordre public international et un déni de justice. Le pourvoi est rejeté. La Cour de cassation – comme la cour d’appel – raisonne en deux temps. Dans un premier temps, elle reprend l’analyse du tribunal arbitral quant au champ d’application des mesures d’embargo. Dans un second temps, elle constate que les parties ont été mises en mesure de discuter de la portée de ces sanctions devant le tribunal arbitral. Elle en déduit que la décision n’est pas contraire à l’ordre public international ni entachée de déni de justice.

La solution de la Cour de cassation n’est pas dépourvue d’ambiguïtés. Elle mêle deux aspects de l’ordre public, sans véritablement les dissocier. D’une part, la question se pose de savoir si la mauvaise application d’une mesure d’embargo par le tribunal arbitral est constitutive d’une violation de l’ordre public international. En creux, il s’agit de savoir si une loi d’embargo peut être considérée comme relevant de l’ordre public international de fond (pourquoi pas) et si une application trop extensive de cette loi est une violation de l’ordre public international (très incertain, v. not. Paris, 19 nov. 2019, n° 17/20392, Oc’Via, Dalloz actualité, 14 janv. 2020, obs. V. Chantebout ; ibid., 6 janv. 2020, obs. J. Jourdan-Marques). D’autre part, il est nécessaire d’examiner si l’irrecevabilité de la demande est constitutive d’un déni de justice. Cette fois, le débat est placé sur le terrain de l’ordre public procédural.

Ceci étant, on peine à percevoir l’argument décisif. On aurait aimé savoir précisément si les lois d’embargo sont bel et bien une composante de l’ordre public international et l’intensité du contrôle réalisé. Certes, la cour d’appel a énoncé que la sentence « ne comporte aucune violation manifeste, effective et concrète de l’ordre public international ». Elle se rattache ainsi à une jurisprudence désormais bien implantée (Paris, 27 sept. 2016, n° 15/12614, D. 2017. 2054, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; ibid. 2559, obs. T. Clay image ; Rev. arb. 2017. somm. 325 ; ibid. 824, E. Gaillard ; JDI 2017. Comm. 20, note E. Gaillard ; 16 mai 2017, n° 15/17442, D. 2017. 2054, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; ibid. 2559, obs. T. Clay image ; JDI 2017. Comm. 20, note E. Gaillard ; Rev. arb. 2018. 248, note J.-B. Racine ; 16 janv. 2018, n° 15/21703, D. 2018. 1635 image, note M. Audit image ; ibid. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke image ; ibid. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; ibid. 2448, obs. T. Clay image ; Rev. arb. 2018. 401, note S. Lemaire ; JDI 2018. Comm. 12, note S. Bollée ; ibid. Comm. 13, note E. Gaillard ; 27 févr. 2018, n° 16/01358, Rev. arb. 2018. somm. 299 ; 10 avr. 2018, n° 16/11182, D. 2018. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; ibid. 2448, obs. T. Clay image ; Rev. arb. 2018. 574, note E. Gaillard), mais à laquelle la Cour de cassation refuse d’apporter sa bénédiction. Les deux cours reprennent in extenso la motivation de la sentence. Toutefois, on comprend mal la méthodologie utilisée. Il s’agit de savoir si le juge de l’annulation valide le raisonnement du tribunal arbitral ou s’il se limite à s’assurer de l’existence d’un débat sur cette question. L’enjeu est pourtant immense, à l’heure où le contrôle du juge étatique sur la conformité de la sentence à l’ordre public international subit de profondes mutations.

La responsabilité de l’avocat

Voilà une décision tout à fait originale, qui confirme la créativité des parties quand il s’agit d’engager la responsabilité d’un tiers à la suite d’une déception judiciaire. Après la responsabilité des arbitres, la responsabilité des institutions, le temps est venu de la responsabilité des conseils. Dans cette affaire, l’avocat avait omis de se prévaloir de la clause compromissoire lors de la saisine des juridictions étatiques par la partie adverse (Pau, 7 janv. 2020, n° 18/01797). La faute est établie et ne souffre pas véritablement de discussion : en omettant d’envisager la possibilité pour son client de se prévaloir d’une clause compromissoire, le conseil commet une faute de nature à engager sa responsabilité. En revanche, la question du préjudice est plus complexe. La victime en invoquait deux : d’une part, une perte de chance de voir un tribunal arbitral statuer différemment de la cour d’appel ; d’autre part, d’engager des frais irrépétibles moins élevés. Les deux sont rejetés, faute de preuve. On voit mal comment il aurait pu en aller différemment. Pour le premier, il est délicat d’établir que le tribunal arbitral aurait rendu une décision différente. Pour le second, on peine à voir comment une procédure arbitrale – même avec une renonciation à l’appel – peut être moins onéreuse qu’une procédure judiciaire. Il n’en demeure pas moins que cette procédure doit attirer l’attention des praticiens : le droit de l’arbitrage est un droit complexe et une erreur dans son maniement ouvre la voie à une action en responsabilité.

La réécriture de certains articles du code de procédure civile

Deux décrets de fin d’année ont eu un impact sur le droit de l’arbitrage. Il s’agit d’abord du décret n° 2019-966 du 18 septembre 2019 qui prend acte de la création du tribunal judiciaire et modifie l’ensemble du code de procédure civile sur ce point (C. pr. civ., art. 1449, 1459, 1469, 1487, 1505 et 1516). Ensuite, le décret n° 2019-1419 du 20 décembre 2019 est plus important, puisqu’il conduit à supprimer la procédure « en la forme des référés » pour la remplacer par une procédure accélérée au fond. Cette réforme affecte la procédure devant le juge d’appui (C. pr. civ., art. 1460) et la procédure de demande de communication d’une pièce détenue par un tiers (C. pr. civ., art. 1469). Elle vise à mettre un terme à la confusion opérée par l’ancienne appellation, alors que la décision rendue n’a rien de provisoire (v. Dalloz actualité, 13 janv. 2020, obs. M. Kebir).

Avec son troisième roman [I]Adultère[/I], Luc Frémiot s’attaque au crime passionnel

Adultère revient en 143 pages sur le procès aux assises d’un homme jugé pour avoir tué l’amant de son épouse. Au fil des pages, on découvre un président iconoclaste, un défenseur désemparé et un avocat général qui s’interroge sur la solitude de la compagne de l’accusé. Des faits réels rassemblés sous la plume de Luc Frémiot dans une seule et même scène.

Le magistrat honoraire, connu pour son engagement contre les violences conjugales, s’interroge dans ce livre sur la notion de crime passionnel. Peut-on vraiment tuer par amour ? Pour l’ancien magistrat, la réponse est non. « Je suis ulcéré d’entendre parler de crime passionnel, indique-t-il à Dalloz actualité. La passion, ce flot qui peut vous submerger, cela peut être de la colère, de la jalousie, mais pas de l’amour. » Pour déconstruire cette notion, l’auteur a choisi de raconter dans ce roman l’histoire d’un chef d’entreprise aux relations conjugales distendues, Jacques Decobert, qui va finir par tuer son chef d’atelier, Gilbert, coupable de s’être bien trop rapproché de son épouse.

Mais, derrière ces deux hommes, la plume de Luc Frémiot s’attarde d’abord sur les femmes. La discrète sœur de Gilbert, et Catherine, l’épouse qui pleure et qui dépose dans la douleur devant les jurés, sans un regard de son mari. Et, enfin, sur la jeune avocate de la partie civile, la voix de Gilbert désormais enterré, qui « avait figé la cour d’assises », écrit-il. « Je me suis levé à mon tour et j’ai fait mon réquisitoire, explique alors le narrateur, avocat général comme Luc Frémiot. Il n’y avait rien à en dire après ce que j’avais entendu. » L’ancien magistrat réserve enfin au lecteur une dernière surprise, une raison de plus de lire ce court roman jusqu’au bout.

[i]Dark Waters[/i], de Todd Haynes

Ce qui fascine chez Todd Haynes, c’est sa capacité, à chaque film, à se réinventer, cette facilité qu’il a, au gré des œuvres qu’il propose, de filmer différemment, de faire quelque chose de radicalement neuf. Cette qualité indiscutable, qui fait la marque des grands cinéastes américains des dernières années – James Gray, Jeff Nichols, etc. –, se révèle avec éclat si l’on compare Dark Waters avec l’un de ses précédents films, Carol (2015), magistrale ode à la femme des années 1950, sublimée par une Cate Blanchett enfermée dans les liens d’un mariage bourgeois de l’époque, mais surtout par les frontières tragiques de l’homophobie et de la bienséance du temps. Dark Waters est totalement différent, la rupture est franche. Le nouveau film de Todd Haynes, tout juste sorti sur les écrans, s’attaque à un thème majeur : celui d’un scandale écologique de grande ampleur. Cela étant, comme Carol, là aussi, Mark Ruffalo, incarnant un avocat d’affaires qui voit sa vie transformée en raison d’un dossier environnemental qu’il peine pourtant à prendre en charge, se heurte à un mur : le mur de l’argent, de l’industrie chimique et du pouvoir, tout cela étant, en un certain sens, lié. Et il y a une forme de condescendance dans la réponse que l’on oppose à cet avocat, une condescendance qui pourtant ne saurait manquer de s’effriter au fur et à mesure que les preuves s’amoncellent.

Pourtant, avec Dark Waters, on bascule dans un tout autre univers que le road movie de Carol dans l’Amérique puritaine. Rob Bilott, excellemment campé par Mark Ruffalo, est un avocat plutôt corporate, c’est-à-dire spécialisé en droit des affaires, tout juste promu au rang d’associé dans une prestigieuse firme de Cincinnati, Taft. Bilott est, de ce point de vue, sur les rails. Une belle carrière s’ouvre à lui. Argent, reconnaissance, respectabilité : tout semble s’ordonner de manière admirable, sans heurt, le tout autour d’un foyer remarquablement tenu par son épouse, ici jouée par Anne Hathaway. C’était sans compter sur sa rencontre, un peu forcée, avec Tennant, un fermier peu amène de Virginie-Occidentale, un endroit dont Bilott est lui-même en partie originaire par sa grand-mère. En lui déposant un dossier, quelque peu virulemment, Tennant le renvoie à ses « champs meurtriers » de Virginie, pour reprendre l’expression du New York Times (M. Dargis, Dark Waters Review : The Killing Fields of West Virginia, New York Times, 21 nov. 2019), là où son bétail devient fou et meurt progressivement, emmenant avec lui tout espoir de faire repartir sa ferme qui tombe elle-même dans une déliquescence financière inexorable. Tennant met cela sur le compte du comportement de DuPont, une des plus grandes compagnies chimiques et, surtout, l’un des plus gros employeurs de la région. Il demande à Bilott de l’aider. Pour l’avocat, le dossier est complexe. La firme à laquelle il appartient est au cœur des jeux de pouvoir de cette industrie chimique. Envers et contre tout, au moins au début, il en fait l’affaire de sa vie, le combat de son existence, supporté par l’aide bienveillante de l’un de ses mentors et un associé influent au sein du cabinet (joué par Tim Robbins, excellent). Bilott dévoile sans nul doute l’un des plus grands scandales écologiques des dernières années : l’eau se trouve polluée parce la compagnie y déverse un produit chimique dangereux, dont la diffusion est d’ailleurs bien plus large, en raison de la présence de ce composant dans d’autres produits de consommation de grande ampleur. Le film se révèle ensuite la relation fidèle et sincère, dynamique et prenante, du long combat juridique que mène Bilott contre le grand groupe chimique. Les arguties de droit et les audiences défilent. L’affaire de l’avocat se confond avec sa vie.

L’approche de Todd Haynes est saisissante de vérité. D’abord, elle est évidemment basée sur des faits réels et s’inspire d’un article du New York Times Magazine, de Nathaniel Rich, publié en janvier 2016, au titre prometteur : The Lawyer Who Became DuPont’s Worst Nightmare. Mais la vérité du film, qui accentue plus encore la sincérité du combat, procède surtout de la caméra de Todd Haynes. Avec une certaine virtuosité, le film revêt presque des accents de documentaire, la plupart des scènes ayant été tournées sur site. L’image semble affectée d’un certain grain, dans la photographie, qui confère aux premiers temps du film cette atmosphère un peu passéiste des premiers moments du combat de Bilott. De manière ingénieuse, on perçoit que le cours de la justice, dans ce dossier, est long, au gré des nouvelles versions des logiciels dont se sert Bilott avec son ordinateur. Et c’est précisément là l’une des premières injustices que pointe judicieusement Todd Haynes. Les êtres moraux, firmes et compagnie, ont une longévité que n’ont pas les personnes physiques. Le combat est bien loin d’être à armes égales, et Todd Haynes parvient à restituer cette asymétrie qui marque le conflit entre la compagnie et les plaignants.

D’une manière générale, sans artifice, la mise en scène ne dépasse jamais le propos et, sans surjouer, les acteurs restent au service de ce qui est, surtout, une cause (oui, Mark Ruffalo est « admirable d’abnégation », T. Sotinel, Dans Dark Waters, de Todd Haynes, le voyage d’hiver d’un avocat héroïque, Le Monde, 25 févr. 2020). Dark Waters offre des plans tragiquement magnifiques de cette campagne désertée, de cette campagne déchirée, détruite et sinistrée. Les petits monticules en dessous desquels repose le bétail de Wilbur Tennant demeurent à l’esprit longtemps. Dans la droite ligne d’Erin Brockovich (Steven Soderberg, 1999) ou de Révélations (Michael Mann, 2000), le réalisateur offre un film majeur pour l’histoire environnementale et écologique mondiale et poursuit, avec brio, cette série de films « lanceurs d’alerte » qui sont nécessaires. C’est une autre façon d’agir. Et Todd Haynes le fait bien.

 

Todd Haynes, Dark Waters, sorti en France le 26 février 2020.

Recevabilité de la demande d’homologation d’un acte de liquidation présentée par un seul époux

par Antoine Bolzele 3 mars 2020

Civ. 1re, 12 févr. 2020, FS-P+B+I, n° 19-10.088

En l’espèce, deux époux mariés sous le régime de la séparation de biens sont engagés dans une procédure de divorce pour faute. Par jugement du 21 janvier 2009, le juge aux affaires familiales prononce le divorce aux torts exclusifs du mari et ordonne la liquidation des intérêts patrimoniaux des époux. Le mari interjette appel de cette décision qui fait l’objet d’un retrait du rôle par ordonnance du 1er juin 2010. Le 17 juillet 2017, le mari demande la remise au rôle et sur le fondement de l’article 268 du code civil, l’homologation d’un acte de liquidation dressé le 16 février 2016. Le mari demandait aussi la confirmation du jugement de divorce. Contre toute attente, cette demande qui devait clore définitivement le litige fait l’objet d’une décision d’irrecevabilité de la part des juges du fond. Selon la cour d’appel, cette homologation ne peut intervenir que si elle fait l’objet d’une demande conjointe de la part des deux époux. Or, manifestement l’épouse s’était désintéressée de la procédure et son avocat n’avait pas conclu pour demander ou s’opposer à l’homologation. N’ayant formé aucune demande, quel pouvait être son avis ? Le juge aux affaires familiales peut-il homologuer une convention aussi importante sans une manifestation procédurale de la partie concernée ? Le droit de la famille étant tout entier sous tutelle judiciaire, les juges du fond ont considéré que devant le silence de l’épouse il fallait déclarer irrecevable la demande du mari. La Cour de cassation censure la décision : une demande d’homologation d’une convention réglant tout ou partie des conséquences du divorce présentée par un seul époux étant recevable, il appartient au...

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Quand tous les moyens sont bons – prescription ou exclusion – pour éviter de garantir

Une société prenant la forme d’une agence a exercé les fonctions de syndic d’une copropriété. Elle a été désignée en qualité d’administrateur provisoire sur requête d’un copropriétaire, en l’espèce une seconde société ayant pour principal associé le gérant de l’agence précitée. Par un jugement du 22 novembre 2010, devenu irrévocable, la responsabilité de la société de syndic, placée en cours de procédure en liquidation judiciaire, a été retenue et la créance du syndicat des copropriétaires au passif de cette société a été fixée à la somme de 55 389,53 € en principal correspondant au montant des frais et honoraires perçus en tant qu’administrateur provisoire, à la somme de 5 000 € à titre de dommages-intérêts et à celle de 2 000 € en application de l’article 700 du code de procédure civile. Ces sommes n’ayant pu être recouvrées, le syndicat des copropriétaires a assigné le 13 août 2013 l’assureur de responsabilité de la société de syndic et la société de courtage, par l’intermédiaire de laquelle le contrat d’assurance avait été conclu, afin d’obtenir le paiement des causes du jugement du 22 novembre 2010 ainsi que des dommages-intérêts pour résistance abusive.

Par un arrêt rendu le 15 mars 2018, la cour d’appel de Montpellier a confirmé le jugement du tribunal de grande instance de Montpellier du 17 mars 2015 ayant déclaré recevables les demandes du syndicat des copropriétaires représenté par son nouveau syndic comme n’étant pas prescrite. Mais la cour d’appel a infirmé partiellement le jugement et, statuant à nouveau, a déclaré que la garantie responsabilité civile est acquise en faveur du syndicat des copropriétaires et condamné en conséquence l’assureur à payer au syndicat les sommes de 43 527,53 € et de 5 000 €, avec les intérêts au taux légal depuis l’assignation initiale en date du 13 août 2013, et condamné solidairement l’assureur et le courtier à payer au syndicat des copropriétaires de 3 500 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

L’assureur et le courtier ont formé un pourvoi en cassation. La deuxième chambre civile, dans un arrêt rendu le 6 février 2020, rappelle, en premier lieu, l’effet interruptif de la prescription d’une demande en justice, même en référé, tendant à la communication sous astreinte du contrat d’assurance par l’assureur et le courtier, puis précise, en second lieu, les critères permettant de retenir une faute dolosive d’un professionnel au sens de l’article L. 113-1, alinéa 2, du code des assurances.

L’interruption de la prescription résultant de l’action en référé introduite contre l’assureur tendant à la communication forcée de la police d’assurance

L’assureur a reproché à l’arrêt de confirmer le jugement ayant déclaré recevables les demandes du syndicat des copropriétaires comme n’étant pas prescrites. À cet effet, il a soutenu, en premier lieu, que « l’interruption de la prescription ne peut s’étendre d’une action à une autre, sauf lorsque les deux actions, bien qu’ayant une cause distincte, tendent à un seul et même but, de sorte que la seconde est virtuellement comprise dans la première ; que tel n’est pas le cas de l’action en référé tendant à obtenir la communication forcée d’un contrat d’assurance et l’action directe de la victime contre l’assureur, la première ne tendant pas à obtenir la garantie de l’assureur et n’en étant même pas le préalable nécessaire ; d’où il suit qu’en décidant le contraire pour déclarer que l’interruption résultant de l’action en référé introduite contre l’assureur et le courtier les 12 et 14 décembre 2012, tendant à la communication forcée d’une police d’assurance avait interrompu le délai d’exercice de l’action directe introduite par assignation du 13 août 2013, après l’expiration de la prescription quinquennale applicable, la cour d’appel a violé l’article 2241 du code civil ».

En second lieu, l’assureur a invoqué que « l’interruption de la prescription en ce qui concerne le règlement de l’indemnité peut résulter de l’envoi d’une lettre recommandée avec accusé de réception de l’assuré à l’assureur ; d’où il suit qu’en décidant que l’envoi d’une lettre recommandée à l’assureur par la victime exerçant l’action directe, qui n’est pas l’assurée et ne se substitue pas à ce dernier mais exerce un droit propre, interrompait la prescription de l’action directe, la cour d’appel a violé l’article L. 114-2 du code des assurances ».

Par un arrêt du 6 février 2020, la deuxième chambre civile a jugé que le moyen n’était pas fondé, car « en application de l’article 2241 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, une demande en justice, même en référé, interrompt la prescription ; qu’ayant constaté que le syndicat des copropriétaires avait introduit les 12 et 14 décembre 2012 une action en référé contre l’assureur et le courtier pour obtenir la communication sous astreinte du contrat d’assurance, la cour d’appel en a exactement déduit que la prescription de l’action directe avait été interrompue jusqu’à la date de l’ordonnance rendue le 23 mai 2013 et que l’action engagée le 13 août 2013 n’était pas prescrite ».

Rappelons, d’une part, que l’article L. 114-2 du code des assurances (modifié par ord. n° 2017-1433, 4 oct. 2017, art. 4) dispose que « la prescription est interrompue par une des causes ordinaires d’interruption de la prescription et par la désignation d’experts à la suite d’un sinistre. L’interruption de la prescription de l’action peut, en outre, résulter de l’envoi d’une lettre recommandée ou d’un envoi recommandé électronique, avec accusé de réception, adressés par l’assureur à l’assuré en ce qui concerne l’action en paiement de la prime et par l’assuré à l’assureur en ce qui concerne le règlement de l’indemnité ». Il est appelé à une réforme de la prescription biennale, notamment de retenir une durée quinquennale similaire au droit commun (D. Noguéro, Provocation à la réforme de la prescription biennale au sujet de l’article R. 112-1 du code des assurances [Au-delà d’un nouvel arrêt de la Cour de cassation], RRJ, Droit prospectif, 2016-2, p. 725-753).

D’autre part, l’article 2240 du code civil (modifié par la L. n° 2008-561, 17 juin 2008, art. 1) prévoit que « la reconnaissance par le débiteur du droit de celui contre lequel il prescrivait interrompt le délai de prescription », puis l’article 2241 (également modifié par la L. n° 2008-561, art. 1) retient que « la demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription ainsi que le délai de forclusion. Il en est de même lorsqu’elle est portée devant une juridiction incompétente ou lorsque l’acte de saisine de la juridiction est annulé par l’effet d’un vice de procédure ».

Depuis la réforme de la prescription (A. Astegiano-La Rizza, L’assurance et la réforme de la prescription en matière civile, RGDA 2008, n° 4, p. 833 s. ; C. Brenner et H. Lécuyer, La réforme de la prescription, JCP N 2009, n° 12, étude 1118, p. 24 s.) l’article 2241 a remplacé la citation en justice par la demande en justice. En outre ont été supprimés le commandement et la saisie (B. Beignier et J.-M. Do Carmo Silva [dir.], Code des assurances 2019, 13e éd., LexisNexis, 2019, sous art. L. 114-2, p. 200).

La jurisprudence concevait déjà, en amont de la réforme, que l’effet interruptif concerne toute assignation, que ce soit une action au fond ou en référé. Tantôt il pourra s’agir d’un référé-expertise, qui aura cet effet interruptif (Civ. 1re, 18 juin 1996, n° 94-14.985, D. 1998. 45 image, obs. H. Groutel image ; RGDA 1996. 624, note R. Maurice). Tantôt un référé-provision aura ce même effet (Civ. 1re, 27 févr. 1996, n° 93-11.560, RGAT 1996. 196, note A. Besson ; 12 févr. 1991, nos 88-19.826 et 86-18.678, RTD civ. 1991. 797, obs. R. Perrot image ; RGAT 1996. 337, note J. Landel et H. Margeat).

Il paraît logique que l’effet interruptif s’étende à un référé mis en œuvre aux fins de communication d’un contrat d’assurance, lequel permet au tiers souhaitant intenter une action directe de connaître l’étendue de la garantie. On constate trop souvent un refus de communication des polices d’assurance dans ce contexte, a fortiori injustifiable lorsqu’on est en présence d’assurances obligatoires qui ont été instituées – insistons – avec l’objectif de garantir l’indemnisation des tiers victimes autant que la dette de responsabilité de l’assuré.

La faute dolosive d’un syndic de copropriété et l’exigence d’un scénario prémédité

S’agissant du second moyen, l’assureur a reproché à l’arrêt d’infirmer le jugement et, statuant à nouveau, de déclarer que la garantie responsabilité civile est acquise en faveur du syndicat des copropriétaires, de le condamner, en conséquence à payer au syndicat des copropriétaires les sommes de 43 527,53 € et de 5 000 €, avec les intérêts au taux légal depuis l’assignation initiale en date du 13 août 2013 et de le condamner solidairement avec la société de courtage à payer au syndicat des copropriétaires la somme de 3 500 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Il a été soutenu que l’assureur ne répond pas des pertes et dommages provenant d’une faute intentionnelle ou dolosive de l’assuré.

Pour les demandeurs au pourvoi, la cour d’appel constate qu’une même personne était à la fois le gérant de l’agence syndic de la copropriété litigieuse et le principal associé de la société civile immobilière (SCI) propriétaire des lieux occupés par l’agence et copropriétaire au sein de la copropriété litigieuse. Par l’effet de la requête en désignation d’un administrateur provisoire, cette personne ès qualités d’administrateur provisoire remplaçait cette même personne ès qualités de syndic. Le syndic avait commis une faute ayant consisté à ne pas convoquer dans les délais l’assemblée générale, sans motif légitime et la vacuité des motifs présidant à la requête en désignation d’un administrateur provisoire, ajoutant que « l’habile requête d’IKBF, qui omettait de préciser toutes les qualités de son principal associé, constituait une parade permettant de continuer la gestion quoiqu’il arrive, soit couvert d’une administration provisoire, malgré la promesse non tenue d’une assemblée générale le 22 juillet, en invoquant des raisons techniques non démontrées ». Selon eux, la cour d’appel énonce enfin que le syndic « “promettant d’un côté de tenir l’assemblée générale en juillet, mais ne pouvant ignorer de l’autre côté en sa qualité d’associé principal que la SCI IKBG sollicitait sa nomination provisoire” et obtenu sous cette dernière casquette des honoraires sans commune mesure avec ceux qu’il aurait reçus en qualité de syndic ».

Pour l’assureur et le courtier, il « résultait de l’ensemble de ces constatations que l’agence Pacific, syndic, avait, usant des différentes qualités d’Olivier Bernard, son gérant, manœuvré de telle sorte qu’il avait sciemment organisé sa nomination en qualité d’administrateur provisoire, manœuvre qui lui avait permis d’obtenir le versement d’honoraires sans commune mesure avec ceux qu’il aurait reçus en qualité de syndic, ce qui établissait qu’il s’était volontairement placé dans une situation dont il ne pouvait ignorer qu’elle conduirait inéluctablement au dommage occasionné ».

En définitive, les demandeurs au pourvoi ont estimé que la cour d’appel n’avait pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et violé l’article L. 113-1, alinéa 2, du code des assurances, en décidant que « la démonstration n’est pas certaine que la faute ayant entraîné sa responsabilité ait eu un caractère volontaire et dolosif au moment de sa commission » et que « la preuve n’est pas rapportée d’un scénario prémédité englobant l’abstention volontaire de convoquer l’assemblée générale, dans le dessein de se faire nommer administrateur provisoire jusqu’à ce que le juge du fond démontre scrupuleusement l’absence de démonstration des raisons invoquées à l’appui de la requête en désignation d’un administrateur provisoire ».

Néanmoins, pour la Cour de cassation, aux termes de motifs détaillés, le moyen n’est pas fondé, car, « ayant retenu par une appréciation souveraine de la valeur et de la portée des éléments de preuve soumis à son examen que la démonstration n’était pas certaine de ce que la faute ayant entraîné la responsabilité du syndic ait eu un caractère volontaire et dolosif, sa carence pouvant aussi bien résulter de sa négligence, de son imprévoyance, de son incompétence personnelle ou organisationnelle au sein de son cabinet, ce qui constituait une faute simple, seule démontrée avec certitude, puis relevé que la preuve n’était pas rapportée d’un scénario prémédité englobant l’abstention volontaire de convoquer l’assemblée générale, dans le dessein préconçu de se faire nommer administrateur provisoire, la cour d’appel a pu en déduire qu’il n’était pas justifié d’une faute dolosive au sens de l’article L. 113-1 du code des assurances ».

La haute juridiction continue ainsi à réaliser un contrôle, serré, de la qualification juridique des faits relatifs à une faute dolosive ou intentionnelle.

On peut se féliciter tout d’abord que la haute juridiction ne fasse plus référence à la disparition d’un aléa à l’instar de décisions récentes (R. Bigot, La faute intentionnelle et la faute dolosive, des sœurs jumelles ?, sous Civ. 2e, 25 oct. 2018, n° 16-23.103, bjda.fr 2018, n° 60). L’observateur attentif de la jurisprudence relevait ainsi que la faute dolosive consistait en « un manquement conscient de l’assuré, délibéré même, à une obligation à laquelle il était tenu, dont il résulterait la suppression de l’aléa inhérent au contrat d’assurance, même sans intention de rechercher le dommage, surtout dans toute son ampleur » (D. Noguéro, Faute intentionnelle ou dolosive ? Tradition confirmée de la troisième chambre civile de l’exigence du dommage tel qu’il est survenu, RDI 2015. 425 image). La tendance à ne plus déborder la définition de cette faute qualifiée sur l’aléa paraît ainsi se confirmer (D. Noguéro, Vers une évolution de la troisième chambre civile pour une conception moins stricte de la faute intentionnelle ou dolosive ?, RDI 2017. 485 image).

De plus, la quête d’autonomie ou d’identité propre de la faute dolosive, assez récente (Civ. 3e, 7 oct. 2008, n° 07-17.969, RDI 2008. 561, obs. L. Karila image ; Civ. 2e, 28 févr. 2013, n° 12-12.813, Dalloz actualité, 15 mars 2013, obs. T. de Ravel d’Esclapon ; D. 2013. 2058, chron. H. Adida-Canac, R. Salomon, L. Leroy-Gissinger et F. Renault-Malignac image ; 12 sept. 2013, n° 12-24.650, Dalloz actualité, 24 sept. 2013, obs. T. de Ravel d’Esclapon ; D. 2014. 571, chron. L. Lazerges-Cousquer, N. Touati, H. Adida-Canac, E. de Leiris, T. Vasseur et R. Salomon image), ou renouvelée (J. Bigot, A. Pélissier et L. Mayaux, Faute intentionnelle, faute dolosive, faute volontaire : le passé, le présent et l’avenir, RGDA 2015. 75 s.), conduit à mieux la distinguer de la faute intentionnelle, du moins ne plus la confondre avec celle-ci, compte tenu des dispositions « gémellaires » du code des assurances (R. Bigot, La faute intentionnelle et la faute dolosive, des sœurs jumelles ?, art. préc).

Cette ouverture – à la conception stricte – est encouragée par certains auteurs (Dalloz actualité, 15 nov. 2018, obs. J.-D. Pellier ; S. Abravanel-Jolly, De la notion de la faute dolosive exclusive du risque, LEDA déc. 2018, n° 111q1, p. 2 ; Notion de faute intentionnelle en assurance : une nécessaire dualité, www.actuassurance.com 2009, n° 11) et se justifie pleinement dans le domaine de professions très réglementées disposant de doubles mécanismes de garantie permettant de manière quasi systématique d’indemniser la victime. L’effet de la faute intentionnelle ou dolosive y est moins radical pour l’auteur d’un tel agissement ayant la qualité de particulier.

Pour cette raison, on peut comprendre qu’en aval, la Cour de cassation hésite moins que par le passé à caractériser une telle faute et qu’en amont, l’assureur historique et prédominant des avocats et des professions du droit hésite également un peu moins à soulever le moyen.

À ce titre, quelques jours précédant l’affaire commentée, par un arrêt du 8 janvier 2020 précisément, il a été retenu que commet une faute intentionnelle exclusive de la garantie de l’assureur, au sens de l’article L. 113- 1, alinéa 2, du code des assurances, manifestant sa volonté de créer le dommage tel qu’il est survenu, l’avocat qui, ayant conscience du caractère fictif des opérations et de l’impossibilité de restituer les fonds encaissés par ses soins, a ainsi participé sciemment à des faits pénalement répréhensibles (R. Bigot, La faute intentionnelle de l’avocat, sous Civ. 1re, 8 janv. 2020, n° 18-19.782, Lexbase avocats n° 300, 6 févr. 2020 ; comp. pour la faute intentionnelle non caractérisée d’un avocat, compte tenu des éléments probants insuffisants pour établir sa volonté de rechercher le dommage résultant du défaut de remboursement de l’indemnité d’immobilisation versée au titre d’une promesse de vente, v. R. Bigot, Le radeau de la faute intentionnelle inassurable (à propos de Civ. 1re, 29 mars 2018, nos 17-11.886 et 17-16.558, bjda.fr 2018, n° 57). Dans ce contexte de comportements pénalement répréhensibles, la haute juridiction conçoit la faute intentionnelle comme celle ne s’inscrivant que dans le dommage recherché par l’assuré en réalisant l’infraction (Civ. 2e, 8 mars 2018, n° 17-15.143, LEDA 2018, 111e8, obs. F. Patris).

La doctrine a relevé, à propos de cette autre décision, que celle-ci « se rapproche d’une espèce ayant donné lieu à un arrêt de cassation dans laquelle il était justement reproché aux juges du fond d’avoir retenu une telle faute (Civ. 2e, 29 mars 2018, n° 17-11.886, LEDA 2018, 111g2, obs. S. Abravanel-Joly). La différence entre les deux réside manifestement dans une plus forte implication de l’avocat dans les faits délictueux dans notre cas et conduisant à l’exclusion de la garantie de l’assureur. Le rapprochement des deux décisions montre à quel point la caractérisation d’une faute intentionnelle dépend des éléments de faits » (D. Krajeski, Caractérisation de la faute intentionnelle exclusive de la garantie de l’assureur, Hebdo édition privée n° 811, 30 janv. 2020).

Il est ajouté que « cela justifie, en l’espèce, le rappel effectué par la Cour de cassation sur le pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond. Il ne faut cependant pas s’y tromper, un contrôle est exercé sur la façon dont les juges vont appliquer la définition prétorienne (volonté de créer le dommage tel qu’il est survenu) encore précisée dans la décision » (ibid. ; comp. J. Bigot et alii, Traité de droit des assurances. Le contrat d’assurance, 2e éd., LGDJ, t. 3, 2014, n° 1638).

Certes, pour des particuliers, la faute intentionnelle ne peut se déduire de la seule conscience de ce que le risque assuré se produira, mais de la volonté de créer le dommage (Civ. 2e, 28 mars 2019, n° 18-15.829, RGDA 2019, 116n2, obs. A. Pimbert). Mais pour certains professionnels, cette volonté de créer le dommage, ou quasi-intention de nuire au client, est rarissime, pour ne pas dire inexistante. En réalité, il s’agit le plus souvent d’un comportement « affairiste », en d’autres termes d’une faute lucrative, le professionnel ne recherchant pas directement le dommage mais ayant parfaitement conscience que l’acte qu’il réalise, non seulement sera fortement susceptible de générer des dommages, mais surtout qu’il lui apportera un gain supérieur à l’éventuelle franchise en cas de sinistre (R. Bigot, La faute intentionnelle ou le phœnix de l’assurance de responsabilité civile professionnelle, RLDC 2009/59, n° 3406, p. 72-77).

Cette analyse conduit à de « subtiles distinctions entre conscience et volonté » et « se rapproche d’autres décisions rendues dans un cadre professionnel identique et dans lesquelles on retrouve une façon similaire de caractériser la faute intentionnelle », au point que l’on puisse s’étonner avec la doctrine qu’il s’agisse d’une « curieuse matière tout de même que le droit des assurances où la victime se voit contrainte de minimiser les agissements du responsable pour espérer être indemnisée par l’assureur » (D. Krajeski, art. préc.).

Peut-être est-il temps, pour sortir de ce paradoxe et éviter ces subtiles distinctions, de traiter juridiquement, dans l’assurance, « les comportements socialement les plus nocifs » par un autre mécanisme, comme une déchéance (S. Pellet, La faute dolosive est inassurable : la deuxième chambre persiste et signe, RDC 2019, n° 115u3, p. 42).

En l’état, puisque tous les moyens peuvent paraître bons, selon certains assureurs, pour éviter d’indemniser, remercions la Cour de cassation de jouer pleinement son rôle de gardienne du temple de la garantie, certes au prix d’une lecture de l’article L. 113-1 du code des assurances imprégnée d’un raffinement élevé de l’esprit.

CEDH : le rejet d’une demande de questions préjudicielles doit être motivé

Une élève infirmière, vaccinée en 1972, s’est vu diagnostiquer une sclérose en plaques (1993), la maladie de Crohn (1999) ainsi qu’une polymyosite (2004). Après avoir engagé une action en responsabilité contre l’État et obtenu une réparation de son préjudice, la victime assigna la société Sanofi Pasteur devant le juge civil afin d’obtenir réparation de l’aggravation des préjudices dont elle avait obtenu réparation. La société Sanofi Pasteur fut successivement reconnue responsable du préjudice par le tribunal de grande instance et la cour d’appel de Toulouse. Saisie du pourvoi formé par le laboratoire, la première chambre civile de la Cour de cassation vint mettre fin au litige par un arrêt de rejet. Elle saisit alors la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) le 28 avril 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Devant la CEDH, Sanofi Pasteur invoque en particulier l’article 6, § 1 (droit à un procès équitable). Deux griefs sont soutenus par le laboratoire sur ce fondement. D’une part, la société requérante se plaint de la fixation du point de départ de la prescription à la date de la consolidation du dommage. Ce choix aurait de facto rendu l’action imprescriptible dès lors que la maladie à la base du dommage est évolutive, donc insusceptible de consolidation. Sur ce point pourtant, le juge européen conclut à l’absence de violation. La Cour constate en effet qu’il revenait à l’État d’assurer la mise en balance de deux intérêts contradictoires : droit à la sécurité juridique pour la société requérante contre droit à un tribunal pour la victime (§ 56). Cette situation de conflit de droit lui permet de reconnaître en l’espèce une marge d’appréciation importante au profit de l’État (§ 57).

Constat de violation de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme

Surtout, la société requérante se plaint du rejet non motivé par la Cour de cassation de sa demande de questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Sur ce point, la CEDH conclut à la violation de l’article 6, § 1. Le raisonnement mené et la solution à laquelle le juge européen aboutit s’inscrivent en parfaite cohérence avec les principes établis dans sa jurisprudence antérieure (CEDH 20 sept. 2011, Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique, req. nos 3989/07 et 38353/07, Dalloz actualité, 26 oct. 2011, obs. C. Demunck ; D. 2011. 2338, et les obs. image ; RFDA 2012. 455, chron. H. Labayle, F. Sudre, X. Dupré de Boulois et L. Milano image ; RTD eur. 2012. 394, obs. F. Benoît-Rohmer image ; L. Milano, Techniques préjudicielles et exigences du procès équitable dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, RUE 2019. 470 image).

Une précision de la portée de l’obligation de motivation des juridictions nationales concernant le rejet des demandes de questions préjudicielles

Après un rappel de l’obligation de renvoi pesant sur les juridictions de dernier ressort au titre de l’article 267, § 3, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), la Cour européenne des droits de l’homme précise les exceptions prévues par la jurisprudence Cilfit (CJCE 6 oct. 1982, aff. C-283/81, pt 21, v. S. Gervasoni, CJUE et cours suprêmes : repenser les termes du dialogue des juges ?, AJDA 2019. 150 image ; M. Brober et N. Fenger, L’application de la doctrine de l’acte clair par les juridictions des États membres, RTD eur. 2010. 861 image) : le juge national n’est pas tenu de déférer à son obligation de saisine lorsque « la question soulevée n’est pas pertinente » ou que « la disposition [du droit de l’Union] en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour » ou enfin que « l’application correcte du droit [de l’Union] s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable ». La Cour européenne rappelle ensuite que « [la] Convention ne garantit pas, comme tel, un droit à ce qu’une affaire soit renvoyée à titre préjudiciel par le juge interne devant la CJUE » (§ 69). Cependant, l’article 6, § 1, de la Convention met à la charge des juridictions nationales une obligation de motivation du rejet de la demande de questions préjudicielles au regard du droit applicable. Dans le cadre de l’article 267, § 3, cette obligation implique que les juridictions nationales dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne justifient le rejet au regard des exceptions par la jurisprudence Cilfit. La CEDH considère en l’espèce que la formule « sans qu’il y ait lieu de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne » ne constitue pas une motivation suffisante du rejet (§ 78).

En effet, il est acquis depuis l’arrêt Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique (préc., § 62) que, lorsque les juridictions nationales refusent de poser une question préjudicielle dans le cadre de l’article 267, § 3, elles doivent « indiquer les raisons pour lesquelles elles considèrent que la question n’est pas pertinente, que la disposition de droit de l’Union européenne en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour de justice ou que l’application correcte du droit de l’Union européenne s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable » (préc., § 62). La motivation doit donc permettre d’établir celle des trois hypothèses prévues par l’arrêt Cilfit (précité) sur laquelle est fondé le rejet, ainsi que les motifs permettant de retenir cette hypothèse. Ces deux volets de la motivation sont bel et bien absents en l’espèce dans l’arrêt de la Cour de cassation. Ainsi, si un État a pu être condamné en cas d’absence totale de référence à la demande de question préjudicielle (CEDH 8 avr. 2014, Dhahbi c. Italie, req. n° 17120/09, Dalloz actualité, 20 mai 2014, obs. N. Devouèze ; D. 2015. 450, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot image ; RTD eur. 2015. 156, obs. F. Benoît-Rohmer image), une référence aussi lapidaire et formelle que celle utilisée par le juge français ne saurait être conforme aux exigences de l’article 6, § 1. L’arrêt Sanofi Pasteur permet donc de préciser (ou plutôt d’illustrer) la portée de l’obligation de motivation des juridictions nationales concernant le rejet des demandes de questions préjudicielles. Cette jurisprudence entraîne deux séries de réflexions.

L’articulation avec les obligations tirées du droit de l’Union européenne

Sur la question de l’articulation des obligations posée par la Cour européenne des droits de l’homme avec les exigences tirées du droit de l’Union, notons que la CJUE n’a connu qu’à une seule occasion du non-respect par une juridiction nationale de son obligation au titre de l’article 267, § 3. Il s’agissait d’un refus de renvoi dans le cadre d’une affaire portée devant le Conseil d’État français. (La France ne fait donc pas figure d’élève modèle…) Dans l’arrêt Commission c. France (CJUE 4 oct. 2018, Commission c. France, aff. C-416/17, Dalloz actualité, 9 oct. 2018, obs. E. Maupin ; AJDA 2018. 1933 image ; ibid. 2280, chron. P. Bonneville, E. Broussy, H. Cassagnabère et C. Gänser image ; D. 2019. 240 image, note P.-A. Cazau image ; RFDA 2019. 139, note A. Iliopoulou-Penot image ; RTD eur. 2019. 423, obs. A. Maitrot de la Motte image ; ibid. 474, obs. L. Coutron image), la Cour conclut à l’existence d’un manquement de la France en raison de ce refus, après avoir opéré un contrôle de son bien-fondé au regard des critères Cilfit. Ainsi, la juridiction de Luxembourg ne s’est à ce jour pas prononcée spécifiquement sur la question de l’obligation de motivation du rejet.

La jurisprudence de la CEDH sur le fondement de l’article 6, § 1, conduit donc en pratique à renforcer l’obligation pesant sur les juridictions nationales dans le cadre de la procédure de renvoi préjudiciel. Si le juge de Strasbourg se considère logiquement incompétent pour opérer un contrôle sur le fond des critères Cilfit (CEDH 20 sept. 2011, Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique, préc., § 66), l’obligation de motivation constitue une charge supplémentaire pour les juridictions nationales. Cette position s’explique en réalité par une différence fondamentale de paradigme. Certes, la CEDH intègre dans son contrôle les règles posées par le TFUE et par la CJUE. Cependant, les deux juridictions fondent leur contrôle sur des dispositions ayant des finalités différentes. D’un côté, l’obligation de renvoi prévue à l’article 267, § 3, a pour but d’assurer « la bonne application et l’interprétation uniforme » du droit de l’Union au sein des États membres (CJCE 6 oct. 1982, Cilfit, préc., pt 7). Il s’agit donc d’une procédure objective qui s’inscrit dans un rapport interjuridictionnel, un « dialogue de juge à juge » (CJUE, ass. plén., 18 déc. 2014, avis 2/13, pt 176, Dalloz actualité, 18 juin 2013, obs. A. Portmann ; AJDA 2015. 329, chron. E. Broussy, H. Cassagnabère et C. Gänser image ; D. 2015. 75, obs. O. Tambou image ; RTD civ. 2015. 335, obs. L. Usunier image ; RTD eur. 2014. 823, édito. J. P. Jacqué image). De fait, le justiciable est donc mis à l’écart de cette procédure. De l’autre côté, l’article 6, § 1, a pour finalité la protection des droits des justiciables. Sans doute ne serait-il pas constructif d’enfermer la procédure de l’article 267 du TFUE dans des conditions procédurales strictes qui pourraient nuire au dialogue. Toutefois, « la prééminence du droit et l’interdiction de tout pouvoir arbitraire sont des principes qui sous-tendent la Convention » (v. not. CEDH 24 avr. 2018, Baydar c. Pays-Bas, req. n° 55385/14, § 39) : ainsi, l’obligation de motivation des décisions de justice permet de « renforcer la confiance du public dans un système de justice objectif et transparent, l’un des fondements d’une société démocratique » (ibid.). Cette différence de finalité guide l’action de la Cour européenne des droits de l’homme. Son contrôle n’a pas pour objectif le respect du droit de l’Union ou son unité, mais la protection de l’individu contre l’arbitraire ou l’apparence de l’arbitraire (v. en ce sens CEDH 17 janv. 1970, Delcourt c. Belgique, req. n° 2689/65, § 31). Ainsi, la position du juge strasbourgeois apparaît complémentaire des exigences tirées du droit de l’Union en ce qu’elles permettent de garantir une protection minimale aux justiciables dans le cadre d’une procédure purement interjuridictionnelle.

La question de l’office des juridictions françaises

Sur la question plus spécifique de l’office des juridictions françaises, l’arrêt Sanofi Pasteur c. France témoigne une nouvelle fois des difficultés que rencontrent le Conseil d’État et la Cour de cassation s’agissant de la prise en compte du droit européen. Ces difficultés s’expliquent sans doute par le respect traditionnel de l’imperia brevitas, peu compatible avec une motivation détaillée de la position retenue. Surtout, un certain « nationalisme judiciaire » semble encore régner au sein des juridictions françaises. Des avancées notables ont été accomplies, notamment à travers la systématisation du contrôle de conventionnalité in concreto. Cependant, des lacunes demeurent. Ainsi le Conseil d’État est à l’origine du constat en manquement dans l’arrêt Commission c. France (préc.) et la Cour de cassation a récemment été pointée du doigt par la CEDH en raison de la motivation insuffisante du rejet d’un grief tiré de la Convention européenne (CEDH 14 mars 2019, Quilichini c. France, req. n° 38299/15, § 44, Dalloz actualité, 27 mars 2019, obs. J. Boisson ; AJ fam. 2019. 300, obs. N. Levillain image ; RTD civ. 2019. 306, obs. A.-M. Leroyer image). De nouveaux efforts semblent donc nécessaires.

En ce sens, la pratique par la Cour de cassation de la motivation « développée » ou « enrichie » témoigne d’une meilleure prise en compte de l’importance de la motivation, notamment dans le cadre des rapports interjuridictionnels. En effet, le renvoi à titre préjudiciel ou le rejet de la demande de renvoi font partie des hypothèses de mise en œuvre d’une motivation « en forme développée » selon la note publiée par la Commission de mise en œuvre de la réforme de la Cour de cassation (p. 29). Plusieurs arrêts refusant de prononcer un renvoi à titre préjudiciel ont déjà été rendus sous la forme enrichie par la première chambre civile de la Cour de cassation, postérieurement à l’arrêt Sanofi Pasteur (il s’agit d’une motivation enrichie à titre expérimental, v. not. Civ. 1re, 27 sept. 2017, n° 17-15.160, Dalloz actualité, 4 oct. 2017, obs. E. Maupin ou 21 nov. 2018, n° 18-11.421, AJDA 2018. 2320 image ; D. 2018. 2236 image). Il s’agit principalement de rejet de demandes préjudicielles fondées sur la théorie de l’acte clair, troisième hypothèse aménagée par la jurisprudence Cilfit. Cependant, cette évolution ne semble pas suffisante tant l’« enrichissement » annoncé paraît parfois purement théorique. La formule retenue par la première chambre civile, laconique et répétitive (« attendu qu’en l’absence de doute raisonnable quant à l’interprétation [du droit pertinent de l’Union européenne], il n’y a pas lieu de saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle »), ne semble pas à même de répondre au standard posé par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique. En effet, ce seul attendu ne suffit pas à indiquer les raisons pour lesquelles la Cour de cassation considère que l’application correcte du droit de l’Union relève de l’évidence.

Plus qu’un changement de style ou de forme, c’est donc un véritable changement d’état d’esprit des juridictions nationales qui semble nécessaire sur la question de la motivation des décisions de justice. En faisant preuve d’une plus grande ouverture au droit européen et d’une plus grande pédagogie, elles renforceront tout à la fois la confiance des justiciables et la qualité du dialogue avec les juridictions européennes.

Sort du contredit contre une décision déclarant irrecevable la saisine d’une juridiction de proximité

Alors que la doctrine et les professionnels du droit s’essoufflent dans l’exercice délicat de compréhension des nouvelles réformes de la procédure civile (sur chacun des éléments de cette réforme, v. Dalloz actualité, dossier Réforme de la procédure civile, 20 janv. 2020, reprenant les articles thématiques publiés au mois de décembre 2019 ; adde, pour un aperçu d’ensemble, S. Amrani-Mekki, Nouvelles réformes de la procédure civile. Vous avez dit simplification ?, JCP 2020. 75 ; N. Fricero, Tout ce que vous voulez savoir sur la réforme de la procédure civile sans oser le demander, Procédures 2020. Étude 1), la Cour de cassation vient rappeler à nos bons souvenirs des institutions que l’on croyait oubliées. Ce voyage dans un passé – pas si lointain – est l’occasion, pour elle, de rappeler ce que doit être la nature de la sanction de l’emploi d’un acte introductif d’instance à la place d’un autre : l’irrecevabilité de la saisine de la juridiction. Toutefois, cette constance ne doit pas dissuader le lecteur de questionner l’opportunité de cette qualification.

Une solution classique

Le temps est ici celui où la justice de proximité s’incarnait encore dans une juridiction et des juges distincts (sur cette disparition, v., parmi d’autres, S. Guinchard, A. Varinard et T. Debard, Institutions juridictionnelles, 15e éd., Dalloz, 2019). La juridiction de proximité connaissait, en matière civile, des actions personnelles ou mobilières jusqu’à la valeur de 4 000 € en dernier ressort ainsi que, à charge d’appel, des demandes indéterminées qui ont pour origine l’exécution d’une obligation dont le montant n’excède pas 4 000 € (COJ, art. L. 231-3 ancien). Lorsque le montant de la demande n’excédait pas cette somme, la juridiction pouvait être saisie par une déclaration au greffe (C. pr. civ., art. 843, al. 1er ancien).

En l’espèce, c’est précisément par ce mode de saisine qu’un justiciable a sollicité la convocation d’un juge de proximité devant la juridiction de proximité de Versailles. Il souhaite le voir condamner à lui payer la somme de 315 000 € à titre principal pour faute détachable de son service. S’estimant confronté à une « difficulté juridique sérieuse », le juge de proximité a renvoyé le dossier au juge d’instance (C. pr. civ., art. 847-4 ancien). À l’audience, le justiciable a modifié sa demande en sollicitant uniquement la reconnaissance de la faute détachable du service de la partie adverse, faisant d’elle une demande indéterminée. Par un jugement du 30 mai 2017, le tribunal d’instance a déclaré irrecevable la saisine de la juridiction de proximité par voie de déclaration au greffe. Dénonçant l’aptitude de cette juridiction à exercer son pouvoir de juger de préférence à une autre juridiction, le justiciable a formé un contredit (depuis le 1er septembre 2017, cette voie de recours a laissé place à un appel particulier : sur cette réforme de « simplification » du règlement des incidents de compétence, v., parmi d’autres, L. Mayer, Le nouvel appel du jugement sur la compétence, Gaz. Pal. 25 juill. 2017, p. 71, n° 1 ; J.-L. Gallet et E. de Leiris, La procédure civile devant la cour d’appel, 4e éd., 2018, LexisNexis, nos 520 s. ; D. d’Ambra, Droit et pratique de l’appel, 3e éd., 2018, Dalloz, spéc. n° 234.31 ; C. Laporte, Appel du jugement sur la compétence : un nouveau jour fixe imposé, Procédures 2017. Étude 29). Au terme d’une argumentation pour le moins confuse, il demande le renvoi des parties devant la Cour de cassation (sic).

Pour déclarer ce contredit irrecevable, les juges de la cour d’appel rappellent que la saisine de la juridiction de proximité par déclaration au greffe ne peut s’opérer que pour les demandes dont le montant n’excède pas 4 000 € (C. pr. civ., art. 843, al. 1er ancien). Or tel n’est pas le cas en l’espèce puisque la demande est indéterminée (v. déjà, refusant ce mode de saisine du juge de proximité pour une demande indéterminée, Civ. 1re, 26 janv. 2016, n° 14-29.117 P, Dalloz actualité, 11 févr. 2016, obs. M. Kebir ; D. 2016. 320 image ; Gaz. Pal. 17 mai 2016, p. 61, obs. L. Raschel ; Procédures 2016, n° 84, note Y. Strickler). Sans surprise, le justiciable forme alors un pourvoi en cassation en formulant deux moyens distincts. Premièrement, il critique la nature de la sanction retenue par les juges du fond. Lorsque la demande excède le taux de compétence, la juridiction ne pourrait que se déclarer incompétente par une décision relevant du contredit. En conséquence, c’est à tort que les juges ont déclaré la saisine irrecevable, et non porté celle-ci devant la juridiction compétente. Deuxièmement, il reproche aux juges d’avoir déclaré le contredit irrecevable au motif que cette voie de recours aurait été supprimée par le décret n° 2017-891 du 6 mai 2017, alors que les dispositions nouvelles moins avantageuses relatives à une voie de recours ne devraient s’appliquer qu’aux recours formés après la date de leur entrée en vigueur.

Si, en l’espèce, le contredit n’était pas encore devenu un vestige du passé en ce que la décision objet du recours avait été rendue avant le 1er septembre 2017 (décr. n° 2017-891, art. 53, disposant que cette voie n’est plus permise pour les décisions rendues à compter du 1er sept. 2017), la Cour de cassation n’en a pas moins confirmé la nature de la sanction. La raison de cette confirmation est simple. Le contredit a été dirigé « contre un jugement d’une juridiction ayant, non pas statué sur la question de sa compétence, mais déclaré irrecevable sa saisine par une déclaration au greffe ». En d’autres termes, cette voie de recours exclusivement destinée à trancher les questions de compétence a été improprement employée puisqu’il n’existait pas de problème de compétence.

Finalement, le justiciable voit son initiative processuelle irrémédiablement condamnée en raison de l’emploi d’un acte introductif d’instance à la place d’un autre. L’acte existe bel et bien, mais il n’est pas celui qui aurait dû être fait. À vrai dire, la solution est classique. Parmi les arrêts qui traitent de cette violation de la légalité procédurale, un grand nombre concernait l’hypothèse du plaideur qui n’avait pas adressé l’acte de procédure au destinataire désigné par le code de procédure civile. C’est notamment le cas de la déclaration d’appel adressée au greffe de la cour d’appel alors qu’elle aurait dû l’être au greffe de la juridiction qui a rendu la décision attaquée. À vrai dire, la nature de la sanction n’a jamais vraiment fait de doute. À l’exception d’un arrêt où la nullité avait été implicitement retenue (Civ. 2e, 9 mai 1985, n° 83-15.986 P, D. 1985. IR 467, obs. P. Julien), les différentes chambres de la Cour de cassation ont systématiquement sanctionné cette irrégularité par l’irrecevabilité de l’appel interjeté (Civ. 2e, 15 oct. 1980, n° 78-13.288 P, Gaz. Pal. 1981. I. 29, note J. Viatte ; RTD civ. 1981. 687, obs. J. Normand ; Soc. 9 mars 1989, n° 87-16.095 P ; Civ. 2e, 29 mars 1995, n° 93-13.849 P ; 22 oct. 1997, n° 94-15.305 P, D. 1997. 245 image). Si la teneur de l’irrégularité s’est depuis renversée (C. pr. civ., art. 932 ; exception faite de l’appel contre les décisions du juge des tutelles et les délibérations du conseil de famille, art. 1242), la haute juridiction continue à la sanctionner ainsi (v. not. Civ. 2e, 17 déc. 2009, n° 07-44.302 P, D. 2010. 99 image ; ibid. 532, chron. J.-M. Sommer, L. Leroy-Gissinger, H. Adida-Canac et S. Grignon Dumoulin image ; JCP S 2010. 1192. note A. Martinon ; Procédures 2010. n° 34. note R. Perrot). Plus récemment, on a pu voir se multiplier d’autres exemples de défaut de saisine régulière. Ils ont été l’occasion pour la Cour de cassation de réaffirmer la nature de la sanction. Ainsi, elle a jugé irrecevable l’appel du jugement d’orientation lorsque l’appelant a appliqué la procédure ordinaire, et non la procédure à jour fixe (Civ. 2e, 22 févr. 2012, n° 10-24.410 P, Dalloz actualité, 6 mars 2012, obs. V. Avena-Robardet ; D. 2012. 690 image ; Procédures 2012. n° 146. note R. Perrot ; ibid. Focus. 31. obs. C. Laporte ; ibid. Chron. 1. n° 19, obs. A. Leborgne ; Gaz. Pal. 15 mai 2012, p. 13, obs. C. Brenner ; RDBF 2012, n° 94. note S. Piédelièvre ; 25 sept. 2014, n° 13-19.000 P, Dalloz actualité, 7 oct. 2014, obs. V. Avena-Robardet ; D. 2014. 1945 image ; ibid. 2015. 1339, obs. A. Leborgne image ; RTD civ. 2015. 194, obs. N. Cayrol image). De même, elle a jugé irrecevable l’appel interjeté par la voie électronique dans une matière où son recours n’est pas autorisé (Civ. 2e, 10 nov. 2016, n° 14-25.631 P, Dalloz actualité, 6 déc. 2016, obs. R. Laffly ; D. 2016. 2502 image, note C. Bléry image ; ibid. 2017. 422, obs. N. Fricero image ; ibid. 605, chron. E. de Leiris, N. Palle, G. Hénon, N. Touati et O. Becuwe image ; AJDI 2017. 94, étude S. Gilbert image ; Procédures 2017, n° 1, note H. Croze ; 6 sept. 2018, n° 17-20.047 P, Dalloz actualité, 14 sept. 2018, obs. C. Bléry ; JCP G 2018. 1174. note G. Gerbay ; Gaz. Pal. 27 nov. 2018, p. 76, obs. H. Herman). En définitive, qu’importe l’irrégularité de la saisine constatée (pour une énumération exhaustive de ces cas, v. C. Bléry, « Sanction des règles de formation des actes de procédure », in S. Guinchard [dir.], Droit et pratique de la procédure civile. Droit interne et européen 2017/2018, 9e éd., Dalloz, 2016, p. 583 s., spéc. n° 162.15, p. 587 s.), la haute juridiction la sanctionne par une irrecevabilité (cependant de très rares arrêts préfèrent la sanction de nullité pour vice de forme ; pour un exemple récent, v. Civ. 1re, 15 mai 2019, n° 17-20.072 NP, Gaz. Pal. 23 juill. 2019, p. 56, obs. C. Bléry). À terme, on peut espérer que la généralisation de la communication par voie électronique (sur son champ d’application, v. E. de Leiris, Rép. pr. civ., v° Communication électronique, nos 10 s.) et l’unification des modes de saisine (sur les changements apportés par le décr. n° 2019-1333, 11 déc. 2019, Dalloz actualité, 19 déc. 2019, obs. M.-P. Mourre-Schreiber ; S. Amrani-Mekki, Nouvelles réformes de la procédure civile. Vous avez dit simplification ?, art. préc., spéc. n° 15) contribuent à réduire les risques de commettre de telles violations de la légalité procédurale.

Appréciation critique

Ici, la Cour de cassation élève l’emploi de la bonne forme de l’acte au rang de condition de recevabilité de l’action en justice. Or on ne peut raisonnablement défendre son rattachement aux autres conditions de recevabilité « par nature » (sur la distinction entre les conditions de recevabilité « par nature » et « par destination », v. E. Putman, « Un mot du droit dans le contexte du code de procédure civile : la recevabilité », in I. Pétel-Teyssié et C. Puigelier [dir.], Quarantième anniversaire du Code de procédure civile (1975-2015), 2016, éd. Panthéon-Assas, p. 191 s., spéc. nos 5 s., p. 193 s.). Le droit d’agir ne devrait pas dépendre de la forme de l’acte par laquelle il s’exprime. Mais alors, quelle autre sanction procédurale retenir ?

Pour certains auteurs (D. Tomasin, Remarques sur la nullité des actes de procédure, art. préc., spéc. p. 873 ; J. Normand, Les excroissances des fins de non-recevoir, RTD civ. 1981. 684 s., spéc. p. 687-688), la sanction d’inexistence aurait été bien plus respectueuse de la logique procédurale. En effet, dès lors que l’acte accompli n’est pas celui légalement requis, il doit être considéré comme juridiquement inopérant. En cela, il est privé d’existence juridique ! Pour d’autres, au contraire, « aucun acte juridique, au sens plein de ce terme, n’a été omis, puisqu’une manifestation de volonté a bien été émise. Seule la forme empruntée a fait l’objet d’une substitution. À partir du moment où l’acte accompli dans une autre forme que la forme requise possède tous les éléments constitutifs de l’acte juridique, il n’est pas objectivement inexistant (L. Mayer, Actes du procès et théorie de l’acte juridique, IRJS, 2007, n° 356, p. 383). En réalité, puisqu’il s’agit plutôt de sanctionner le non-respect d’une condition d’extériorisation de la volonté de l’auteur de l’acte, la nullité pour irrégularité de forme paraît être une sanction plus respectueuse de la logique juridique.

Malheureusement, l’emploi d’un mode de saisine déterminé n’a pas toujours à voir avec l’organisation de la défense des parties. Dans ces hypothèses, la démonstration d’un grief se trouverait alors compromise, rendant l’application de cette sanction totalement impossible (C. pr. civ., art. 114). À ce titre, le temps ne serait-il pas venu d’interroger l’application systématique de la règle du grief… ?

Action du débiteur en répétition des sommes indûment saisies sur ses comptes bancaires devant le juge de droit commun statuant en référé

Les contestations soulevées par le débiteur à l’occasion de la saisie-attribution de ses comptes bancaires relèvent de la compétence du juge de l’exécution. À peine d’irrecevabilité, elles doivent être formées dans le délai d’un mois suivant la dénonciation de la mesure. Toutefois, le non-respect de ce délai, imparti par les articles R. 211-3 et R. 211-11 du code des procédures civiles d’exécution, ne prive pas le débiteur de toute action. Le législateur lui permet, en effet, sur le fondement de l’article L. 211-4 du même code, d’agir en répétition de l’indu devant le juge du fond compétent.

L’application de ce texte, en apparence sans difficulté, nécessitait toutefois un certain éclairage, comme le laisse penser l’arrêt rendu le 30 janvier 2020 par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation.

En l’espèce, agissant sur le fondement de deux décisions judiciaires du 6 décembre 2007 et du 18 novembre 2009, un créancier a fait procéder à une saisie-attribution le 4 mars 2014, sur les comptes bancaires de sa débitrice. Cette dernière avait fait l’objet d’une procédure de liquidation judiciaire simplifiée par jugement du 29 septembre 2011, qui s’est achevée par la clôture pour insuffisance d’actif constatée le 25 septembre 2012. La débitrice a saisi le juge des référés d’une demande en...

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Conditions de prise d’effet d’une promesse de vente conclue sur un bien indisponible

En 2014, un propriétaire consent à un couple une donation portant sur une parcelle de terrain, donnée à bail. Le locataire du terrain assigne le propriétaire, ainsi que les donataires, en indemnisation et annulation de la donation, au motif qu’une promesse de vente lui a été consentie par le propriétaire en 2007. La vente n’avait pu alors se concrétiser, en raison de la stipulation dans l’acte de donation consenti au propriétaire par ses parents, d’une interdiction de vendre et d’hypothéquer, ainsi que d’un droit de retour. Cet obstacle juridique est ensuite devenu sans objet, au jour du décès du dernier parent du propriétaire (entre 2007 et 2014). Les juges du fond annulent la donation litigieuse et déclarent le locataire propriétaire de la parcelle. Donateur et donataire forment alors un pourvoi en cassation.

Ils font grief à la cour d’appel d’avoir violé les dispositions des articles 900-1 (relatif à la clause d’inaliénabilité), 1128 (relatif à la vente des choses dans le commerce) et 1589 (relatif aux promesses de vente) du code civil, dans leur rédaction applicable à la cause. Ils rappellent qu’une promesse synallagmatique de vente portant sur un bien rendu indisponible, du fait de l’application d’une clause d’inaliénabilité, est de nul effet, sauf à ce que le donataire ait été...

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La comparution du requérant à l’audience de prolongement de la mesure d’hospitalisation sans consentement est facultative

par Cédric Hélainele 24 février 2020

Civ. 1re, 30 janv. 2020, F-P+B, n° 19-23.659

Le contentieux de l’hospitalisation d’office porté devant la Cour de cassation est décidément assez riche ces derniers mois. Après d’utiles précisions sur le certificat médical (v. Civ. 1re, 5 déc. 2019, n° 19-22.930, Dalloz actualité, 20 déc. 2019, obs. N. Peterka) ; ou sur les moyens de défense (Civ. 1re, 15 janv. 2020, n° 19-12.348, Dalloz actualité, 31 janv. 2020, obs. C. Hélaine), la haute juridiction continue de dessiner les contours procéduraux de la matière. Dans cet arrêt, c’est la question de la comparution effective du directeur d’établissement qui était au cœur de la discussion. Faut-il que le requérant soit ainsi présent à l’audience ou peut-on se passer de sa comparution ? La réponse paraît plutôt facile à deviner mais la précision reste toutefois utile dans ce contentieux particulier où les droits fondamentaux d’un individu sont patents. Les faits sont classiques, encore une fois, en matière d’hospitalisation sans consentement. Un majeur présente des troubles du comportement avec agressivité et syndrome de persécution. Sa mère demande donc son hospitalisation en urgence. L’homme est interné sans consentement par décision...

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Le procureur est sur WhatsApp

Ce lundi, ce journaliste de l’Isère pianote sur son téléphone pour interroger le procureur de Grenoble sur d’éventuelles suites à un récent fait divers.

— Bonjour, avez-vous du nouveau sur l’homicide de vendredi à Saint-Ismier, demande-t-il.

— Bonjour. Non, rien de neuf, répond le magistrat.

Un échange banal ? Oui et non. Car cette conversation se déroule sur un groupe créé sur la messagerie WhatsApp. Et, mine de rien, c’est une petite révolution dans le monde de la justice. Éric Vaillant, le procureur de Grenoble, administre en effet depuis un an un groupe lui permettant d’informer les quatre-vingts journalistes abonnés. Certes, il existe déjà de nombreux groupes de messagerie rassemblant journalistes et communicants. « Presse Défense », créé en octobre 2017 sur WhatsApp, rassemble le fil des publications du centre de presse du ministère des armées. Quant à « Beauvau & presse - crise », hébergé sur Telegram, il informe ses cent six membres des chiffres des manifestations. Mais Éric Vaillant est le seul procureur de France, à sa connaissance, à s’être emparé des fonctionnalités de groupe de la messagerie détenue par Facebook.

Une expérience qu’il avait déjà tentée à son précédent poste à Cayenne. Le magistrat avait, pour la première fois, il y a cinq ans, utilisé la fonctionnalité de création d’un groupe à la suite de la suggestion d’un journaliste local. « Cela avait très bien marché, il y avait une cinquantaine d’abonnés au fil de discussion, détaille Éric Vaillant à Dalloz actualité. Les journalistes étaient très satisfaits car ils avaient des réponses très rapidement. Cela me permettait de mon côté de valoriser le travail des services d’enquête et de la justice, et de gagner du temps en ne recevant pas de nombreuses demandes d’information par SMS, mail ou téléphone. »

Différents outils

Responsables de la communication judiciaire, les cent soixante-six procureurs français peuvent communiquer afin d’éviter la propagation d’informations parcellaires ou inexactes ou pour mettre fin à un trouble à l’ordre public. Leurs outils ? Bien souvent le mail, la convocation d’une conférence de presse ou l’envoi de SMS groupés, comme le pratique par exemple le parquet de Paris. Les magistrats, une quinzaine environ, utilisent parfois également le réseau social Twitter. Entre nécessaire information du public et respect du secret de la procédure, l’exercice de communication est parfois source de tensions. En témoigne l’enquête ouverte en septembre 2018 pour violation du secret de l’instruction à Grenoble par l’ancien procureur Jean-Yves Coquillat après de nouvelles révélations sur l’affaire Nordhal Lelandais.

Dans la capitale des Alpes, l’utilisation de WhatsApp par le procureur est saluée par Benjamin Bourgine, rédacteur en chef de la radio France Bleu Isère. « À mon arrivée cet été, j’ai trouvé l’initiative plutôt constructive et transparente, souligne-t-il. Avec cette messagerie, le procureur ne nous donne pas plus d’informations, mais elle est partagée de façon horizontale et rapide. » WhatsApp dispense les journalistes d’une prise de note téléphonique parfois acrobatique, sur le terrain ou entre deux rendez-vous. Et la messagerie permet de contacter directement le procureur si un journaliste veut vérifier un scoop inconnu de ses confrères.

Forte appétence

Le groupe d’Éric Vaillant ne devrait pas étonner dans la magistrature. Créateur d’un nouveau service chargé de la presse et d’assistance au parquet du ressort de la cour d’appel de Douai en 2008, ce magistrat a une forte appétence pour la communication. « La cote d’amour de la magistrature a beaucoup baissé après l’affaire d’Outreau, relève-t-il. Si nous ne faisons pas ce métier pour être aimés, il faut toutefois que nos concitoyens aient confiance dans la justice. La justice doit donc être expliquée et incarnée par les procureurs, les substituts ou les vice-procureurs. » Résultat ? À Grenoble, Éric Vaillant incite ses collaborateurs à répondre également à la presse sur telle ou telle thématique.

Une position rare dans la magistrature, un corps parfois déçu par la tendance des médias à la personnification. Que ce soit à travers des formations dispensées ou la participation au groupe de travail Communication du parquet mis en place en 2014 par la direction des affaires civiles et des grâces – où il a côtoyé son patron actuel, le procureur général de la cour d’appel de l’Isère, Jacques Dallest, également doyen des enseignements du pôle Communication judiciaire de l’École nationale de la magistrature –, le magistrat plaide pour une évolution des pratiques. « La communication est un art difficile, résume Éric Vaillant. Quand j’envoie un tweet ou un message au groupe WhatsApp, je tourne sept fois mon doigt sur le clavier. Mais si nous ne communiquons pas sur ce que nous faisons de bien, qui va le savoir ? »

De l’intérêt de la décimale

On sait que le taux effectif global doit être mentionné dans l’offre de prêt, sous peine d’une déchéance totale ou partielle du droit aux intérêts (V. à ce sujet, D. Legeais, Opérations de crédit, 2e éd., LexisNexis, 2018, n° 297), cette sanction ayant été généralisée par l’ordonnance n° 2019-740 du 17 juillet 2019 relative aux sanctions civiles applicables en cas de défaut ou d’erreur du taux effectif global (V. à ce sujet, J.-D. Pellier, L’harmonisation des sanctions civiles applicables en cas de défaut ou d’erreur du taux effectif global, CCC 2019. Focus 43). Toutefois, la jurisprudence écarte la sanction lorsque l’erreur dans le taux est inférieur à une décimale, en se fondant sur l’ancien article R. 313-1 du code de la consommation (devenu l’art. R. 314-2 suite au décr. n° 2016-884 du 29 juin 2016 relatif à la partie réglementaire du code de la consommation). L’arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 5 février 2020 illustre cette tendance. En l’espèce, le 16 décembre 2010, M. M. et Mme A. ont accepté l’offre de crédit immobilier émise le 20 novembre 2010 par une banque, au taux effectif global de 3,363 % par an. Par la suite, invoquant le caractère erroné de ce taux et l’absence de mention du taux de période, les emprunteurs ont assigné la banque en déchéance des intérêts conventionnels et, subsidiairement, en annulation de la stipulation d’intérêts.

La cour d’appel d’Aix-en-Provence, dans un arrêt du 15 novembre 2018, a prononcé la nullité de la stipulation d’intérêts, en retenant le défaut de communication du taux de période, élément déterminant du taux effectif global. Mais l’arrêt est censuré au visa des articles L. 312-8, 3°, du code de la consommation, dans sa rédaction issue de la loi n° 2010-737 du 1er juillet 2010, L. 313-1 du même code, dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2006-346 du 23 mars 2006, L. 312-33 de ce code, dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2000-916 du 19 septembre 2000, et R. 313-1, dans sa rédaction issue du décret n° 2002-927 du 10 juin 2002. La Cour régulatrice considère qu’’« En application de ces textes, l’offre de prêt immobilier doit mentionner le taux effectif global, qui est un taux annuel, proportionnel au taux de période, lequel, ainsi que la durée de la période, doivent être expressément communiqués à l’emprunteur. Le défaut de communication du taux et de la durée de la période est sanctionné par la déchéance, totale ou partielle, du droit aux intérêts conventionnels. Une telle sanction ne saurait cependant être appliquée lorsque l’écart entre le taux effectif global mentionné et le...

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Plus de mixité et de diversité dans les métiers du droit ?

Une diversité de genre contrastée, une diversité sociale occultée

Depuis le début des années 2000, la proportion de femmes parmi les étudiants dans les filières de sciences juridiques est stable (autour de 66 %). Mais cette proportion ne se retrouve pas dans toutes les professions judiciaires. Si les femmes sont majoritaires dans la magistrature et les greffes et si les professions d’avocat et de notaire pourraient devenir féminines, d’autres « paraissent demeurer des bastions masculins » : les femmes ne représentent ainsi que 23 % des administrateurs judiciaires, 27 %, des commissaires-priseurs judiciaires, 27 % des avocats aux conseils, 35 % des conseillers d’État et 38 % des huissiers.

Sur les questions de mixité sociale, le rapport s’est heurté à l’absence de données, sauf quelques exceptions (Dalloz actualité, 29 nov. 2019, art. P. Januel). L’absence de chiffres permet de masquer le problème. C’est pourquoi, « convaincu que le traitement d’un déficit de diversité constitue un travail de long terme requérant une continuité autant dans le diagnostic que dans l’action, le CND propose de constituer un Observatoire de la diversité des professions du droit ». Plus largement le CND préconise de développer la recherche sur les thématiques de diversité de genre et d’origine sociale des professions du droit, par des appels d’offres financés.

Accroître la mixité et la diversité

Le rapport s’interroge ensuite sur la faible attractivité de certaines professions juridiques en fonction du genre. Une enquête menée à la demande du CND par les étudiants d’un master 2 de Paris II Panthéon-Assas et intitulée « La magistrature fait-elle fuir les hommes ? » (publiée en annexe du rapport) propose deux explications. Interrogés « sur les obstacles de la mixité dans la magistrature, les étudiants ont mis en avant deux causes : la rémunération insuffisante (52 %) et la dévalorisation de la profession (31 %) ». « La faible attractivité pour les hommes du métier de magistrat ne procède en effet pas tant de sa sur-féminisation que du manque de prestige dans la représentation qu’ils se font de la profession ». Pour contrer ce phénomène, le CND préconise notamment de développer des actions de communication. Autre suggestion : mettre en œuvre une politique effective d’égalité entre les femmes et les hommes dans le déroulement des carrières (en particulier dans les professions réglementées).

Sur la mixité sociale, le CND relève que les étudiants en fac de droit sont moins homogènes socialement que dans les grandes écoles : 40 % des étudiants inscrits en licence de droit bénéficient d’une bourse sur critères sociaux (35 % en master), soit des taux bien supérieurs aux écoles de commerce (13,5 %) ou aux grands établissements publics (21,5 %).

Pour casser les barrières sociales à l’entrée des professions, le CND n’est pas favorable à l’abandon de l’épreuve écrite de culture générale. Il souhaite plutôt développer l’enseignement des humanités à l’université et le tutorat pour les étudiants les plus modestes. Autre proposition : « développer des filières sélectives dans les facultés de droit, avec prise en compte, outre le mérite, de critères sociaux dans le choix des étudiants sélectionnés », qui serait un moyen de réduire la fracture entre université et grandes écoles.

Les recrutements en cours de carrière doivent être encouragés. Concernant la magistrature, des réflexions sont d’ailleurs en cours, à l’ENM et à la DSJ pour refondre la troisième voie d’accès à la magistrature, afin de renforcer son attractivité.

Enfin, « une des raisons de la désaffection des métiers du droit relevant de la fonction publique pourrait tenir à une insuffisance, réelle ou supposée, de leur rémunération comparée à celle des professions réglementées qui serait, suivant un stéréotype répandu, plus élevées. » Le CND préconise d’engager une réflexion sur l’adéquation des rémunérations aux niveaux de responsabilité et que les étudiants soient mieux informés sur ce sujet. De manière générale, pour conjurer les fausses représentations des étudiants sur les métiers du droit, le CND recommande la création d’un module obligatoire en licence sur les métiers du droit.

Retour sur la sanction des irrégularités relatives à l’avenant au crédit immobilier

Il est fréquent qu’un contrat de crédit immobilier fasse l’objet d’une renégociation (v. à ce sujet D. Legeais, Opérations de crédit, 2e éd., LexisNexis, 2018, nos 2061 s.). L’article L. 313-39 du code de la consommation (anc. art. L. 312-14-1, issu de L. n° 99-532, 25 juin 1999, relative à l’épargne et à la sécurité financière, art. 115) prévoit à cet égard, en son alinéa 1er, qu’« en cas de renégociation de prêt, les modifications au contrat de crédit initial sont apportées sous la seule forme d’un avenant établi sur support papier ou sur un autre support durable » (sur la portée de cet avenant, v. Civ. 1re, 3 mars 2011, n° 10-15.152, Dalloz actualité, 14 mars 2011, obs. V. Avena-Robardet ; D. 2011. 814, obs. V. Avena-Robardet image ; ibid. 2012. 840, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image ; ibid. 1908, obs. D. R. Martin et H. Synvet image ; RDI 2011. 265, obs. H. Heugas-Darraspen image ; RTD com. 2011. 402, obs. D. Legeais image). L’alinéa 2 du même texte fixe, quant à lui, les informations devant être fournies au consommateur, sans toutefois que des sanctions soient prévues par le code, ce qui incite naturellement les emprunteurs à tenter d’obtenir la nullité de la stipulation d’intérêts en cas d’irrégularité affectant l’avenant. Encore faut-il, pour que la question se pose, que le professionnel ait véritablement manqué à ses obligations, comme en témoigne un arrêt rendu par la première chambre civile le 5 février 2020. En l’espèce, le 20 août 2011, M. V… et Mme D… ont accepté une offre de crédit immobilier consentie par une banque, portant sur un prêt au taux nominal de 3,7 % et au taux effectif global de 4,66 %. Puis, par avenant du 30 septembre 2014, ratifié le 11 octobre de la même année, le taux nominal a été fixé à 3,25 % et le taux effectif global à 3,29 %. Les emprunteurs ont par la suite assigné la banque en nullité de la stipulation d’intérêts du prêt initial et de l’avenant. La cour d’appel de Toulouse, dans un arrêt du 31 octobre 2018, a prononcé la nullité de la stipulation d’intérêt figurant à...

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Justice et grève des avocats : « Pourra-t-on résister à une explosion nucléaire et une tempête tropicale ? »

Voici venu le temps de l’enlisement. Les avocats entament leur septième semaine de grève, les négociations avec le gouvernement n’ont guère avancé, les magistrats et les greffiers tirent la langue, les incidents d’audience ont émaillé la chronique judiciaire, la justice – malmenée par des années de moyens insuffisants – est « au bord de l’implosion », comme l’a déclaré l’USM dans un communiqué du 13 février, ou le syndicat de la magistrature dans plusieurs textes, évoquant « l’asphyxie » des tribunaux.

Les renvois s’enchaînent, les stocks de dossiers s’aggravent, les réponses pénales sont inadaptées et le contentieux familial malmené par l’absence des avocats. À Paris, les audiences correctionnelles – trois cents par mois, actuellement une centaine, selon le parquet de Paris – sont renvoyées à 2021. Le président du tribunal judiciaire de Bobigny, Renaud Le Breton de Vannoise, estime qu’il « est certain que ces renvois, représentant 30 à 40 % de nos audiences pénales et peut-être un peu moins au civil, vont peser très lourd dans les mois qui viennent et obèrent l’action de déstockage que nous menons notamment avec l’aide d’un contrat d’objectif passé avec la cour d’appel ». Concernant les décriées demandes de mise en liberté massives, Sophie Legrand, du syndicat de la magistrature, reconnaît que la pratique peut « crisper » les collègues.

À la cour d’appel de Paris, un magistrat de cours d’assises ne peut nier l’évidence : « je subis de plein fouet l’immense désorganisation que ce mouvement cause et c’est voulu. Aux assises, peut-être plus qu’ailleurs, nous sommes obligés de prendre en considération le fait que l’avocat est nécessaire même si l’accusé peut, en théorie, être assisté par quelqu’un d’autre. Nous pourrions également commettre d’office un autre avocat mais il s’agit ici d’une grève, c’est différent. » La semaine dernière, un procès d’une semaine a dû être renvoyé, ce qui, à Paris, est une gageure organisationnelle.

Le procureur de la République de Dijon, Éric Mathais, président de la Conférence nationale des procureurs de la République (CNPR), estime que l’impact sur les services pénaux « est massif ». « À Dijon, on renvoie 80 % des dossiers et, au civil, c’est à près au même niveau. Les situations sont très différentes selon les juridictions mais le stock de certaines d’entre elles va avoir du mal à s’en remettre », prévoit-il à l’instar de nombre de ses collègues. Pour résumer, « la situation est relativement préoccupante pour les greffiers et les magistrats, avec un service public gravement perturbé et des effets durables difficilement rattrapables ».

Au tribunal judiciaire de Laval, sa présidente fait en fonction des circonstances locales et de l’état de la juridiction. « Les critères évoluent chaque semaine. Nous pouvons renvoyer un gros dossier correctionnel et le refuser pour un autre dossier si, matériellement et procéduralement, par exemple, c’est impossible. Je laisse chaque président d’audience décider. Il est évident que nous ne raisonnons pas de la même manière la sixième semaine que la première ». À Laval, 80 % des dossiers JAF ont sauté, les affaires civiles et mineurs ont été totalement renvoyées. Les correctionnelles collégiales pourront être audiencées à nouveau en avril, détaille Sabine Orsel, mais pas les audiences à juge unique. Pour ces dernières, il faudra attendre septembre. « C’est en train de nous anéantir, ajoute-t-elle, en un mois, on perd un an. Nous n’avons pas les moyens de doubler les audiences. Par exemple, pour les contentieux non régulés, comme les référés, nous prendrons ce qui est prêt. Au lieu de trois ou quatre dossiers, nous en aurons vingt d’un coup. Soit nous imposerons le renvoi, soit nous jouerons sur les dates de délibérés, parce que, vous l’aurez compris, la grève des avocats, ce n’est pas comme une grève SNCF. Le train repart et c’est oublié. Là, c’est un peu différent. Sur l’état des stocks des dossiers, cette situation met à néant les efforts que nous avons fournis pendant plus d’un an. »

Des réactions « officielles » de chefs de juridictions ont crispé des relations parfois déjà tendues. Le 21 janvier, à Lille, le président déplorait certaines formes du mouvement, notamment « des prises à partie personnelle ». Même son de cloche le 29 janvier à Toulouse. Le 12 février, le tribunal judiciaire de Tours, dans un « communiqué » (et non une motion) faisant suite à une assemblée générale extraordinaire, le président, le procureur de la République et le directeur de greffe « s’inquiétaient » de la poursuite du mouvement, de certaines « modalités d’action », « regrettaient les inutiles tensions récemment apparues », notamment les manifestations au sein du palais et « s’émouvaient » aussi de la présence massive des avocats en audience. Interrogé, Christophe Régnard, président du tribunal, explique : « Nous avons été très coulants les quinze premiers jours de la grève, nous avons beaucoup renvoyé mais, au bout de six semaines, cela commence à poser des problèmes. Nous avons été obligés de resserrer un peu, nous avons expliqué aux avocats et avons décidé, quand la loi nous l’autorisait, de juger sans avocat. Quand les désignations ont repris, nous avons eu bon espoir, et voilà que la grève reprend avec des demandes de mise en liberté en masse, des plaidoiries sans aucun rapport avec le fond, les applaudissements de dizaines d’avocats en pleine audience… Je vous assure qu’avoir trente à quarante avocats en permanence quand vous jugez, avec certains d’entre eux qui s’approchent, c’est une pression redoutable. » Le magistrat est en contact permanent avec le bâtonnier pour éviter « que l’irréparable soit commis, d’un côté comme de l’autre ». Bref, « on ne va pas attendre le vote du projet de loi pour renvoyer le moins possible. Tout cela est très inconfortable pour nous aussi. Nous n’avons qu’une envie, que cela s’arrête ». Plus virulents, le président du tribunal de Paris et le procureur de Paris qui ont proclamé à l’unisson au Monde et au Figaro, « ça suffit ! ». Un chef de cour d’appel est excédé. « En réalité, tout le monde est excédé mais peu osent le dire. »

Le gouvernement invité à prendre « enfin la mesure du désarroi »

Et pourtant, dans ce fatras judiciaire, dans cet emballement vers « l’implosion », l’exaspération de certains chefs de juridiction ne suffit pas à écraser une communauté, certes désordonnée et terriblement épuisée. Il est indéniable que la grève a provoqué des tensions entre professions, que « ce ne sont pas les avocats qui sont comptables devant le ministère de l’activité des juridictions », cingle une parquetière, que les avis ne sont pas invariablement uniformes. Un chef de cour d’appel dit « son ulcération » face au discours des avocats « prétendant ces blocages pour nous aider et dénoncer notre manque de moyens alors que seuls leurs intérêts les préoccupent. Ce sont des pompiers pyromanes dans toute leur splendeur ».  Mais les magistrats contactés savent que « leurs inquiétudes » ne sont pas toutes nées il y a six semaines, quand les barreaux se sont mis en grève. Cette dernière est la cerise maudite. Car, cela a été dit de nombreuses fois, le mouvement des avocats est aussi l’occasion de montrer de façon désespérante au ministère de la justice, au-delà des statistiques qu’il garde jalousement, que la machine va mal. En prend-il la mesure alors que la septième semaine de grève débute, que les instances de la profession le disent toujours aussi « sourd » à tout dialogue ?

L’USM, syndicat majoritaire, a appelé, cette semaine, « le gouvernement à prendre enfin la mesure du désarroi exprimé par l’ensemble des acteurs de la chaîne judiciaire et à trouver rapidement la voie d’une sortie de crise ». Le syndicat de la magistrature a, lui aussi, dans plusieurs textes, officiellement soutenu le mouvement et rappelé que « l’exaspération et l’inquiétude des avocats » intervenaient dans un contexte « d’asphyxie des juridictions liée à la charge de travail » et « l’absence totale de moyens d’anticipation ». Pour Sabine Orsel, « on sent la détresse des avocats. J’espère qu’ils s’en relèveront tous, ce mouvement, c’est la mesure de leur désespoir ». « Nous souhaitons avec le bâtonnier que cette grève n’entraîne pas dans les rapports avec les avocats une dégradation qu’il serait ensuite difficile de surmonter car nos missions respectives n’ont pas de sens sans une vision convergente et respectueuse de nos valeurs professionnelles. Je formule le vœu que cette grève, qui, j’imagine, doit aussi fragiliser les avocats qui sont dans des situations précaires, trouve au plus vite une issue », a également espéré le président du tribunal de Bobigny.

Comme à Laval, « on ne dédoublera pas les audiences », prévient Christophe Régnard, à Tours. Hervé Bonglet, secrétaire général de l’Union nationale des syndicats autonomes – services judiciaires, abonde, « dans six ou huit mois, qu’on ne vienne pas nous mettre une pression impossible du fait du retard pris. Ce qui nous fait peur, ce n’est pas tellement le retard mais les situations humaines derrière tout cela… Et ce n’est pas que du fait des avocats. Nous sommes un collectif ». Et puis, selon Christophe Régnard, « nous sommes laissés tout seuls, il n’y a aucune instruction, aucune information sur les avancées des négociations. On se débrouille alors que la Chancellerie nous demande des remontées hebdomadaires – au début du mouvement, c’était quotidien !» « Le château s’écroule. Essayer de nous faire croire que la situation n’était pas déjà catastrophique avant cette grève, c’est de la foutaise. Pourra-t-on résister à une explosion nucléaire et une tempête tropicale ? »

Bombe à retardement : la cour n’est pas saisie par l’acte d’appel sans mention des chefs de jugement critiqués

Alors que les avocats pouvaient s’estimer définitivement à l’abri de la sanction d’une absence d’effet dévolutif au regard d’une déclaration d’appel qui ne mentionnerait pas les chefs de jugement critiqués, aidés en cela par les décisions des cours d’appel et une interprétation, hâtive, des avis du 20 décembre 2017 de la Cour de cassation, voilà un arrêt d’une importance capitale.

Cet arrêt, rendu en formation de Section et destiné à une très large publication, a indiscutablement une première valeur formelle puisqu’il adopte la nouvelle norme de rédaction souhaitée par la Cour de cassation elle-même, son ancien Premier président et l’actuel Président de la deuxième chambre civile. Aristote et le syllogisme juridique cèdent du terrain au profit de paragraphes numérotés et d’un style direct, bref plus moderne. Si d’aucuns le regretteront inévitablement, d’autres salueront cette nouvelle motivation développée qui permet d’entrer au cœur du raisonnement de la Haute juridiction. Exit donc les attendus et leur part de mystère, tantôt redoutés tantôt chéris par les étudiants et les universitaires. C’est la loi de la modernité que de comprendre tout et vite. En un battement de cils, la solution doit sauter aux yeux.

Faisons œuvre de synthèse et condensons le rappel des faits, la procédure et l’énoncé du moyen (§§ 1, 2 et 3), citons donc la réponse in extenso de la Cour puisqu’elle permet de tout comprendre (§§ 4 à 16), et risquons-nous tout de même à un commentaire.

Déclarée responsable et condamnée pour insuffisance d’actif, une partie régularise deux actes d’appel d’un jugement du tribunal de commerce. Sur les deux déclarations d’appel, en date des 15 et 18 décembre 2017, l’appelant avait mentionné qu’il formait appel « total », sans plus de précisions. Par arrêt en date du 31 mai 2018, la cour d’appel d’Aix-en-Provence juge qu’elle n’est saisie d’aucune demande, constate l’absence de régularisation d’une nouvelle déclaration d’appel dans le délai imparti pour conclure et confirme purement et simplement le jugement entrepris. Devant la Cour de cassation, le demandeur au pourvoi faisait grief à la cour d’appel de ne pas avoir pris en compte ses conclusions qui précisaient pourtant les chefs de jugement critiqués et ajoutait que, constatant que l’appel total n’était pas nul, faute de grief allégué par l’intimé, l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales avait été violé.

La deuxième chambre civile répond :

« 4. En vertu de l’article 562 du code de procédure civile, dans sa rédaction issue du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017, l’appel défère à la cour la connaissance des chefs de jugement qu’il critique expressément et de ceux qui en dépendent, la dévolution ne s’opérant pour le tout que lorsque l’appel tend à l’annulation du jugement ou si l’objet du litige est indivisible.
5. En outre, seul l’acte d’appel opère la dévolution des chefs critiqués du jugement.
6. Il en résulte que lorsque la déclaration d’appel tend à la réformation du jugement sans mentionner les chefs de jugement qui sont critiqués, l’effet dévolutif n’opère pas.
7. Par ailleurs, l’obligation prévue par l’article 901, 4°, du code de procédure civile, de mentionner, dans la déclaration d’appel, les chefs de jugement critiqués, dépourvue d’ambiguïté, encadre les conditions d’exercice du droit d’appel dans le but légitime de garantir la bonne administration de la justice en assurant la sécurité juridique et l’efficacité de la procédure d’appel.
8. Enfin, la déclaration d’appel affectée de ce vice de forme peut être régularisée par une nouvelle déclaration d’appel, dans le délai imparti à l’appelant pour conclure au fond conformément à l’article 910-4, alinéa 1, du code de procédure civile.
9. Il résulte de ce qui précède que ces règles ne portent pas atteinte, en elles-mêmes, à la substance du droit d’accès au juge d’appel.
10. Or, la cour d’appel a constaté que les déclarations d’appel se bornaient à mentionner en objet que l’appel était « total » et n’avaient pas été rectifiées par une nouvelle déclaration d’appel. Elle a donc retenu à bon droit, et sans méconnaître les dispositions de l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, que cette mention ne pouvait être regardée comme emportant la critique de l’intégralité des chefs du jugement ni être régularisée par des conclusions au fond prises dans le délai requis énonçant les chefs critiqués du jugement.
11. Le moyen n’est donc pas fondé.
Mais sur le moyen relevé d’office
12. Conformément aux articles 620, alinéa 2, et 1015 du code de procédure civile, avis a été donné aux parties.
Vu l’article 562 du code de procédure civile :
13. Il résulte de ce texte que le juge qui décide qu’il n’est saisi d’aucune demande, excède ses pouvoirs en statuant au fond.
14. Après avoir dit que les deux déclarations d’appel déposées par M. X… ne défèrent à la cour aucun chef critiqué du jugement attaqué et que la cour n’est par suite saisie d’aucune demande, la cour d’appel a confirmé le jugement.
15. En statuant ainsi, la cour d’appel a excédé ses pouvoirs et violé le texte susvisé.
Portée et conséquences de la cassation
16. En application de l’article 1015 du code de procédure civile, avis a été donné aux parties qu’il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 1, du code de l’organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, par voie de retranchement, mais seulement en ce qu’il confirme en conséquence purement et simplement le jugement attaqué, l’arrêt rendu le 13 septembre 2019, entre les parties, par la cour d’appel d’Aix-en-Provence ;
DIT n’y avoir lieu à renvoi ; »

Nul n’ignore, selon la formule consacrée, que depuis l’entrée en vigueur au 1er septembre 2017 du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017 relatif aux exceptions d’incompétence et à l’appel en matière civile, que l’appelant a l’obligation de mentionner sur son acte d’appel les chefs de jugement critiqués sauf si l’appel tend à l’annulation du jugement ou si l’objet du litige est indivisible (C. pr. civ., art. 901) et que l’appel défère à la Cour la connaissance des chefs de jugement qu’il critique expressément et de ceux qui en dépendent. La dévolution ne s’opère pour le tout que lorsque l’appel tend à l’annulation du jugement ou si l’objet du litige est indivisible (C. pr. civ., art. 562).

Par trois avis remarqués, la deuxième chambre civile avait précisé que conformément à l’article 901 du code de procédure civile, la sanction encourue par l’acte d’appel qui ne mentionne pas les chefs de jugement critiqués est une nullité de forme, régularisable dans le délai imparti à l’appelant pour conclure, et il ne résulte de l’article 562 du code de procédure civile, qui précise que l’appel ne défère à la cour que la connaissance des chefs de jugement qu’il critique expressément et de ceux qui en dépendent, aucune fin de non-recevoir (Civ. 2e, avis, 20 déc. 2017, nos 17019, 17020, 17021, Dalloz actualité, 12 janv. 2018, obs. R. Laffly).

La nullité ne faisait pas de doute puisqu’elle résulte du texte même de l’article 901 et elle avait logiquement été retenue par la Haute Cour au détriment de l’irrecevabilité de l’appel, conduisant la plupart des cours d’appel à n’examiner l’effet dévolutif que sous l’angle de la nullité de forme en cas d’appel « total ». Celles-ci en déduisaient que dès lors que l’appelant critiquait, dans ses écritures, la décision de première instance, l’intimé savait pertinemment comment se défendre et qu’aucun grief n’était ainsi caractérisé. Mais pouvait se poser la question d’une issue différente car il ne fallait pas faire dire à l’avis ce qu’il ne voulait pas dire alors qu’il n’était pas du tout certain que la nullité de forme était le seul risque, bien mineur donc, encouru. Car la Cour de cassation, tenue par les questions posées selon la procédure d’avis, avait dit in fine sans objet la question posée au visa de l’article 562 du code de procédure civile. Comme nous l’évoquions à l’occasion de ces trois avis, la partie n’était peut-être pas terminée puisqu’en l’absence d’indication des chefs de jugement critiqués dans la déclaration d’appel, l’intimé, plutôt que d’emprunter la voie de la nullité, ne pourrait-il pas prétendre que l’appel n’est pas soutenu puisque l’effet dévolutif ne peut jouer, la Cour n’étant pas saisie ?

La question de l’absence d’effet dévolutif privant la cour d’appel d’une possibilité de statuer était d’autant plus en suspens que la Cour de cassation elle-même n’avait pas caché son souhait, en partie exaucé par le décret du 6 mai 2017, de voir le procès d’appel recentrer sur une critique de la décision de première instance. Et elle le rappelle dans cet arrêt du 30 janvier 2020 : « l’obligation prévue par l’article 901, 4°, du code de procédure civile, de mentionner, dans la déclaration d’appel, les chefs de jugement critiqués, dépourvue d’ambiguïté, encadre les conditions d’exercice du droit d’appel dans le but légitime de garantir la bonne administration de la justice en assurant la sécurité juridique et l’efficacité de la procédure d’appel » (§ 7). La circulaire de présentation des dispositions du décret, en date du 4 août 2017, le rappelait sans équivoque : « L’appelant est ainsi contraint de délimiter son appel dans son acte d’appel. L’effet dévolutif ne jouera pas en l’absence de critique expresse sur des chefs du jugement déterminés. La faculté de faire un appel général est ainsi supprimée, sauf demande d’annulation du jugement ou cas d’indivisibilité du litige, et la cour ne sera pas saisie par un appel général en dehors de ces exceptions. Cette disposition s’applique non seulement à l’appel principal mais également aux appels incidents et provoqués. Cette évolution, qui conduit à imposer une plus grande fixité du procès, traduit, pour ce qui concerne l’étendue de l’appel, l’idée que l’appel tend à apporter une réponse précise aux contestations ciblées par l’appelant à l’égard du premier jugement » (Circ. du 4 août 2017, fiche n° 1, p. 5-37).

Mais, loin de là, depuis les trois avis précités, deux courants se dégageaient. Celui, très majoritaire, des cours d’appel qui, face à un appel total, estimaient que seule une nullité de forme devant causer grief pouvait être invoquée. Les trois avis étaient appliqués « au pied de la lettre » et le grief n’était jamais rapporté dès lors que, dans ses conclusions, l’appelant apportait une critique de la décision du premier juge. L’effet du décret était raté. L’autre, très minoritaire, qui relevait que l’effet dévolutif ne pouvait jouer dès lors que l’acte d’appel ne mentionnait aucun chef de jugement critiqué. Dans ce dernier cas, l’intimé ne se plaçait pas sur le terrain de l’exception de nullité, soutenue in limine litis, mais concluait devant la cour d’appel tout simplement à l’absence d’effet dévolutif.

Ainsi, pour la cour de Paris « l’indétermination des chefs exacts de critique du jugement dans la déclaration d’appel qui précise toutefois que ce dernier n’est que partiel – laquelle n’a pas été régularisée par une nouvelle déclaration et n’a pu l’être par voie de conclusions – ne permet pas de connaître la portée de ce qui est dévolu à la cour et c’est, en conséquence, à juste titre que les intimées font valoir que la déclaration d’appel est privée de tout effet dévolutif ». La Cour écarte la fin de non-recevoir, dit qu’elle n’est pas saisie par la déclaration d’appel et que le jugement doit être confirmé en toutes ses dispositions (Paris, pôle 5, ch. 6, 16 mars 2018, n° 17/18759). Ou encore : « Considérant que la déclaration d’appel mentionnant ’appel total’ alors que l’objet du litige est divisible, et le dépôt des conclusions ultérieures par l’appelante n’étant pas de nature à suppléer l’absence d’effet dévolutif résultant d’une déclaration d’appel non renseigné, il s’ensuit qu’il n’est déféré à la cour la connaissance d’aucun chef de l’ordonnance expressément critiqués » (Paris, pôle 1, ch. 3, 31 oct. 2018, n° 18/02258). De même, pour la cour d’Amiens, l’absence de chefs de jugement critiqués sur l’acte d’appel entraîne l’irrecevabilité de l’appel (Amiens, 5e ch., 23 avr. 2019, n° 18/00212) ou bien le fait qu’elle n’est pas saisie (Amiens, ch. éco., 21 mars 2019, n° 18/04134).

On le voit, si l’absence d’effet dévolutif en présence d’un appel « total » ne faisait pas de doute pour certaines cours, non seulement cette thèse était peu partagée mais la sanction apparaissait à géométrie variable : absence de saisine pour l’une, irrecevabilité de l’appel pour l’autre, ou bien confirmation pure et simple du jugement. L’apport de la deuxième chambre civile est ici majeur puisque si se trouve consacrée l’absence d’effet dévolutif en cas d’appel total, elle casse et annule, par voie de retranchement, l’arrêt de la cour d’appel d’Aix-en-Provence seulement en ce qu’il confirme purement et simplement le jugement attaqué. Cette appréciation de la portée de la sanction est tout à fait logique puisque l’appel est bien recevable dès lors qu’il est fait dans le délai imparti ou par voie électronique en procédure avec représentation obligatoire. Et saisie d’aucun chef de jugement critiqué dans l’acte d’appel, la cour d’appel se trouve dans l’impossibilité de statuer… et donc de confirmer la décision dont appel.

Quelles conséquences pratiques en tirer ? Si la nullité de forme a toujours cours en cas d’appel ne mentionnant pas les chefs de jugement critiqués, l’intimé, qui aura le plus grand mal à démontrer un grief notamment lorsque les conclusions viendront préciser les chefs de jugement critiqués, aura tout intérêt à conclure au fond à l’absence d’effet dévolutif une fois passé le délai pour conclure de l’appelant qui n’aura pas réitéré son acte d’appel. En effet, la deuxième chambre civile en profite pour rappeler la solution dégagée dans ses trois avis : la nullité peut être couverte par une nouvelle déclaration d’appel, laquelle ne peut intervenir après l’expiration du délai imparti à l’appelant pour conclure au fond conformément à l’article 910-4, alinéa 1, du code de procédure civile (§ 8). Et c’est là une dernière question en suspens. Il est fort possible qu’il s’agisse là de l’unique moyen de régulariser l’erreur commise et que l’on s’oriente vers un abandon de la propre doctrine de la Cour de cassation qui estimait, depuis un arrêt du 16 octobre 2014 rendu au visa de l’article 2241 du code civil, qu’une cour d’appel ne peut dénier l’effet interruptif à la nullité de l’acte d’appel qu’elle a pu prononcer à l’encontre d’une première déclaration d’appel (Civ. 2e, 16 oct. 2014, n° 13-22.088, Dalloz actualité, 28 oct. 2014, obs. N. Kilgus ; D. 2014. 2118 image ; ibid. 2015. 287, obs. N. Fricero image ; ibid. 517, chron. T. Vasseur, E. de Leiris, H. Adida-Canac, D. Chauchis, N. Palle, L. Lazerges-Cousquer et N. Touati image) et qu’un vice de procédure est interruptif du délai de forclusion de l’appel, ce qui autorise donc une régularisation de la déclaration d’appel tant que le juge n’a pas statué (Civ. 2e, 1er juin 2017, n° 16-14.300, Dalloz actualité, 4 juill. 2017, obs. R. Laffly ; D. 2017. 1196 image ; ibid. 1868, chron. E. de Leiris, N. Touati, O. Becuwe, G. Hénon et N. Palle image ; ibid. 2018. 692, obs. N. Fricero image).

Le paragraphe 8 de l’arrêt est clair : « Enfin, la déclaration d’appel affectée de ce vice de forme peut être régularisée par une nouvelle déclaration d’appel, dans le délai imparti à l’appelant pour conclure au fond conformément à l’article 910-4, alinéa 1, du code de procédure civile ». Ainsi, l’effet interruptif de la nullité encourue pourrait toujours jouer, mais il serait encadré par une certaine temporalité : celle du délai de trois mois imparti à l’appelant pour conclure. Cette position serait conforme à l’esprit du décret et permettrait toujours de réparer l’erreur d’une déclaration d’appel qui omettrait, en totalité ou partiellement, les chefs de jugement critiqués dans le temps de la notification de conclusions qui doivent concentrer l’ensemble des prétentions. La réaffirmation de cette seule voie de régularisation par la deuxième chambre civile, après ses trois avis, pourrait laisser entendre un changement de paradigme. Une régularisation serait toujours possible, dans un temps déterminé, avant que la sanction ne soit définitivement prononcée. C’est la tendance, lourde, qui semble se dessiner, à l’instar de son récent arrêt, publié, jugeant qu’un second pourvoi est recevable tant qu’une ordonnance constatant la déchéance du premier pourvoi n’est pas intervenue (Civ. 2e, 27 juin 2019, n° 17-28.111, Dalloz actualité, 25 juill. 2019, obs. A. Bolze). Cette position aurait aussi le grand mérite de favoriser le rapprochement du régime de sanction de la nullité sur celui de l’irrecevabilité, de la déchéance et de la caducité. En effet, doctrine comme praticiens ont de plus en plus de mal à comprendre, et à justifier, l’incroyable différence de conséquences entre une nullité de la déclaration d’appel pour défaut de mention des chefs de jugement qui pourrait être régularisable finalement à chaque décision prononçant une nullité, c’est-à-dire ad vitam aeternam, avec une irrecevabilité ou une caducité qui empêche désormais tout nouveau recours, par application de l’article 911-1 du code de procédure civile, dès son prononcé. Par ce changement de point de vue et cette régularisation « encadrée », le droit effectif d’accès au juge serait préservé par la possibilité de réitérer son recours tant que la déchéance, l’irrecevabilité, la caducité et donc la nullité n’aurait pas été prononcée.

Par cet arrêt enfin, la Cour de cassation consacre la primauté de l’acte d’appel sur les conclusions, ce qui était d’autant plus prévisible qu’elle venait de le rappeler pour les appels antérieurs au décret du 6 mai 2017 (Civ. 2e, 27 sept. 2018, n° 17-25.799, Dalloz actualité, 19 oct. 2018, obs. R. Laffly). Antérieurement au décret, l’appel dit total, sans autre précision, permettait à l’effet dévolutif de jouer pleinement. Dès lors, a contrario, avec l’obligation de mentionner les chefs de jugement dès la déclaration d’appel, si l’effet dévolutif d’un acte d’appel précisant l’ensemble des chefs de jugement peut sans difficulté être restreint par voie de conclusions, il ne peut être étendu dans les écritures à des chefs de jugement non visés sur l’acte d’appel. Pire, à défaut d’indication des chefs de jugement critiqués et de la seule mention appel « total » ou « général », des conclusions ultérieures ne peuvent saisir la cour d’appel quand bien même l’alinéa 2 de l’article 954 précise que les conclusions doivent viser l’énoncé des chefs de jugement critiqués. L’acte d’appel s’impose sur les conclusions. L’effet dévolutif ne joue plus.

Selon le mot d’un auteur, s’il eût fallu recourir à l’arme de destruction massive qu’est l’irrecevabilité pour que le décret du 6 mai 2017 joue son plein effet (H. Croze, À propos des avis du 20 décembre 2017, Procédures, n° 3, mars 2018), se dessine donc une voie médiane par l’utilisation d’une arme, d’une plus faible portée apparente, mais tout autant dévastatrice : l’appel en tant que tel n’est pas irrecevable, mais l’effet dévolutif ne joue pas en l’absence d’une critique expresse des chefs du jugement dans l’acte d’appel. C’est en réalité un missile téléguidé par les conclusions au fond de l’intimé, une bombe à retardement qui explosera seulement le jour où la Cour se prononcera. Et dira qu’elle n’est pas saisie.

Retraite des avocats : « Nous n’arrêterons pas la mobilisation ! », prévient le bâtonnier de Paris

Une partie du conseil de l’ordre de Paris, des représentants des syndicats (SAF, ACE, CNA, MAC, UJA), de la Conférence du stage et de l’association des avocats pénalistes (ADAP) et les avocats présents ont pris la parole. « Vous êtes magnifiques, s’est réjoui Me Cousi devant le dédale de robes, cette assemblée générale est historique, c’est une première dans l’histoire de notre barreau. […] Vous êtes chez vous rassemblés pour démontrer notre force et notre détermination ! […] Je vous défendrai, […] nous sommes à vos côtés, notre combat est juste ».

[Applaudissements]. Joël Grangé, membre du conseil de l’ordre, en charge du dossier retraite, a rappelé à grands traits le contenu de la réforme. « Toutes les simulations du gouvernement concernent les avocats nés à partir de 2004 donc cela ne concerne personne ici », conclut-il devant un hall hilare. Arrive l’ovation pour Xavier Autain, « Monsieur Foutez-nous la paix ! ». « Nous avons face à nous un pouvoir inflexible. Ce qui est proposé ici n’est rien d’autre que ce qui est contenu dans le rapport Delevoye. […] Nous avons dès le début compris que les discussions allaient être compliquées. […] Lors des différentes réunions, ils enquillaient incohérence, ignorance et incompréhension. » Les avocats acquiescent. Ce gouvernement fait preuve « d’un dogmatisme et d’une surdité redoutables ». Hourra ! Xavier Autain cotinue. Oui, mais les avocats parisiens ne sont pas assez investis dans ce combat. « C’est vrai ! », crient certains. « Les confrères provinciaux nous regardent spécialement ce soir. Notre exemplarité doit être sans faille et notre unité aussi. [Applaudissements]   Il faut aller plus loin, ce gouvernement ne comprend que la force mais la force doit rester au droit. On a besoin de tout le monde pour y travailler. […] On a déjà une liste d’actions procédurales. […] Nous allons écrire une lettre qu’il serait bien que 70 000 avocats adressent à la Chancellerie ! [Acclamations] Ce sera une lettre d’avocat qui va dire quelque chose de juridique ! [Applaudissements] Nous avons besoin de vous en amont et en aval ». « On est là ! », hurle un avocat. « Ils commencent à nous craindre parce que nous sommes ensemble ! ». Le vestibule de Harlay approuve.

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Dans cette ruche solidaire, un grain de sable sur la forme des actions à venir. Pour la Conférence du stage, l’arrêt total des désignations « est très problématique car elle touche les justiciables et les avocats les plus fragiles ». Une partie de la salle hue à demi-mot. « Ne pas désigner, c’est une omission, pas une action ! », continue Gaspard Lindon, premier secrétaire de la Conférence. Il est soutenu par Christian Saint-Palais, président de l’ADAP, qui fait part lui aussi de cette « préoccupation ». « Un avocat n’est pas un facilitateur mais un perturbateur. Si nous désertons toutes les audiences, alors le travail des juges est plus facile. Pour être entendus, nous devons perturber les audiences. Nous ne pouvons laisser les bancs de la défense pénale désertés ! Affrontons la réalité ! Ce sont les plus démunis qui sont sur ces bancs. Il faut une défense massive tous les jours, que les cabinets d’affaires qui se disent ce soir solidaires en mal de sensations fortes nous rejoignent ! Soyons solidaires ! Nous sommes là pour les défendre tous ! Nous sommes suffisamment nombreux, sinon nous n’aurons pas été à la hauteur du mouvement ! » Les avocats applaudissent. Une avocate brandit son carton rouge et répète à chaque parole du pénaliste : « Rouge ! Rouge ! Rouge ! » Elle n’est manifestement pas d’accord.

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Les avocats sont invités à prendre la parole pour proposer des actions et les faire voter par l’assemblée. Se présenter aux municipales ? Non, cartons rouges ! Faire venir tous les membres du conseil de l’Ordre et du Conseil national des barreaux aux audiences dans le cadre de la défense massive ? Oui, cartons blancs ! Un rapprochement avec les syndicats de magistrats et de greffiers ? Oui, cartons blancs ! Se déplacer dans tous les commissariats et dire aux gardes à vue de ne pas parler tant que la grève est maintenue ? Oui, cartons blancs ! Exonération partielle des cotisations ordinales du fait de la grève ? Oui, cartons blancs ! Agir en responsabilité de l’État pour délai déraisonnable ? Oui, cartons blancs ! Certains avocats s’enflamment. La vice-bâtonnière Nathalie Roret clôt les ardeurs.

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L’assemblée générale extraordinaire vote pour la reconduction de la grève totale jusqu’au 19 février. Olivier Cousi a annoncé que le conseil de l’ordre devrait mettre en place d’une caisse de solidarité afin de venir en aide aux avocats les plus affaiblis par la grève.

 

Les actions judiciaires votées en assemblée générale extraordinaire

Action en responsabilité de l’Etat pour délais déraisonnables : le Conseil de l’Ordre centralisera et mettra à disposition les modèles d’actes préparés par les différents groupes d’action permettant les recours évoqués pendant l’AG
  Sur la base du volontariat des confrères, mise en place d’une assistance bénévole des greffiers pour le paiement de leurs heures supplémentaires
  Communication générale de l’Ordre sur la nécessité de (i) demander et d’accepter les demandes de renvoi à chaque fois que possible ou (ii) de formuler des demandes de collégialité (articles 814 et 815)
  Appel général aux anciens membres du conseil de l’Ordre afin de renforcer la présence de référents lors des audiences pour soutenir les confrères dans leurs demandes de renvoi
  Renforcement des actions de défense massive au bénéfice des justiciables : le Conseil de l’Ordre prend acte de la proposition de généralisation des actions de défense massive proposée en assemblée générale. L’Ordre procèdera à un appel au volontariat et à la mobilisation auprès de l’ensemble du barreau pour mettre en œuvre ces actions. Les avocats pourront se rapprocher du bureau pénal et de l’antenne des mineurs pour se porter volontaires pour les actions de défense massive qui seront organisées
  Action de sensibilisation des justiciable dans le cadre des consultations gratuites sur la base du volontariat avec le Bus de la Solidarité
  Actions de lobbying auprès des députés et des candidats aux élections municipales. 

Accident : implication et causalité encore et toujours

Si plus de « trente ans de mise en œuvre jurisprudentielle et d’étude doctrinale n’ont pas suffi à dessiner tous les contours de la notion d’implication dans l’accident » (S. Carval, L’implication et la causalité, RCA 2015. Doss. 15, n° 17), aujourd’hui, celle-ci présente toutefois « moins de mystère » (L. Bloch, L’auto, la moto, la chèvre et l’implication…, RCA 2020. Alerte 3) qu’au jour de l’entrée en vigueur de la loi du 5 juillet 1985.

Par une démarche casuistique, la Cour de cassation continue son travail d’interprétation de ce que recouvre cette notion phare de la loi Badinter (v. l’étude de F. Leduc, L’évolution de l’implication, RCA 2019. Doss. 8). L’arrêt de rejet du 16 janvier 2020 en est une nouvelle illustration.

En l’espèce, après que son véhicule a dérapé, un homme est victime d’un accident de la circulation des suites duquel il décède. Ses proches demandent réparation de leurs préjudices par ricochet au propriétaire du tracteur duquel provient la fuite d’huile et au conducteur de celui-ci sur le fondement de la loi du 5 juillet 1985. La cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion fait droit à leur demande et condamne in solidum le propriétaire et le conducteur du véhicule à réparer les conséquences de l’accident dans lequel, selon elle, il est impliqué.

Les responsables se pourvoient en cassation et contestent l’implication du tracteur dans la réalisation de l’accident. Ils reprochent à la cour d’appel de ne pas avoir tenu compte du procès-verbal établi par la gendarmerie qui indique que l’accident s’est produit à quelques centaines de mètres de l’endroit où était immobilisé le véhicule. Cette distance démontrerait que la fuite d’huile n’est pas à l’origine de l’accident et les juges du fond auraient dû rechercher si elle n’excluait pas le lien de causalité entre la fuite d’huile et l’accident.

La Cour de cassation était amenée à s’interroger sur le point de savoir si la cour d’appel aurait dû tenir compte de cette distance pour exclure tout lien de causalité entre la perte d’huile et la survenance de l’accident, excluant, par là même, l’implication du véhicule. Ce à quoi la deuxième chambre civile répond par la négative en rejetant le pourvoi.

Dans un premier temps, cette dernière approuve la cour d’appel d’avoir procédé au rappel selon lequel « est impliqué, au sens de l’article 1er de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985, tout véhicule ayant joué un rôle quelconque dans la réalisation d’un accident ». La formule, employée maintes fois, est désormais classique.

À l’instar des autres conditions exigées par la loi Badinter, l’implication, visée à l’article 1er de la loi du 5 juillet 1985, n’a pas été définie par le législateur. L’absence de définition légale a cet avantage de ne pas enfermer le juge dans un système figé et de lui laisser une marge de manœuvre pour lui-même circonscrire le domaine de l’implication. Sans qu’il en donne une définition précise, c’est à ce dernier que l’on doit la conception souple et extensive de la notion d’implication.

Si « la seule présence d’un véhicule sur les lieux d’un accident de la circulation ne suffit pas à caractériser son implication » (Civ. 2e, 25 mai 1994, n° 92-19.200, Bull. civ. II, n° 133 ; 18 mars 1999, n° 97-14.306, Bull. civ. II, n° 51 ; RCA 1999. Comm. 173 ; 8 juill. 2004, n° 03-12.323, Bull. civ. II, n° 345 ; 13 déc. 2012, n° 11-19.696, Dalloz actualité, 11 janv. 2013, obs. I. Gallmeister ; D. 2013. 12, obs. I. Gallmeister image ; RTD civ. 2013. 390, obs. P. Jourdain image ; 15 janv. 2015, n° 13-27.448, D. 2016. 35, obs. P. Brun et O. Gout image ; RCA 2015. Comm. 118, obs. H. Groutel ; 19 mai 2016, n° 15-16.714, Dalloz jurisprudence), il n’est pas nécessaire que celui-ci ait eu un rôle perturbateur ou ait joué un rôle actif pour être impliqué dans l’accident. Il suffit que le véhicule ait joué « un rôle quelconque » ou qu’il soit intervenu « à quelque titre que ce soit ». Sur ce point, l’arrêt du 16 janvier n’est qu’un simple rappel. Récemment, la Cour de cassation a d’ailleurs reconnu l’implication d’un tracteur, lequel, par son emplacement et sa vitesse réduite, a imposé le dépassement d’un motard victime, ensuite, d’un accident (Civ. 2e, 18 avr. 2019, n° 18-14.948, Dalloz actualité, 13 mai 2019, obs. A. Tani ; D. 2019. 887 image ; ibid. 2020. 40, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz image ; RTD civ. 2019. 600, obs. P. Jourdain image).

De la même façon qu’en matière de responsabilité du fait des choses, l’absence de contact entre le véhicule et le siège du dommage n’empêche pas l’implication (Crim. 30 oct. 1989, RCA 1989. Comm. 414). En l’espèce, le tracteur n’est pas entré en contact avec le véhicule de la victime sans que, pour autant, l’implication soit exclue. Après quelques « vicissitudes » (F. Leduc, art. préc.), il semble désormais acquis que la présence ou non de contact influe seulement sur le mode de preuve de l’implication. En cas de contact, l’implication est présumée. Il revient au défendeur de démontrer l’absence d’implication. En l’absence de contact, la présomption cède. C’est au demandeur – la victime ou ses ayants droit – d’établir l’implication du véhicule dans l’accident.

S’il n’existe pas de définition précise de l’implication, le consensus semble régner sur le fait qu’elle n’est pas un substitut à la causalité – laquelle, en droit commun, rattache le fait générateur au dommage – mais qu’elle s’en distingue (v. JO Sénat, débats, 11 avr. 1985, p. 193 ; S. Carval, L’implication et la causalité, art. préc. ; P. Jourdain, Implication et causalité dans la loi du 5 juillet 1985, JCP 1994. 3794 ; R. Raffi, Implication et causalité dans la loi du 5 juillet 1985, D. 1994. 158 image).

Les deux notions se distinguent mais comment et jusqu’à quel point ?

Constante de tout régime de responsabilité, la causalité n’est pas absente du régime prévu par la loi Badinter. Le lien de causalité entre le fait générateur et le dommage n’est pas remplacé par l’implication du véhicule dans l’accident mais conserve sa propre place. À travers la condition d’imputabilité du dommage à l’accident, un lien de causalité est exigé par la Cour de cassation, ce qui atteste que la loi de 1985 n’est pas un régime d’indemnisation mais un régime, spécial certes, de responsabilité. Sans que la loi l’exige de façon explicite, la jurisprudence impose que le dommage soit la conséquence de l’accident pour que ce régime spécial s’applique. Si on veut bien admettre que l’accident, en tant que fait dommageable, est aussi le fait générateur de la responsabilité du conducteur et/ou gardien du véhicule (en ce sens, v. J.-S. Borghetti, L’accident fait générateur, RCA 2015. Doss. 3, nos 15 s.), alors il faut reconnaître que la loi ne fait pas l’économie de la condition du lien de causalité.

Si elle n’est pas l’imputabilité, l’implication du véhicule dans l’accident renvoie donc à autre chose qu’au lien de causalité. Certains la voient comme le critère d’imputation de l’accident à un débiteur (en ce sens, v. J.-S. Borghetti, art. préc., nos 22 et 23). Elle est, en tout cas, un élément constitutif de l’accident de circulation nécessaire à la mise en œuvre du régime. Elle est devenue, « plus qu’un critère d’application du dispositif, la condition de fond de cette responsabilité spéciale » (P. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, 5e éd., LexisNexis, 2018, n° 694, p. 481).

Parce qu’il n’est pas nécessaire que le véhicule ait été la cause prépondérante de l’accident ni qu’il l’ait provoqué pour être considéré comme impliqué dans sa survenance, l’implication s’entend plus largement que la causalité. Il peut s’agir d’une simple causalité éventuelle. « Il suffit qu’il ait eu une incidence sur son déroulement, qu’il en ait modifié le cours, bref que, sans le véhicule, l’accident n’ait pu se produire ou être identique » (RTD civ. 2017. 671, obs. P. Jourdain image). En ce sens, « s’il fallait placer l’implication sur une échelle, elle serait plus qu’un simple hasard spacio-temporel mais moins qu’un rapport de causalité » (L. Bloch, L’auto, la moto, la chèvre et l’implication…, art. préc.) stricto sensu. Sans être synonymes, particulièrement dans l’hypothèse des accidents complexes, causalité et implication ont toutefois un lien de parenté étroit. Moins exigeante que peut l’être la causalité en droit commun, l’implication n’en demeure pas moins une variété de causalité. Seulement, celle-ci renvoie à « la causalité de l’accident, c’est-à-dire du lien entre le véhicule et l’accident » plutôt qu’à « la causalité du dommage » (P. Jourdain, art. préc. et Implication et causalité dans la loi du 5 juillet 1985, JCP 1994. 3794, n° 7).

Dans un second temps, la deuxième chambre civile vient préciser en quoi le tracteur a bien eu un rôle dans la réalisation de l’accident. Elle constate que la cour d’appel a justement reconnu que le véhicule de la victime avait dérapé sur la chaussée parce que celle-ci avait été rendue glissante par la présence d’huile « répandue involontairement » par le tracteur conduit par un des responsables. Si le véhicule de la victime a dérapé, c’est parce que la chaussée était glissante et, si la chaussée était glissante, c’est en raison de la présence d’huile provenant du tracteur conduit par l’un des demandeurs au pourvoi et appartenant à l’autre. Il y a là un lien de cause à effet assez net entre la présence de l’huile sur la route et le dérapage du véhicule de la victime. Le déversement d’huile a bien été une condition à l’accident. Il en résulte que l’intervention du tracteur est caractérisée quand bien même l’huile n’a pas été répandue de façon volontaire par l’un ou l’autre des responsables. Ce qui confirme d’ailleurs le caractère objectif du régime issu de la loi Badinter.

Cette affaire n’est pas sans rappeler l’arrêt dans lequel la Cour de cassation avait reconnu l’implication d’une balayeuse municipale qui avait projeté des gravillons sur la chaussée à l’origine de la chute d’un piéton (Civ. 2e, 24 avr. 2003, n° 01-13.017, Bull. civ. II, n° 104 ; D. 2003. 1267 image ; RTD civ. 2003. 515, obs. P. Jourdain image ; RCA 2003. Comm. 199).

La Cour de cassation conclut, sans surprise, que la cour d’appel n’avait pas à rechercher si la distance pouvait empêcher tout lien de causalité entre l’accident et le véhicule et qu’elle en a déduit, à bon droit, que le tracteur était impliqué dans l’accident.

En somme, même si la deuxième chambre civile rejette le pourvoi soutenant qu’un lien de causalité fait défaut entre le véhicule duquel émane la fuite d’huile et l’accident, et qu’elle rappelle que l’implication n’est pas de la causalité stricto sensu, elle approuve toutefois la cour d’appel d’avoir constaté que le déversement de l’huile était bien une condition de la chaussée glissante à l’origine de l’accident. En d’autres termes, par une application de la théorie de l’équivalence des conditions, la présence d’huile est bien une cause de l’accident puisque, sans elle, celui-ci ne se serait pas produit ou dans une autre mesure.

Attribution de l’honorariat : question de compétence

La Cour de cassation vient de se prononcer sur la question de savoir qui, du conseil de l’Ordre ou du conseil de discipline peut refuser l’honorariat à un avocat.

Rappelons pour mémoire que dans cette concurrence entre les deux instances : conseil de discipline et conseil de l’Ordre, cette même Cour a estimé le 6 février 2019 (Civ.1re, 6 févr. 2019, n° 17-28.878, Dalloz actualité, 19 févr. 2019, obs. D. Landry ; D. 2019. 314 image ; ibid. 2020. 108, obs. T. Wickers image ; JCP 2019, n°509, note Beignier ; Gaz. Pal. 28 mai 2019, p. 28 obs. Villacèque) que seul le conseil de discipline pouvait retirer l’honorariat à l’avocat, lorsqu’il intervient « pour infraction aux règles régissant le statut de l’avocat honoraire » (V. le texte de l’arrêt du 6 févr. 2019), et ce pour le motif qu’il s’agit en ce cas d’une peine disciplinaire.

Or donc, en ce nouvel arrêt la Cour suprême énonce qu’il résulte des textes, soit l’article 109 du décret du 27 novembre 1991 et l’article 13-1 du RIN, que « l’attribution de l’honorariat n’est pas de droit et que son refus ne constitue pas une sanction disciplinaire relevant de la compétence exclusive du conseil de discipline. » Cette affirmation ne paraît pas pouvoir être contestée ; ce d’autant que l’avocat, qui désire se voir attribuer le titre d’avocat honoraire ne peut saisir que le conseil de l’Ordre, et qu’il n’est dit nulle part que, si ce conseil envisage une réponse négative, il devrait se déclarer incompétent au profit d’une autre instance ; étant...

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Le Sénat divisé sur le projet de loi bioéthique

C’est en séance publique que les sénateurs ont paru les plus divisés en adoptant un texte considérablement modifié, tant vis-à-vis du projet provenant de l’Assemblée nationale que de celui de la commission spéciale. Ainsi, ils ont adopté l’ouverture de la procréation médicalement assistée (PMA) à toutes les femmes mais en réservant le remboursement aux seuls couples infertiles, en excluant de fait les couples de femmes. Ils se sont, en outre, opposés...

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Le juge des tutelles reste compétent après le décès du majeur vulnérable pour connaître de l’indemnité supplémentaire du mandataire judiciaire

Prenant le contrepied d’une réponse ministérielle donnée par la Chancellerie le 7 mai 2013, la Cour de cassation confirme la compétence du juge des tutelles. Elle évite ainsi la transformation de la potentielle indemnité en une dette successorale ordinaire.

Tout en restant un principe structurant le droit des majeurs vulnérables, la gratuité est parfois battue en brèche selon les circonstances de l’accomplissement de la mesure de protection (P. Malaurie, Droit des personnes. La protection des mineurs et des majeurs, 9e éd., LGDJ, coll. « Droit civil », 2018, p. 282, n° 534). Ainsi, la mission du mandataire judiciaire à la protection des majeurs s’effectue à titre onéreux contrairement à celle du curateur ou du tuteur ordinaire. Mais, lorsque sa mission s’avère plus difficile que prévu initialement, le mandataire peut demander une indemnité supplémentaire sur le fondement de l’article 419, alinéa 4, du code civil (sur ce point, v. B. Teyssié, Droit des personnes, 20e éd., Lexis Nexis, coll. « Manuels », 2018, p. 546, n° 1044). L’arrêt du 15 janvier 2020 permet à la Cour de cassation de préciser utilement les frontières de cette demande, notamment lorsque le décès du majeur intervient en cours d’instance. Un enseignement explicite, d’abord : la compétence du juge des tutelles perdure même après le décès du majeur vulnérable pour pouvoir allouer au mandataire cette indemnité exceptionnelle. Une hésitation s’était cristallisée entre compétence du juge des tutelles et compétence du juge de droit commun si la demande d’indemnité s’était intégrée dans le passif successoral du de cujus. Plus implicitement, ensuite : une réponse ministérielle est dénuée de toute force normative et la Cour de cassation reste tout à fait libre d’interpréter la loi autrement. Elle s’éloigne ainsi de la position du ministère de la justice dans la réponse à une question...

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Mise en état : autorité de chose jugée des ordonnances statuant sur une exception de procédure

La lecture de l’article 775 du code de procédure civile, auquel nous invite le présent arrêt, fournit un parfait exemple du fait que le droit est avant tout un phénomène linguistique :

prenez ce texte qui prévoit, depuis le décret n° 2005-1678 du 28 décembre 2005, une règle relativement claire : les ordonnances du juge (ou du conseiller) de la mise en état n’ont pas autorité de chose jugée au principal, « à l’exception de celles statuant sur les exceptions de procédure et sur les incidents mettant fin à l’instance » ; interrogez-vous sur la signification de chacun des mots qui le composent ;  vous obtiendrez une incertitude sur le véritable sens qu’il convient de donner à la règle qu’il renferme.

Un exercice concret pour illustrer le propos : isolons la formule « mettant fin à l’instance ». Doit-elle s’appliquer aux « incidents » - terme qui précède immédiatement cette formule - ou concerne-t-elle à la fois ces derniers (sur les incidents mettant fin à l’instance visés définis comme ceux mentionnés par les articles 384 et 385 du code de procédure civile, V. not. : Cass., avis, 13 nov. 2006, Bull. civ. n° 10 ; D. 2006. 2949 image ; ibid. 2007. 1380, obs. P. Julien image ; RTD civ. 2007. 177, obs. R. Perrot image) et les décisions relatives aux exceptions de procédure ?

Prenons en outre le verbe « statuer » employé par le texte. Il s’agit a priori d’un terme neutre qui couvre aussi bien le cas où il est fait droit à la demande que celui où elle est rejetée (V. en ce sens, R. Perrot, Procédures n° 5, mai 2008, comm. 134). Faut-il en déduire que le texte confère une autorité de chose jugée à toute décision relative à ces exceptions de procédure et à ces incidents d’instance ?

Difficile à dire à la seule lecture du texte.

Fort heureusement, l’un des rôles essentiels de la Cour de cassation consiste à interpréter les textes, c’est-à-dire à leur donner un sens précis. C’est précisément ce que fait sa deuxième chambre civile dans cette décision du 9 janvier 2020 à laquelle elle a donné une large diffusion (F-P+B+I).

En l’espèce, une société avait confié à divers entrepreneurs la réalisation de travaux de construction de lots vendus sous le régime de la vente en l’état futur d’achèvement. Arguant de divers désordres, le syndicat des copropriétaires a obtenu en référé la désignation d’un expert puis a fait assigner au fond la société devant un tribunal de grande instance. Le juge de la mise en état désigné pour instruire l’affaire a été saisi d’une exception de nullité de l’assignation tirée du défaut d’habilitation du syndic. Il a cependant rejeté l’incident par ordonnance. Par jugement, le tribunal a déclaré irrecevable l’exception de nullité de l’assignation et...

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La garantie financière du code du tourisme ne bénéficie qu’aux consommateurs finaux

On connaît l’importance de la garantie financière dont le principe est prévu par l’article L. 211-18, II du code du tourisme et qui constitue, selon l’article R. 211-26 du même code, un cautionnement (V. à ce sujet C. Lachièze, Droit du tourisme, LexisNexis, 2014, nos 93 s. V. égal., D. Bazin-Beust, Voyages organisés et garantie financière : une réglementation chaotique, Revue dr. transp., nov. 2010, étude 13 ; E. Llop, La garantie financière des agents de voyage dans la tourmente, JT 2015, n° 173, p. 17 image). On insiste bien volontiers sur les professionnels tenus de la souscrire, mais plus rarement sur ses bénéficiaires, raison pour laquelle l’arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 22 janvier 2020 est intéressant. En l’espèce, le 18 juin 2012, un comité d’entreprise a conclu avec une agence de voyages un contrat portant sur un voyage de quarante personnes au Vietnam, du 10 au 21 novembre 2013. Dans cette perspective, ledit comité d’entreprise a versé un acompte de 32 660 €, sur un prix total de 69 496 €. Par la suite, le 29 mai 2013, l’agence a été placée en liquidation judiciaire. Au titre de la mise en œuvre de la garantie financière bénéficiant aux clients de celle-ci, l’Association professionnelle de solidarité du tourisme (l’APST) a mandaté une société pour prendre en charge l’exécution des voyages aux lieu et place de la société. Le 7 octobre 2013, la société en question a sollicité le paiement du solde du prix du voyage réservé par le comité d’entreprise, déduction faite des acomptes versés. Puis, le 15 octobre, elle a réclamé le règlement de l’intégralité du prix du voyage. Le 24 octobre, l’APST, qui avait été informée de l’immatriculation du comité d’entreprise en qualité d’opérateur de voyages, lui a notifié son refus de garantie. Enfin, le 4 décembre de la même année, le comité d’entreprise a assigné l’APST en garantie et en paiement. Il s’agissait donc de savoir si le comité d’entreprise pouvait se prévaloir de la garantie financière.

La cour d’appel de Paris ayant...

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Examen de proportionnalité de l’empiétement d’une servitude de passage

Six indivisaires obtiennent l’attribution, sur leur parcelle, d’une servitude de passage. Cette servitude grevait deux parcelles appartenant à l’un des indivisaires et sa fille. Cette dernière, après avoir entrepris la construction d’une maison d’habitation sur sa parcelle, se voit assignée par l’un des cinq autres indivisaires en suppression de sa construction qui empiéterait sur l’assiette de la servitude.

La cour d’appel ordonne la démolition de la construction, laquelle, par l’empiétement, réduirait le passage de moitié. Or, le déplacement de l’assiette de la servitude était impossible pour les juges du fond, un tel déplacement ne pouvant être imposé au propriétaire du fonds dominant – en l’occurrence, les six indivisaires – que dans les conditions prévues à l’article 701, dernier alinéa, du code civil.

L’affaire aurait pu s’arrêter là, si les demandeurs au pourvoi n’avaient pas invoqué la Convention européenne des droits de l’homme (Conv. EDH). Au visa de l’article 8 de la Conv. EDH, la Cour de cassation casse et annule l’arrêt de la cour d’appel, car cette dernière aurait dû rechercher, « comme il le lui était demandé, si la mesure de démolition n’était pas disproportionnée au regard du droit au respect du domicile ».

Cet arrêt s’inscrit dans un contexte de contrôle de proportionnalité du droit de propriété, qui alimente ces dernières années la jurisprudence de la troisième chambre civile de la Cour de cassation. Il est fréquent désormais qu’une personne concernée par une mesure prise au nom du respect du droit de propriété – démolition en cas d’empiétement, expulsion en cas d’occupation sans droit ni titre – invoque une atteinte à un droit subjectif protégé par la Conv. EDH. Les juges doivent effectuer un tel contrôle dès lors qu’ils en sont saisis par une partie.

On peut se demander, ici, pourquoi les juges ne l’avaient pas effectué.

Dans un arrêt du 21 décembre 2017, la troisième chambre civile (Civ. 3e, 21 déc. 2017, n° 16-25.406, Dalloz actualité, 26 juil. 2019, obs. D. Pelet ; D. 2018. 7 image ; ibid. 1328, chron. A.-L. Méano, V. Georget et A.-L. Collomp image ; ibid. 1772, obs. L. Neyret et N. Reboul-Maupin image ; AJDI 2018. 375 image, obs. F. Cohet image ; ibid. 582, étude H. Leyrat image ; RDI 2018. 215, obs. E. Gavin-Millan-Oosterlynck image) avait de façon assez laconique dispensé la cour d’appel d’effectuer un tel contrôle dans un cas d’atteinte au droit de propriété par empiétement car elle considérait que la question même de ce contrôle ne pouvait pas se poser, l’auteur de l’empiétement n’étant pas « fondé à invoquer les dispositions de l’article 1er du Protocole additionnel n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dès lors que l’ouvrage qu’il a conduit méconnaît le droit au respect des biens de la victime de l’empiétement ». Dans un autre arrêt, elle avait fait un obstacle radical à toute démarche similaire, considérant qu’une ingérence dans le droit au respect du domicile résultant d’une mesure d’expulsion « ne saurait être disproportionnée eu égard à la gravité de l’atteinte portée au droit de propriété », c’est-à-dire dans le cas d’espèce, une occupation sans droit ni titre (Civ. 3e, 4 juill. 2019, n° 18-17.119, Dalloz actualité, 26 juill. 2019, obs. C. Dreveau ; D. 2019. 2163 image, note R. Boffa image ; ibid. 2199, chron. L. Jariel, A.-L. Collomp et V. Georget image).

Si les faits concernaient également un empiétement dans cet arrêt, deux différences se constatent par rapport à l’arrêt du 21 décembre 2017.

Premièrement, l’objet de l’atteinte n’est pas à proprement parler le droit de propriété mais une servitude de passage. Or, l’ampleur de l’atteinte n’est pas absolue, dans la mesure où l’empiétement avait pour effet de réduire le passage de moitié. Un tel argument est en principe inopérant en cas d’empiétement sur le droit de propriété. L’empiétement, considéré comme l’atteinte la plus grave, fait l’objet, depuis la fin du XIXe siècle, d’une jurisprudence sévère envers son auteur, n’admettant aucun aménagement possible outre la démolition...

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Réforme des retraites : « On ne lâchera rien, même si ça doit durer un an »

Tout le monde cherche François. « C’est le grand absent, on a beau le chercher, personne ne l’a trouvé. » L’affaire est sérieuse et tout le monde aimerait qu’il apparaisse enfin, mais les espoirs sont ténus. « Vous avez déjà vu ça, vous, un avocat de 23 ans qui gagne 40 000 € par an », demande Me Sophie Mathieu, du barreau de Saint-Étienne, foulard vert au vent qui coiffe son rabat d’avocate « en colère ». François, c’est l’avocat type de « La République en marche », celui qui peuple l’imaginaire du gouvernement lorsqu’il échafaude la réforme des retraites qui, ce lundi 3 décembre, a envoyé des milliers d’avocats dans la rue, provenant de la plupart des barreaux – 15 000 selon le Conseil national des barreaux, 7 400 selon la police. Parmi eux, quelques autres professions libérales, repérables par leurs blouses de médecin ou leur casquette de commandant de bord, mais la plupart étaient avocats. Tous exigent le retrait du projet, tous veulent garder l’autonomie de leur régime de retraite.

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« Aujourd’hui, on a 10 millions à distribuer, et on va les donner »

Entre la place de la Bastille et celle de l’Opéra, aucun François à l’horizon. On trouve d’abord Renée Rimbon, avocate en Seine-Saint-Denis qui piétine en queue de cortège. La réforme prévoit de doubler les cotisations retraite des avocats. Résultat ? « Moi, installée, travaillant seule, je ferme au bout de six mois, alors on ne lâchera rien, même si ça doit durer un an. » Me Thomas Mertens, du barreau de Paris, estime que, « pour la plupart des justiciables, les honoraires de l’avocat vont augmenter ou, pire, l’aide juridictionnelle ne suffira pas pour payer les charges de fonctionnement d’un cabinet. Cela entraînera la fermeture de petits cabinets de proximité que les justiciables les plus pauvres ont encore la possibilité de saisir pour assurer leur défense ».

Dans son barreau de la Haute-Marne, la bâtonnière Céline Gromek prévoit une hécatombe. « On pense que 40 % des avocats disparaîtront », précisément 13 sur 33, car, dans le ressort de ce barreau, beaucoup ne travaillent qu’à l’aide juridictionnelle ou presque, car beaucoup de justiciables y sont éligibles. À Cambrai, dont les deux tiers du barreau (20 sur 30) sont venus défiler dans les beaux quartiers, les prévisions ne sont pas moins funestes. « Cela annonce des déserts judiciaires, on redoute la fermeture du tribunal », expose la bâtonnière Cathy Beauchart. Les collaborateurs aussi sont sur la sellette. Sophie Mathieu explique : « La rétrocession de base, à Saint-Étienne, c’est 2 100 €, ceux-là ne pourront pas tenir », car bien souvent les associés ne pourront pas augmenter la rémunération de leurs collaborateurs, dont les faibles revenus vont encore diminuer. « On ne pourra plus assurer un certain nombre de missions, on devra faire des choix au détriment de la défense des plus démunis », se désole Me Marjorie Farre, elle aussi stéphanoise, qui annonce tout de suite : « si la réforme passe, je suis obligée de licencier ma secrétaire, oui, il faut penser à ça aussi, aux 55 000 emplois générés par notre activité », assure-t-elle.

« On lâche rien », scandent des Bretons venus en nombre. « Oui, abonde Marjorie Farre, même s’il faut constater que des confrères sont terriblement impactés par la grève », à force de renvois. « Mais c’est ça aujourd’hui, ou sinon on crève demain. » Pour sauver les petits courageux, la Caisse nationale des barreaux français (CNBF) envisage de faire un geste. La commission de redistribution des aides sociales dispose de réserves importantes. Me Anne Salzer, administratrice à la CNBF, l’annonce : « Aujourd’hui, on a 10 millions à distribuer, et on va les donner », assure-t-elle. Pas besoin de cagnotte, la CNBF finance le mouvement de grève qui veut la sauver.

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« Pirouette Belloubette ! »

La tête de cortège est sur la place de la République, nous sommes à mi-parcours. Me Louise Tort (barreau de Paris) sautille en diffusant « Cypress Hill » dans un haut-parleur qu’elle tient sur son épaule ; « Bella ciao » version opéra s’élève au-dessus de la foule du boulevard Beaumarchais, une avocate du barreau de Montpellier s’égosille sur un camion du cortège, et partout des grappes d’avocats reprennent des classiques (YMCA, We will rock you, Pirouette cacahuète), avec des paroles adaptées. « Pirouette Belloubette ! », entend-on, pour illustrer l’attitude dédaigneuse à leur encontre, disent-ils, de la ministre. « C’est le mépris absolu du gouvernement, le rictus de la garde des Sceaux quand les confrères jettent leur robe à Caen, c’est le mépris de nos souffrances », ne craint pas d’affirmer Cathy Beauchart. « Cela fait vingt-cinq ans que je fais ce métier, tempête Céline Gromek, je n’ai jamais eu le sentiment d’être à ce point méprisée. On est très très en colère, c’est un seuil jamais atteint ! » Un vieil avocat incognito, qui défile par solidarité, pense que Nicole Belloubet n’a pas voulu négocier, car elle « ne comprend pas, n’aime pas les avocats ». Me André Buffard, de Saint-Étienne, pense du haut de ses 71 ans que « tout cela, ça ressemble à un hold-up ». Il précise : « Ma génération a cotisé pour ceux qui n’avaient pas cotisé, et aujourd’hui on nous dit merci pour la cagnotte ! »

Les avocats croisés sont unanimes : l’État se nourrit sur la bête, car « la bête », ce régime autonome créé après la Seconde Guerre mondiale, fonctionne – il est même excédentaire. Pire ! Il veut ruiner la solidarité, car la CNBF, depuis 1948, verse des pensions de retraite (de base) identiques aux avocats ayant cotisé suffisamment longtemps, sans prise en compte des revenus professionnels. Me Philippe Paingris, du barreau de Paris, estime que « c’est l’honneur de la profession de donner une retraite digne à ceux qui dédient leur vie à la défense de la veuve et de l’orphelin ».

À voir cette foule des robes noires, Me Christian Saint-Palais pense que la détermination de ses confrères est grande. « Les confrères de province abandonnent leur cabinet, leurs affaires personnelles pour venir manifester, c’est très enthousiasmant ! » L’avocat parisien, président de l’Association des avocats pénalistes (ADAP), très impliquée dans le mouvement, réagit aux propos s’indignant des incendies de codes civils périmés (Dalloz). « Je suis solidaire de tous les modes d’action qui restent dans le cadre de la loi. » Mais pourquoi en arriver à des modes d’action si démonstratifs ? « Ces confrères ont tiré les leçons du passé, où des discussions trop polies les ont mis à terre. Ce sont des situations qui montrent la désespérance, cela révèle l’État de la préoccupation de certains pénalistes », analyse-t-il.

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Place de l’Opéra, la nuit tombe et les avocats sont toujours debout. Tous les accès à la place Vendôme sont bloqués par les forces de l’ordre, alors, rue de la Paix, un petit groupe d’irréductibles fait un peu de fumée rouge, masque sur la tête, la colonne Vendôme et les CRS dans leur dos. Mais une dizaine d’avocats, dont certains avaient participé à l’opération de vendredi dernier, est parvenue à accéder à la place. On les voit, goguenards devant la Chancellerie, filmés par le journaliste Taha Bouhafs, avant de se carapater à l’approche des CRS qui ont tenté, en vain, de les encercler.

Le Conseil national des barreaux, la Conférence des bâtonniers et l’Ordre de Paris sont reçus à 19h30 aujourd’hui à Matignon, pour une deuxième entrevue.

Mieux vaut prévenir que guérir, ou les écueils du contentieux judiciaire

Une société avait ouvert un compte courant auprès d’un établissement de crédit, qui lui consentit également une autorisation de découvert. Par la suite, la société cliente, invoquant une mention par la banque d’un taux effectif global (TEG) erroné, assigna cette dernière en justice. Déboutée en première instance, la société emprunteuse obtint gain de cause en appel à la suite d’une expertise judiciaire ordonnée par les juges du second degré. L’établissement de crédit se pourvoit alors en cassation. Se désistant par la suite du deuxième moyen de son pourvoi, la banque ne critique finalement pas la décision sur le calcul du TEG ou la sanction de la mention erronée. Elle conteste la décision des juges du fond sur deux autres points.

Le relevé de compte et l’accord tacite sur la tarification bancaire

D’une part, la société cliente affirmait n’avoir pas été dûment informée par la banque de certains frais et commissions qui lui avaient été facturés, aussi en demandait-elle la restitution, qui lui fut accordée par les juges du fond. La cliente s’appuyait simplement sur les conditions générales de la convention de compte courant, qui stipulaient que les divers frais et commissions applicables étaient ceux qui figuraient aux conditions générales de banque, celles-ci étant portées à la connaissance du client entre autres par des dépliants mis à sa disposition. Or la société cliente niait avoir reçu cette information. La banque ayant été incapable de prouver qu’elle avait bien communiqué ces conditions à sa cliente, les juges du fond estimèrent donc qu’à défaut d’accord les frais et commissions litigieux n’étaient pas dus.

Statuant sur le premier moyen du pourvoi, la Cour de cassation censure cette condamnation pour défaut de base légale au double visa de l’article 1134 du code civil (dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance du 10 février 2016) et de l’article R. 312-1 du code monétaire et financier (dans sa rédaction antérieure au décret n° 2018-229 du 30 mars 2018 relatif à la dématérialisation des relations contractuelles dans le secteur financier).

Le visa de l’ancien article 1134 du code civil répond à la solution de la cour d’appel fondée sur la loi des parties. Quant à l’article R. 312-1 du code monétaire et financier, son second alinéa disposait dans la rédaction applicable au litige que « lorsqu’ils ouvrent un compte, les établissements de crédit doivent informer leurs clients sur les conditions d’utilisation du compte, le prix des différents services auxquels il donne accès et les engagements réciproques de l’établissement et du client ». Ces obligations reposent sur le banquier indépendamment du statut du client, contrairement aux règles du code de la consommation. Leur méconnaissance est du reste susceptible d’entraîner une sanction disciplinaire de l’établissement de crédit (v. T. Bonneau, Droit bancaire, 12e éd., LGDJ, 2017, n° 508).

Pour juger la cour d’appel mal fondée, la chambre commerciale s’appuie sur sa propre jurisprudence, reprenant l’attendu de principe inauguré dans une décision remarquée de 2001 (Com. 13 mars 2001, n° 97-10.611, D. 2001. 1239 image, obs. V. Avena-Robardet image ; RTD com. 2001. 743, obs. M. Cabrillac image) : « l’établissement de crédit qui n’a pas porté à la connaissance d’un client auquel il ouvre un compte le prix de ses différents services n’est pas déchu du droit de percevoir le prix de ses prestations et les frais y afférents, dès lors qu’il a, a posteriori, recueilli l’accord du client sur son droit à leur perception et sur leur montant, un tel accord pouvant résulter, pour l’avenir, de l’inscription d’opérations semblables dans un relevé dont la réception par le client n’a été suivie d’aucune protestation ou réserve de sa part ».

La solution, bien reçue à l’époque par la doctrine, permet en effet de pallier les difficultés de la preuve de l’information et d’éviter le succès de prétentions de clients de mauvaise foi qui chercheraient à tirer parti de ce flou probatoire pour remettre en cause des commissions appliquées de longue date à l’occasion d’un litige avec leur banque sur une autre question. En l’espèce, on se rappellera du reste que la demande était nouvelle en cause d’appel dans un contentieux noué autour du TEG de l’autorisation de découvert.

Par rapport à la jurisprudence de 2001, la Cour de cassation rajoute ici que les stipulations de la convention de compte portant sur des moyens spécifiques de communication de l’information au client ne remettent pas en cause cette solution, puisqu’elle repose sur un accord tacite du client rapporté par la réception de relevés sans contestation ultérieure.

Cet accord n’est valable que pour l’avenir à compter de la réception non contestée du relevé de compte. Aussi, la haute juridiction précise-t-elle que les juges du fond auraient dû rechercher si les frais dont la restitution était demandée avaient été perçus avant que la société cliente « n’ait connu, par des inscriptions sur ses relevés de compte, les exigences de la banque pour des opérations semblables ».

La modification apportée à la rédaction de l’article R. 312-1 du code monétaire et financier par le décret du 30 mars 2018 est-elle de nature à infléchir cette jurisprudence établie ? Pris en application de l’ordonnance n° 2017-1433 du 4 octobre 2017 relative à la dématérialisation des relations contractuelles dans le secteur financier, ce décret adapte les dispositions réglementaires des divers codes concernés. Quant à l’article R. 312-1 du code monétaire et financier, les établissements de crédit n’y sont plus tenus d’« informer leurs clients » sur les conditions en cause, mais de « fournir à leurs clients, sur support papier ou sur un autre support durable », ces informations.

Les dispositions issues de l’ordonnance consacreraient une distinction entre des informations que le professionnel peut se contenter de mettre à la disposition de ses clients et du public et des informations qui doivent être fournies au client (v. G. Parleani et A.-C. Rouaud, Impact de la digitalisation sur la relation contractuelle. L’entrée en relation, RDBF 2019, dossier 51). La fourniture serait a fortiori une exigence supplémentaire par rapport à la simple mise à disposition. Elle reposerait sur un rôle plus actif du prestataire ; corrélativement, une certaine passivité ne pourrait être reprochée au client. La communication par voie de support durable autre que le papier fait d’ailleurs l’objet de précisions importantes au sein du code monétaire et financier (v. C. mon. fin., art. L. 311-7 s.).

En d’autres termes, ces changements paraissent susceptibles de jouer sur les conditions générales des conventions de compte, puisque les modalités de fourniture des informations sont désormais plus strictement encadrées, laissant une place proportionnellement réduite à la liberté contractuelle. En revanche, la situation ne semble pas changer quant à la sanction de la méconnaissance de la règle. Le rôle du relevé du compte paraît demeurer entier.

La prise en charge de la rémunération d’un expert officieux

D’autre part, la société ayant fait appel à un cabinet de conseil pour la réalisation d’une étude sur le calcul du taux effectif global, elle demandait l’indemnisation par la banque de cette dépense. La cour d’appel ayant fait droit à cette demande, la banque attaque également cette condamnation devant la haute juridiction. En effet, le troisième moyen du pourvoi affirme que les juges du second degré auraient violé l’article 1147 du code civil dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance du 10 février 2016 (v. aujourd’hui C. civ., art. 1231-1).

Au soutien de la condamnation prononcée, la cour d’appel énonçait que la société avait dû exposer ces frais pour la défense de ses intérêts. Les termes utilisés évoquent ostensiblement la jurisprudence classique sur la définition des frais non compris dans les dépens fondée sur l’article 700 du code de procédure civile. Pourtant, la demande en question avait été présentée et a été accueillie par les juges indépendamment d’une demande parallèle au titre de l’article 700, pour d’autres frais liés au litige.

C’est pourquoi le pourvoi invoque une violation par la cour d’appel de l’ancien article 1147 du code civil. La nature du fait générateur du préjudice reproché à la banque étant de nature contractuelle (la mention d’un TEG erroné), c’est sur le fondement de la responsabilité contractuelle que les juges du fond ont ordonné réparation. Or l’établissement de crédit prétend que le lien de causalité entre les inexactitudes qui lui étaient reprochées et le préjudice représenté par le coût de l’étude réalisée par les consultants pour le compte de sa cliente faisait défaut.

La chambre commerciale valide le raisonnement du pourvoi et censure la décision rendue en appel sur ce point. Elle énonce que « le coût de l’étude litigieuse […] ne constituait pas une suite immédiate et directe de la faute de la banque » et ajoute que ce coût « ne pouvait être mis à la charge de la banque qu’en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ».

Le refus d’indemniser des frais supportés par un plaideur pour la défense de ses intérêts en dehors de l’article 700 n’est pas une position nouvelle de la Cour de cassation. Depuis une décision de la deuxième chambre civile de 2004, qui se prononçait alors sur des frais d’avocats et conseils spécialisés en propriété intellectuelle (Civ. 2e, 8 juill. 2004, n° 03-15.155, D. 2004. 2195 image), ce principe a été affirmé à plusieurs reprises par différentes formations de la haute juridiction. Qu’il s’agisse d’honoraires d’avocats ou de conseils privés (Civ. 2e, 17 nov. 2011, n° 10-20.400 ; Com. 14 mars 2018, n° 16-24.635, Dalloz jurisprudence), de frais de constat d’huissier (Soc. 16 sept. 2009, n° 07-45.725, Dalloz jurisprudence), de la rémunération d’un géomètre expert (Civ. 2e, 8 déc. 2011, n° 10-27.408, Dalloz jurisprudence), de frais de courrier et de déplacements personnels (Civ. 1re, 11 mai 2017, n° 16-10.959, D. 2018. 35, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz image), ou plus largement des « tracas et frais occasionnés par la procédure » (Civ. 1re, 10 avr. 2019, n° 17-13.307, Dalloz actualité, 9 mai 2019, obs. G. Payan ; D. 2019. 812 image), ce principe s’impose.

Ces nombreuses décisions se contentaient d’affirmer au soutien de la solution que « les frais non compris dans les dépens ne constituent pas un préjudice réparable et ne peuvent être remboursés que sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ». La doctrine avait donc spéculé sur la justification de la solution : lien de causalité, lex specialis, relativité aquilienne (F.-X. Licari, Les frais d’avocat comme dommage réparable, RLDC, oct. 2006, n° 31, p. 66) ? La plupart des commentateurs y voyaient une application de la règle specialia generalibus derogant (P. le Tourneau [dir.], Droit de la responsabilité et des contrats 2018/2019, Dalloz Action, n° 2124.32, p. 559 ; F. Vinckel, note sous Civ. 2e, 8 juill. 2004, Dr. et proc. 2005, p. 29 ; S. Hocquet-Berg, ss Soc. 16 sept. 2009, RCA 2010. Comm. 45), la règle spéciale de l’article 700 du code de procédure civile l’emportant face aux dispositions à portée générale sur la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle.

La Cour de cassation se montre ici plus loquace et semble ainsi prendre un autre parti. Saisie par un pourvoi invoquant l’absence de lien de causalité, c’est le raisonnement qu’elle retient. Cependant, force est de constater que la chambre commerciale prend soin d’ajouter que l’article 700 était le fondement approprié à la prétention du défendeur au pourvoi, ce qui tend plutôt à rappeler les décisions précédemment évoquées.

Une conception rigoureuse de la causalité, dans l’esprit de la théorie de la cause adéquate, a pour effet de restreindre le champ de la responsabilité. À ce titre, il est admis que, lorsque la volonté de la victime vient s’intercaler entre le fait générateur initial et la survenance d’un préjudice, ce dernier ne constitue plus la « suite immédiate et directe » du fait imputé à celui dont la responsabilité est recherchée. En l’espèce, la société cliente de l’établissement de crédit a décidé par elle-même d’avoir recours aux services d’un cabinet de conseil afin de l’aider à déterminer si le TEG indiqué par la banque correspondait à la réalité. Ceci suffit pour la Cour de cassation à rompre le lien de causalité.

Un arrêt rendu par la deuxième chambre civile en 2017 (Civ. 2e, 8 juin 2017, n° 16-19.185, Dalloz actualité, 27 juin 2017, obs. N. Kilgus ; D. 2017. 2224, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon image ; ibid. 2224, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon image ; ibid. 2018. 35, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz image ; ibid. 35, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz image) avait déjà suivi un raisonnement similaire. Il s’agissait d’une victime du Distilbène qui avait fait rédiger par un médecin-conseil une note critiquant le rapport d’expertise judiciaire et cherchait à en obtenir réparation sur le fondement de la responsabilité civile. La haute juridiction avait approuvé les juges du fond qui, retenant souverainement que ladite note « n’était pas indispensable dans le cadre de la présente procédure », démontraient ainsi « que le coût de cette prestation résultant de l’initiative de [la victime] n’était pas la conséquence de la faute de la société ».

La solution, à la lumière de ce précédent arrêt, semble ouvrir la porte à une certaine casuistique, ou du moins focaliser le débat sur les circonstances factuelles – d’où la référence à l’appréciation souveraine des juges du fond – puisqu’il s’agirait de déterminer si chaque démarche était indispensable ou non. Sur ce fondement, il semblerait que les honoraires d’un avocat soient bien pour le plaideur une dépense indispensable au succès de ses prétentions et donc à la défense de ses intérêts. Le défaut de lien de causalité serait alors impuissant à justifier toutes les hypothèses couvertes par la jurisprudence qui affirme l’exclusivité de l’article 700 du code de procédure civile.

Reste donc à voir la postérité de ce fondement juridique, qui suscite sans doute plus de questions qu’il ne fournit de réponses. Il n’en demeure pas moins que le plaideur n’a donc d’autre choix que de se tourner vers l’article 700. Il perd le bénéfice du principe de réparation intégrale, puisque l’indemnité forfaitaire accordée par souci d’équité y est laissée à l’appréciation du juge. D’aucuns décrient d’ailleurs la tendance de la pratique judiciaire à des condamnations parcimonieuses comme peu équitable eu égard à la réalité des montants encourus.

Il est certain que la question des frais liés au procès impose la mise en balance de différents types de raisonnement et de différents enjeux. Il s’agit tout à la fois de garantir les droits des plaideurs (dont le libre accès à la justice ou encore le droit à réparation intégrale de son préjudice) et d’éviter une inflation des frais de justice tout en ménageant la liberté de fixation des honoraires des auxiliaires de justice. Même sous le seul angle de l’analyse économique, les opinions et experts divergent sur la solution à y apporter (v. F.-X. Licari, art. préc.).

Pratiques déloyales croisées sur le marché de la pizza en livraison et à emporter

Sur le marché français de la vente à emporter et de la livraison de pizzas, deux concurrents s’opposent vivement depuis plusieurs années. Speed Rabbit Pizza (ci-après la société SRP), qui a subi une baisse significative de son chiffre d’affaires en raison de la fermeture d’une trentaine de points de vente, impute effectivement ses difficultés aux pratiques illicites de la société Domino’s Pizza France (ci-après la société DPF). Elle reproche à cette enseigne, exclusivement exploitée sous forme de franchise, d’accorder à ces franchisés des avantages illicites comme des délais de paiement anormalement longs, des prêts contrevenant au monopole bancaire, des effacements de dettes ou encore des possibilités de racheter les fonds à vil prix.

Avant de porter l’affaire devant la juridiction commerciale, le dirigeant de la société SRP, M. K…, a exprimé publiquement son mécontentement. Dès 2010, à l’occasion d’un salon professionnel sur la franchise, il s’est permis de diffuser un quizz invitant à choisir, parmi plusieurs concurrents sur le marché considéré, celui qui pratique « des délais de paiement très largement supérieurs à la loi, preuve de la faible rentabilité du concept ». Puis, parallèlement à son action judiciaire, M. K… a vertement critiqué, sur Twitter et Amazon, un ouvrage dans lequel il est écrit que les produits de la société DPF sont frais alors que beaucoup d’entre eux seraient en réalité « décongelés ». En 2013, le dirigeant a également affirmé sur son blog que de nombreuses pratiques illicites imputables à la société DPF étaient couvertes par la presse, la politique et la justice.

Ces propos ont justifié que, devant la juridiction de première instance alors saisie par la société SRP d’une action en concurrence déloyale à l’encontre de la société DPF, cette dernière agisse de son côté en dénigrement à l’encontre de la demanderesse. C’est d’ailleurs cette prétention reconventionnelle qui a emporté la conviction du tribunal de commerce de Paris qui, dans un jugement du 7 juillet 2014, a condamné la société SRP à verser 2 300 000 € de dommages-intérêts au bénéfice de la société Domino’s pour dénigrement, procédure abusive et désorganisation de réseau. Observons que la condamnation au titre de l’article 700 du code de procédure civile est également particulièrement élevée puisqu’elle s’élève à 500 000 €. En appel, les demandes de la société Speed Rabbit sont à nouveau rejetées dans leur ensemble, même si la cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 25 octobre 2017, diminue le montant des dommages-intérêts alloués pour dénigrement à la somme de 500 000 €.

Cette décision est contestée par le présent recours et notons que deux autres arrêts font l’objet de pourvois à l’initiative de franchisés de la société SRP. Fondée sur de nombreux moyens, l’action invite la haute juridiction à se positionner sur deux axes : la réalité des comportements illicites imputés à la société DPF et la caractérisation du dénigrement que cette dernière estime avoir subi.

La réalité des comportements illicites constitutifs d’une concurrence déloyale

La Cour de cassation demande à la juridiction d’appel de revoir sa copie sur la question de l’existence de pratiques illicites imputables à la société Domino’s. Elle reproche plus particulièrement aux juges du fond de ne pas avoir pris en considération les pièces versées en cause d’appel par la société SRP dans l’appréciation de l’existence de l’octroi de délais de paiement anormalement longs et de ne pas avoir recherché « si les facilités de paiement en cause ne revêtaient pas la qualification de prêts prohibés par l’article L. 511-5 du code monétaire et financier, sans pouvoir entrer dans la dérogation prévue par l’article L. 511-7, I, 3°, du même code ». Il semble que la Cour de cassation reproche sa méthodologie à la cour d’appel, cette dernière ayant déduit de l’absence d’effet des pratiques éventuellement critiquées le défaut de déloyauté contrairement à ce que la jurisprudence pertinente exige. Le cadre principiel exclut effectivement cette façon de raisonner. Une action en concurrence déloyale est bien fondée dès lors qu’elle repose sur la démonstration d’un comportement fautif à l’origine d’un préjudice, comportement fautif qui peut trouver son origine dans l’inobservation d’une réglementation appliquée par les entreprises concurrentes (Com. 19 juin 2001, n° 99-15.411, Bull. civ. IV, n° 123 ; D. 2001. 2824 image, obs. E. Chevrier image). Ainsi, si des réglementations ont été violées par la société DPF, cette violation est à l’origine d’un trouble commercial préjudiciable. Il convenait donc de se positionner sur le terrain de la réalité des pratiques illicites plutôt sur celui de leurs effets.

Concernant les délais de paiement illicites, la cour d’appel s’est contentée de relever qu’en l’absence de lien systématique entre l’existence de cette pratique et la présence d’un point de vente concurrent de la société SRP dans les zones de chalandise en cause, aucune stratégie d’éviction imputable à la société DPF ne pouvait être retenue. C’est pour cette raison que la cassation est encourue. Il lui faudra, lors du second examen, vérifier si la société DPF a effectivement violé les dispositions de l’article L. 441-6-8 du code de commerce au détriment de ses concurrents.

Concernant l’octroi illicite de prêts, la cour d’appel retient que les prêts litigieux ne sont pas illicites car ils ont été accordés à titre onéreux et qu’ils ne présentent pas de caractère anormal dès lors que seules des facilités financières ont été octroyées en application de l’exception au monopole des établissements financiers à ses franchisés avec lesquels elle entretient un lien capitalistique (exception prévue dans C. mon. fin., art. L. 511-7 I, 3° : une société est autorisée à « procéder à des opérations de trésorerie avec des sociétés ayant avec elle, directement ou indirectement, des liens de capital conférant à l’une des entreprises liées un pouvoir de contrôle effectif sur les autres »). La cour observe par motifs adoptés que la société DPF étant la seule à approvisionner à titre exclusif ses franchisés en denrées, il lui est permis d’accorder en contrepartie de cette exclusivité des facilités de paiement. Or, à nouveau, la Cour de cassation reproche aux juges du fond de ne pas avoir vérifié si, en l’espèce, les facilités ne sont pas en réalité des prêts qui n’entrent pas dans le cadre de la dérogation. La cour d’appel de renvoi aura donc à rechercher si les facilités financières litigieuses ont été accordées à titre habituel et auprès de plusieurs franchisés (v., sur ce point, Com. 8 mars 2017, n° 15-25.491, Dalloz jurisprudence) et, dans l’affirmative, si la société DPF détient effectivement un pouvoir de contrôle sur ces franchisés compte tenu de sa participation dans le capital des franchisés concernés lui permettant de se prévaloir d’une dérogation.

Si l’une ou l’autre de ces deux pratiques devait être qualifiée d’illicite, alors une situation de concurrence déloyale pourrait en être déduite dès lors que la société concurrente aura nécessairement subi un préjudice en appliquant des dispositions légales volontairement ignorées par la société DPF. C’est en tout cas ce que semble affirmer la Cour de cassation, reprenant sur ce point une jurisprudence constante (v. réc. Com. 11 janv. 2017, n° 15-18.669, Légipresse 2017. 64 et les obs. image), en affirmant que, dès lors qu’« il s’infère nécessairement un préjudice d’un acte de concurrence déloyale », la cour d’appel aurait dû rechercher « si l’octroi de délais de paiement illicites et de prêts en méconnaissance du monopole bancaire n’avait pas pour effet d’avantager déloyalement les franchisés de la société DPF au détriment des franchisés de la société SRP, et ainsi de porter atteinte à la rentabilité et à l’attractivité du réseau concurrent ».

La caractérisation d’un dénigrement

La Cour de cassation confirme en revanche le raisonnement de la cour d’appel, qui a retenu à l’encontre de la société SRP un comportement dénigrant. La demanderesse contestait la qualification de dénigrement car les propos litigieux ne concernent que la société SRP et non ses produits ou ses services de sorte que seule la diffamation pouvait être retenue à son encontre. Il a effectivement été jugé que, si des propos jettent le discrédit uniquement sur une personne morale déterminée, y compris lorsque ceux-ci rejaillissent sur l’activité de cette dernière, alors seule une action en diffamation est ouverte (v. sur ce point Com. 7 mars 2018, n° 17-12.027, D. 2019. 216, obs. E. Dreyer image ; Légipresse 2018. 249 et les obs. image). A contrario, le dénigrement peut être retenu sur le fondement de l’article 1382 du code civil (actuel art. 1240) s’il porte sur les produits ou services d’une entreprise (Com. 26 sept. 2018, n° 17-15.502, Dalloz jurisprudence).

La question ne porte donc ni sur le caractère public ni sur le caractère avéré des propos litigieux mais sur leur objet. Or, comme le souligne la Cour de cassation, les juges du fond ont logiquement déduit des termes du dirigeant de la société SRP, selon lesquels les produits alimentaires de la société DPF n’étaient pas frais mais congelés, mais également de ceux selon lesquels les services rendus par la tête de réseau à ses franchisés étaient illicites l’existence d’un dénigrement. En dehors des propos visant les produits servant à la fabrication des pizzas, qui auraient suffi à emporter la qualification de dénigrement au profit de celle de diffamation, on retiendra de cette décision que les « produits ou services » d’une entreprise sont, dans le cadre d’une action en dénigrement, aussi bien ceux destinés aux utilisateurs finals de l’enseigne (consommateurs) que ceux profitant aux membres du réseau (franchisés).

Retour dans la commune de Férel

Des malfaiteurs ont profité de la faveur de la nuit pour cambrioler un restaurant guadeloupéen. La police ainsi que des connaissances du propriétaire de l’établissement se lancent à leur poursuite. Malheureusement, un agent de la police confond ces derniers avec les malfaiteurs et tire sur l’un d’eux, qui subit de graves préjudices.

La victime principale ainsi que sa mère et son frère saisissent la Commission d’indemnisation des victimes d’infraction (CIVI) qui ouvre le droit à une indemnité pour chacun d’eux. Le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI) procède au paiement et se retourne, ainsi que l’article 706-11 du code de procédure pénale le lui autorise, contre l’agent judiciaire de l’État. En effet, ce dernier représente l’État en défense dans les domaines des accidents causés par ses agents (v. Rép. pr. civ., v° Agent judiciaire de l’État, par J.-P. Besson et J. Amouroux). Les sommes en jeu sont importantes puisque la CIVI a évalué le montant total des préjudices subis par les trois victimes à 1 849 649,58 €.

Le tribunal de grande instance de Pointe-à-Pitre a toutefois déclaré l’action de la FGTI irrecevable car prescrite. Celui-ci a donc interjeté appel de ce jugement et la cour d’appel de Basse-Terre a fait droit à sa demande. Elle a par ailleurs reconnu la responsabilité de l’État et l’a condamné à payer la somme demandée.

L’agent judiciaire de l’État a formé un pourvoi en cassation. Sur les trois moyens invoqués, seuls le deuxième, qui se rapporte à la prescription de l’action, et le troisième, qui soulève la question de la responsabilité de l’État, seront analysés par la Cour de cassation. Il fallait donc déterminer si le délai quadriennal de l’action amorcé par le FGTI avait été interrompu et si la responsabilité sans faute de l’État pour rupture d’égalité devant les charges publiques pouvait être retenue.

À ces questions, la Cour de cassation donne sa réponse sous la forme d’un rejet des deux moyens retenus.

Sur la prescription de l’action attachée à la loi du 31 décembre 1968

L’article premier de cette loi prévoit un délai de quatre ans au terme duquel se prescrivent, au profit de l’État, les créances qui n’ont pas été payées à partir du premier jour de l’année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis. Les premiers juges ont ainsi considéré que le point de départ du délai correspondait au 1er janvier suivant le paiement, par le FGTI, des premières indemnités aux victimes et qu’il s’était écoulé quatre ans sans que rien ne soit venu interrompre la prescription. L’article 2 de la loi précitée prévoit pourtant plusieurs cas interruptifs de la prescription. On peut lire, au sous-alinéa deux du premier alinéa que la prescription est interrompue par « tout recours formé devant une juridiction, relatif au fait générateur, à l’existence, au montant ou au paiement de la créance, quel que soit l’auteur du recours et même si la juridiction saisie est incompétente pour en connaître, et si l’administration qui aura finalement la charge du règlement n’est pas partie à l’instance ». Dans cette affaire, il y a eu un tel recours matérialisé par la plainte et la constitution de partie civile des demandeurs devant le juge d’instruction. Cependant, le tribunal a considéré que la constitution de partie civile ayant été faite devant ce juge et non devant la personne publique responsable, cela ne correspondait pas à un cas d’ouverture de l’interruption de la prescription. La cour d’appel, dont la décision a été confirmée par la Cour de cassation, a considéré, au contraire, qu’il était indifférent que le recours ait été formé devant le juge d’instruction et en l’absence de l’agent judiciaire de l’État.

La question des conditions de l’interruption de l’action quadriennale de la loi de 1968 est ancienne. Elle a pour origine le changement qui a eu lieu entre l’ancien système issu d’une loi de 1831 et le nouveau crée par la loi de 1968 qui avait pour objectif « la préservation des deniers publics et la stabilisation de l’administration débitrice par la clôture rapide des budgets publics » (F. Lombard, Recours juridictionnel : les conditions d’interruption de la prescription quadriennale, AJDA 2017. 1845 image). Le point d’orgue des difficultés relatives à l’interprétation de cette loi est sans doute le célèbre arrêt Commune de Férel du Conseil d’État (CE 24 juin 1977, req. n° 96584, Lebon image). Dans celui-ci, la haute juridiction administrative subordonne l’interruption du délai de prescription du sous-alinéa 2 de l’article 2 de la loi de 1968 à la mise en cause d’une collectivité publique. S’en est suivi un important débat sur la pérennité de cette jurisprudence. Pour une partie de la doctrine, la solution adoptée en 1977 a été abandonnée dans un arrêt du 27 octobre 2006 (CE 27 oct. 2006, req. n° 246931, Dalloz actualité, 5 nov. 2006, obs. B. Lapouille ; Lebon avec les concl. image ; AJDA 2006. 2389 image, chron. C. Landais et F. Lenica image) qui ne subordonnerait désormais la reconnaissance de l’effet interruptif « qu’à la seule la condition que la plainte porte sur une créance susceptible, d’une manière ou d’une autre, d’être mise à la charge d’une collectivité publique » (C. Landais et F. Lenica, art. préc.). Cependant, pour d’autres, dont Olivier Henrard qui rapportera sur une décision du 10 mars 2017 (dans laquelle il est jugé que le sous-alinéa 2 de la loi subordonne l’interruption du délai de la prescription quadriennale en cas de recours juridictionnel à la mise en cause d’une collectivité publique, v. CE 10 mars 2017, req. n° 404841, Dalloz actualité, 16 mars 2017, obs. D. Poupeau ; Lebon image ; AJDA 2017. 550 image ; ibid. 1845 image, note F. Lombard image) il s’agit d’une mauvaise interprétation de l’arrêt. Selon lui, le sous-alinéa 2 de l’article 2 de la loi de 1968 doit être interprété au regard des autres sous-alinéas mentionnant la présence d’une collectivité publique. Il faut donc nécessairement qu’un recours soit dirigé contre une administration pour interrompre la prescription. Ce qui est indifférent, ce n’est pas la présence d’une administration, c’est la nature de cette administration. Pour le rapporteur, la lecture des travaux préparatoires de la loi encourage cette interprétation tout comme celle de l’ancien article 2244 du code civil, qui exige que, pour interrompre la prescription ainsi que les délais pour agir, une citation en justice, même en référé, un commandement ou une saisie doivent être signifiés à celui qu’on veut empêcher de prescrire (Civ. 3e, 23 mai 2013, n° 12-14.901, Dalloz actualité, 14 juin 2013, obs. M. Kebir ; D. 2013. 2123, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin image, cité in O. Henrard, concl. sous CE 10 mars 2017, req. n° 404841, préc.). Ce n’est pourtant pas à cette interprétation que semble se rallier la Cour de cassation dans cet arrêt du 16 janvier 2020. La deuxième chambre civile explique que « c’est à bon droit que la cour d’appel a jugé qu’il était indifférent que l’agent judiciaire de l’État n’ait pas été partie à l’information judiciaire ni au procès correctionnel » et que « la constitution de partie civile à l’occasion de cette procédure avait bien interrompu la prescription de l’action en responsabilité contre l’État ».

Il serait toutefois bien audacieux de présager de la portée de cette décision et l’on peut regretter l’insuffisance de motivation de la Cour de cassation (v. les travaux de réflexion sur la réforme interne de l’institution ; v. aussi, P. Deumier, Motivation enrichie : bilan et perspectives, D. 2017. 1783 image ou encore C. Jamin, Le Grand Inquisiteur à la Cour de cassation, AJDA 2018. 393 image) qui confère pourtant, à la décision, ses lettres de noblesse (F-P+B+I). Il y a, en effet, une certaine continuité dans la jurisprudence administrative concernant l’existence d’une plainte avec constitution de partie civile. Dans plusieurs décisions, le Conseil d’État (CE 27 oct. 2006, req. n° 246931, préc. ; 26 mai 2010, req. n° 306617, Lebon image ; AJDA 2010. 1061 image ; 17 mars 2014, req. n° 356577, Dalloz actualité, 27 mars 2014, obs. M.-C. de Montecler ;  Lebon image ; AJDA 2014. 657 image ; v. aussi CE 11 avr. 2008, req. n° 294767, Dalloz actualité, 23 avr. 2008, obs. C. Faivre ; Lebon image ; AJDA 2008. 781 image) a considéré que, dans ce cas, la mise en cause de l’administration était inutile et que la plainte avec constitution de partie civile suffisait à interrompre la prescription quadriennale. Mais cela ne suffit sans doute pas à dire que le principe posé dans la jurisprudence Commune de Ferel est dépassé. La Cour de cassation se contentant de se rallier à l’analyse du Conseil d’État concernant les plaintes qui, lorsqu’elles impliquent une volonté de mettre en jeu l’administration, ne nécessitent pas de la part du créancier qu’il mette directement en cause cette dernière.

Sur la responsabilité de l’État pour rupture d’égalité. Le troisième moyen du pourvoi pose moins de difficultés. L’agent judiciaire de l’État remettait en cause le bien-fondé du recours subrogatoire du FGTI prévu à l’article 706-11 du code de procédure pénale en expliquant que la faute qui est reprochée à l’État (rupture d’égalité devant les charges publiques) est sans rapport avec la faute pénale (le coup de feu de l’agent de police) qui a permis à la victime de s’adresser à la CIVI pour obtenir réparation. L’agent judiciaire semble oublier que le lien entre la faute pénale et le fondement juridique invoqué pour engager la responsabilité de la personne poursuivie n’est pas exigé (v. Rép. pr. civ., v° Responsabilités encourues pour fonctionnement défectueux du service public de la justice, par S. Guinchard, n° 56). Dit autrement, il importe peu que le FGTI ait agi contre l’agent judiciaire de l’État sur le fondement d’une responsabilité sans faute alors que la CIVI a ouvert le droit à indemnisation des victimes à la suite de la reconnaissance de la responsabilité de l’agent de police sur le fondement d’une faute pénale. L’absence d’identité des causes juridiques ne peut valoir que lorsqu’il n’existe vraiment aucun rapport entre la responsabilité de l’État et la faute ayant ouvert le droit à indemnisation par la CIVI ou que les responsabilités trouvent leur origine dans des faits générateurs différents (Civ. 2e, 5 juill. 2006, n° 05-13.606, Dalloz jurisprudence). La Cour de cassation le rappelle bien ici : il n’y a qu’un seul fait générateur qui réside dans le coup de feu tiré par l’agent de police et la responsabilité de l’État a un lien de causalité avec ce coup de feu.

La loi applicable à l’action directe en matière non contractuelle contre un assureur

L’action directe, découverte très tôt en France dans le domaine de l’assurance, est déjà source de difficultés lorsqu’elle est confrontée au droit interne. À ce titre, Madame Abravanel-Jolly explique que depuis l’intervention de la loi n° 2007-1774 du 17 décembre 2007 « l’action directe est une action légale, conférée à la victime afin de lui permettre d’agir directement contre l’assureur. On la nomme également action directe légale, pour bien la différencier de l’action directe contractuelle octroyée au bénéficiaire d’une stipulation pour autrui […]. À l’origine, l’article L. 124-3 du code des assurances ne faisait pas référence à l’action directe. Le texte original faisait uniquement référence à un principe d’affectation en vertu duquel l’indemnité devait être affectée à la victime, et c’est la jurisprudence qui en a déduit l’existence d’une action directe dans un arrêt de principe du 28 mars 1939 » (S. Abravanel-Jolly, Droit des assurances, 3e éd., Ellipses, 2020, n° 83 7; V. aussi, P.-G. Marly, Droit des assurances, Dalloz, 2013, n° 247, qui cite un arrêt plus ancien : Civ. 14 juin 1926, DP 1927. I. 57, note L. Josserand et rapp. A. Collin ; S. 1927.1.25, note C. Esmein ; Lamy Assurances 2020, n° 1584 ; Adde Y. Avril, Chapitre II. Le recours contentieux ; Section 1. L’action directe de la victime contre l’assureur, in R. Bigot et A. Cayol (dir.), Le droit des assurances en tableaux, Ellipses, 2020, à paraître).

Le fameux arrêt de la chambre civile en date du 28 mars 1939 révèle la dualité de l’action directe. Elle prend naissance dans le « droit à la réparation de la victime pour le préjudice dont l’assuré est reconnu responsable ; il s’agit d’une action distincte de l’action en responsabilité elle-même. Pour autant, l’assureur n’est tenu vis-à-vis de la victime que dans la limite du contrat d’assurance RC. Sachant que, à l’évidence, l’action directe n’est plus recevable en cas de substitution légale du débiteur de la dette de responsabilité. Au demeurant, la jurisprudence met en évidence les deux facettes de l’action directe : un fondement légal issu du droit à réparation de la victime, mais dont l’exercice est limité par le contrat d’assurance » (ibid.).

La décision originelle énonçait ainsi que « si l’action de la victime d’un accident contre l’assureur est subordonnée à l’existence d’une convention passée entre ce dernier et l’auteur de l’accident et ne peut s’exercer que dans ses limites, elle trouve, en vertu de la loi, son fondement dans le droit à réparation du préjudice causé par l’accident dont l’assuré est reconnu responsable » (Civ. 28 mars 1939, D. 1939. I. 68, note M. Picard).

Il est souligné, à propos de ce principe, que la jurisprudence française « est si constante et ferme qu’il devient rare de rencontrer des arrêts réitérant ce principe, connu de tous et critiqué par personne » (B. Beignier et S. Ben Hadj Yahia, Droit des assurances, 3e éd., LGDJ, Lextenso éd., 2018, p. 749, n° 754, in fine : citant Civ. 1re, 22 juill. 1986, RGAT 1986. 595, note G. Viney), avant de reconnaître que « le droit québécois est moins hésitant : Le montant de l’assurance est affecté exclusivement au paiement des tiers lésés » (C. civ. Q, art. 2500) » (ibid.).

Lorsqu’elle s’inscrit dans le droit international privé de l’Union européenne, le terrain de jeu de l’action directe y est davantage piégé, dans la mesure où il s’agit d’une notion européenne qui amène à considérer l’ensemble du régime, avec l’autonomie des notions-régimes en particulier (F. Mailhé, Entre Icare et Minotaure, les notions autonomes du droit international privé de l’Union, in Le droit à l’épreuve des siècles et des frontières, Mélanges en l’honneur du Professeur Bertrand Ancel, LGDJ, Lextenso éd., 2018, p. 1137 s., spéc. p. 1161).

Bien plus restrictivement, la décision commentée rendue par la première chambre civile de la Cour de cassation le 18 décembre 2019 (Civ. 1re, 18 déc. 2019, FS-P+B+I, nos 18-14.827 et 18-18.709) vise le règlement (CE) n° 864/2007 du Parlement et du Conseil du 11 juillet 2007 (JOUE du 31 juill.) sur la loi applicable aux obligations non contractuelles dit Rome II.

Dans une perspective historique préalable, en France, la seule jurisprudence traitait auparavant de la question de la loi applicable en matière de responsabilité civile extracontractuelle. On sait ainsi de longue date qu’à l’occasion d’un litige international, la victime d’un accident survenu en France est recevable à exercer, contre l’assureur étranger de l’auteur de cet accident, l’action directe que la loi lui confère dans un intérêt d’ordre public (Req. 24 févr. 1936, DP 1936. 1. 49, note R. Savatier ; RGAT 1936. 558, note M. Picard ; L. Perdrix, comm. sous art. L. 124-3, Code des assurances. Code de la mutualité, Dalloz, 25e éd., 2019, p. 292 ; B. Beignier et J.-M. Do Carmo Silva (dir.), Code des assurances, 13e éd., LexisNexis, 2019, sous art. L. 124-3, p. 347, n° 13). Il a été subtilement mis en lumière que « ce n’est plus ici simplement l’ordre public qui vient s’infiltrer dans le contrat, c’est ce dernier qui en est réduit à l’état d’instrument du premier. Ainsi comprend-on, non seulement, qu’une police d’assurance ne peut contenir de clause entravant cette action, mais également que les règles de conflits de lois admises par le droit international privé français se verront écartées, au nom de l’ordre public, si jamais leur solution venait à désigner une loi étrangère ignorante du procédé » (B. Beignier et S. Ben Hadj Yahia, op. cit., p. 749, n° 755).

Par la suite, le champ du droit commun, façonné par la jurisprudence, a été restreint par l’entrée en vigueur de deux conventions internationales, en premier lieu celle du 4 mai 1971 sur la loi applicable aux accidents de la circulation routière, en second lieu celle du 2 octobre 1973 sur la loi applicable à la responsabilité du fait des produits, puis par le droit international privé du droit de l’Union européenne qui n’a avancé que progressivement. Les règles dégagées en matière de conflits de juridictions ont ainsi généré un phénomène de communautarisation du droit international privé.

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et son ancêtre la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) ont d’abord rendu des décisions relatives à la matière délictuelle en rapport avec l’application de la Convention de Bruxelles de 1968 sur la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale et, plus tard, du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000, dit Bruxelles I, et du règlement (UE) n° 1215/2012 du 12 décembre 2012, dit Bruxelles I refondu. Cette jurisprudence n’a pas manqué « d’avoir des répercussions sur la construction prétorienne alors applicable en France dans le domaine des conflits de lois. Une nouvelle étape du phénomène a été franchie avec l’adoption du règlement » dit Rome II (H. Slim, Responsabilité civile délictuelle en droit international privé, J.-Cl. Resp. civ. assur., fasc. 255, 2016, n° 1 ; Comp. P. Pailler, Manuel de droit européen des assurances, Bruylant, coll. « Droit de l’Union européenne », 2019 ; J. Knetsch, La réparation du dommage extracontractuel en droit international privé, in Le droit à l’épreuve des siècles et des frontières, Mélanges en l’honneur du Professeur Bertrand Ancel, LGDJ, Lextenso éd., 2018, p. 979 s).

En effet, le règlement Rome II sur la loi applicable aux obligations non contractuelles est empreint d’un caractère « universel », tout comme l’est son grand frère, le règlement (CE) n° 593/2008 du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles, dit Rome I. En d’autres termes, « même si la loi à laquelle conduit la mise en œuvre dudit règlement n’est pas celle d’un État membre, elle doit être appliquée par le juge de l’État membre saisi du litige (Règl. Rome II, art. 3). Le règlement Rome II constitue donc le droit commun des États membres de l’Union européenne dans le domaine qu’il régit » (H. Slim, op. cit., n° 2).

Globalement, le règlement Rome II constitue le droit commun et écarte ainsi le droit commun français. Toutefois, le règlement Rome II n’a pas un champ d’application général. Sur le reliquat, la compétence est celle du droit national dit alors résiduel.
Une première application de ce règlement Rome II a été faite par la Cour de cassation, dans un arrêt du 24 janvier 2018. Il s’agissait déjà d’un contrat pour la livraison et l’installation en France, par une société – étrangère – allemande et assurée en Allemagne, de panneaux photovoltaïques. La Cour de cassation avait ainsi retenu que l’article 18 du Règlement Rome II n’est applicable qu’aux actions directes exercées contre les assureurs de personnes devant réparation en raison d’une obligation non contractuelle, autrement dite délictuelle ou extracontractuelle (Civ. 1re, 24 janv. 2018, n° 17-10.959, inédit, D. 2018. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke image ; ibid. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée image).

Une seconde application de ce règlement Rome II a été réalisée par la Cour de cassation, dans un arrêt du 18 décembre 2019, pour ce qui a trait à la loi applicable à l’action directe en matière non contractuelle contre un assureur (Civ. 1re, 18 déc. 2019, FS-P+B+I, n° 18-14.827 et 18-18.709).

En l’espèce, le propriétaire d’une maison a commandé à une société la réalisation d’une installation photovoltaïque, avec pose en toiture de son habitation de panneaux solaires fabriqués par une société hollandaise et équipés d’un boîtier de connexion d’une autre société hollandaise. Un échauffement de ce composant ayant provoqué l’incendie de l’immeuble, l’acquéreur de l’installation et son assureur ont assigné la société de couverture et son assureur (MAAF), en indemnisation de son préjudice.

La MAAF a appelé en garantie la société d’assurance de la société fabricante des panneaux, ainsi que l’assureur de la société fabricante du boîtier de connexion.
Un jugement a condamné la MAAF sous la garantie solidaire des deux autres assureurs à payer diverses sommes à l’acquéreur et à son propre assureur en réparation du préjudice subi. Par un arrêt partiellement confirmatif du 6 février 2018, la cour d’appel de Limoges a limité aux sommes de 31 627 € et 261 149 €, le montant des indemnités dont l’assureur de la société fabricante du boîtier de connexion doit la garantir, in solidum avec l’assureur de la société fabricante des panneaux et a décidé que l’assureur de la société fabricante du boîtier de connexion prendra ces sommes en charge dans les limites de la proratisation prévue par le droit néerlandais applicable à la police d’assurance pour le cas où le total des indemnités dues aux victimes du sinistre sériel excéderait le plafond de 1 250 000 € de la garantie souscrite, et dans la limite de ce plafond.

L’assureur de la société de couverture a formé un pourvoi en cassation. La première chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt rendu le 18 décembre 2019, l’a principalement rejeté (Civ. 1re, 18 déc. 2019, FS-P+B+I, n° 18-14.827 et 18-18.709).

La Haute juridiction a d’abord retenu « que si, en application de l’article 18 du Règlement (CE) n° 864/2007 du Parlement Européen et du Conseil du 11 juillet 2007 (« Rome II »), en matière non contractuelle, la personne lésée peut agir directement contre l’assureur de la personne devant réparation si la loi applicable à l’obligation non contractuelle, déterminée conformément à l’article 4 du règlement ou la loi applicable au contrat d’assurance le prévoit, le régime juridique de l’assurance est soumis à la loi de ce contrat ; que la cour d’appel a décidé, à bon droit, que, si la MAAF pouvait exercer l’action directe, admise par la loi française, loi du lieu de survenance du dommage, elle pouvait se voir opposer la loi néerlandaise à laquelle le contrat d’assurance était soumis, en ce que celle-ci prévoit, en cas de sinistres sériels, une indemnisation des victimes au prorata de l’importance du préjudice subi, dans la limite du plafond de la garantie souscrite par l’assuré » (ibid.).

Elle a ensuite jugé « qu’il ne résulte ni de l’arrêt ni des conclusions de la MAAF que celle-ci ait soutenu que la loi néerlandaise aurait pour effet de vider de sa substance l’action directe de la victime admise par la loi française » (ibid.).

La première chambre civile a encore motivé sa décision en relevant « que c’est dans l’exercice de son pouvoir souverain d’interprétation de la loi néerlandaise, dont il n’est pas prétendu qu’elle en aurait dénaturé la teneur, que la cour d’appel qui n’avait pas à s’expliquer sur les moyens de preuve qu’elle décidait d’écarter, a estimé que la proratisation de l’indemnisation en cas de dépassement du plafond de garantie en présence de sinistres sériels, prévue à l’article 7:954, alinéa 5, du code civil néerlandais, en matière de dommages corporels, s’appliquait également aux dommages matériels » (ibid.).

La Cour de cassation a enfin décidé « qu’en fixant le montant des indemnités dont la société Allianz devait garantie à la MAAF et en précisant que Allianz ne prendrait en charge ces indemnités que dans les limites de la proratisation prévue par le droit néerlandais et du plafond de garantie stipulé dans la police, la cour d’appel a nécessairement considéré, répondant, par-là même, aux moyens prétendument délaissés, que la question de la détermination finale du montant de la contribution d’Allianz ne constituait pas un incident d’exécution mais concernait le fond du droit à indemnité de la victime » (ibid.).

Dès lors, la victime se trouve dans une meilleure situation en matière d’action directe non contractuelle, puisque l’article 18 du règlement Rome II lui confère le droit d’agir « directement contre l’assureur de la personne devant réparation si la loi applicable à l’obligation non-contractuelle ou la loi applicable au contrat d’assurance le prévoit » (Règl. Rome II, art. 18). Avec les rattachements alternatifs qu’elle envisage, cette règle innove au regard de celle qui était en vigueur avant l’adoption du règlement qui certes présentait l’avantage, « lorsque le délit était commis en France, d’offrir à la victime une action directe contre l’assureur alors que la loi étrangère régissant le contrat d’assurance pouvait l’ignorer. Mais, à l’inverse, lorsque la loi du lieu du délit (par hypothèse étrangère) ignorait une telle action directe, la victime française pouvait se trouver, au moins sur ce terrain, défavorisée, puisqu’elle ne pouvait atteindre l’assureur que par la voie oblique avec le risque de venir en concours sur l’indemnité d’assurance avec les autres créanciers de l’assuré. L’article 18 du règlement Rome II instaure par conséquent une règle nettement plus favorable à la victime que celle issue auparavant du droit prétorien » (H. Slim, op. cit., n° 54).

En 2015, la Cour de justice de l’Union européenne a affirmé que l’article 18 du règlement Rome II « doit être interprété en ce sens qu’il permet, dans une situation telle que celle au principal, l’exercice, par une personne lésée, d’une action directe contre l’assureur de la personne devant réparation, lorsqu’une telle action est prévue par la loi applicable à l’obligation non contractuelle, indépendamment de ce qui est prévu par la loi applicable au contrat d’assurance choisie par les parties à ce contrat » (CJUE 9 sept. 2015, aff. C-240/14, Eleonore Prüller-Frey c/ 
Norbert Brodnig, Axa Versicherung AG, D. 2015. 1838 image ; ibid. 2016. 1045, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke image ; RTD eur. 2016. 664, obs. L. Grard image). La victime
retrouvait ainsi meilleure fortune en pouvant multiplier les possibilités d’action directe. La CJUE a ainsi rappelé le sens de la règle : non seulement un droit d’action est indépendant, mais il convient de bien effectuer la distinction entre ce droit d’action directe et les limites qu’on peut lui opposer. Quant à savoir dans quelles mesures cela peut fonctionner, l’analyse relève d’une autre étude que ces brèves observations.

Peu de temps après cette décision de 2015 émanant de la CJUE, et en amont de l’affaire commentée, la doctrine avait indiqué que « s’il s’applique clairement à la question de l’existence de l’action directe, l’article 18 du règlement Rome II ne précise pas la loi qui régit cette action, notamment l’étendue des obligations de l’assureur. Celles-ci devraient donc rester dans le giron de la loi régissant le contrat d’assurance, laquelle est d’ailleurs la seule dont l’assureur est susceptible de prévoir l’application » (H. Slim, op. cit., n° 54).

Avec l’arrêt du 18 décembre 2019, la Haute juridiction française s’est parfaitement inscrite dans les prédictions voire recommandations de la doctrine. Les magistrats du quai de l’horloge ont en effet maintenu le régime de l’assurance dans le giron de la loi régissant la police. A cet effet, ils ont affirmé que si, en application de l’article 18 du Règlement Rome II, « en matière non contractuelle, la personne lésée peut agir directement contre l’assureur de la personne devant réparation si la loi applicable à l’obligation non contractuelle, déterminée conformément à l’article 4 du règlement ou la loi applicable au contrat d’assurance le prévoit, le régime juridique de l’assurance est soumis à la loi de ce contrat » (Civ. 1re, 18 déc. 2019, FS-P+B+I, n° 18-14.827 et 18-18.709).

Dès lors, en ce qui concerne le régime juridique de l’action, « à savoir l’étendue de la garantie due par l’assureur et les moyens de défense que ce dernier peut apposer, c’est la loi de la police d’assurance qui s’applique. La juridiction française saisie doit appliquer le contrat dans toute sa plénitude. L’enjeu est de taille pour le tiers lésé qui ne peut plus se prévaloir des règles protectrices du droit national des assurances de responsabilité. À titre d’illustration, il ne pourra plus exciper des articles R. 124-1 à R. 124-4 du code des assurances et, notamment, des dispositions relatives à la déchéance ou à la durée minimale de la garantie subséquente, etc. » (B. Beignier et J.-M. Do Carmo Silva (dir.), Code des assurances 2019, 13e éd., LexisNexis, 2019, sous art. L. 124-3, p. 347, n° 12). En définitive, le régime juridique de l’assurance, « notamment la détermination des exceptions que peut opposer l’assureur, est soumis à la loi du contrat » (Y. Lambert-Faivre et L. Leveneur, Droit des assurances, Dalloz, 14e éd., 2017, n° 775).

On observe toutefois une forme d’harmonisation dans les motifs puisqu’en 2015 la Cour de cassation avait étendu la règle de l’article 18 du règlement Rome II aux victimes de dommages contractuels, avec une formule quasi-identique : « la personne lésée peut agir directement contre l’assureur de la personne devant réparation si la loi applicable à l’obligation contractuelle ou la loi applicable au contrat d’assurance le prévoit » (Civ. 1re, 9 sept. 2015, n° 14-22.794, D. 2015. 1846 image ; ibid. 2016. 1045, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke image ; ibid. 1161, obs. M. Bacache, D. Noguéro, L. Grynbaum et P. Pierre image ; ibid. 2025, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; AJCA 2015. 472, obs. L. Perdrix image ; Rev. crit. DIP 2016. 119, note S. Corneloup image ; RTD com. 2016. 590, obs. P. Delebecque image ; JCP 2015. 1163, note V. Heuzé ; RGDA 2015. 499, note V. Heuzé ; JCP 2015. 991, note F. Mailhé ; RCA 2015, n° 331 ; ibid. étude 12, note N. Ciron ; v. aussi L. Grynbaum (dir.), Assurances, Droit & pratique, L’Argus de l’assurance éd., 6e éd., 2019/2020, n° 3125). Il s’agissait de deux sociétés françaises ayant assigné une société et son assureur allemands devant le tribunal de commerce de Rodez, où leur semi-remorque, récemment réparé par la société allemande, avait en effet pris feu. Les défendeurs avaient soulevé l’incompétence du tribunal français.

D’une part, l’action directe d’une victime ayant subi un dommage en France, si elle est possible d’après la loi désignée par les règles de conflit du for, est prise en compte par l’article 11, § 2, du règlement Bruxelles I. Ce dernier retient que les dispositions des articles 8, 9 et 10 sont applicables en cas d’action directe intentée par la victime contre l’assureur, lorsque l’action directe est possible. Ce texte a été refondu par le règlement (CE) n° 1215/2012, en conservant le contenu de l’ancien article 11 du règlement Bruxelles I. Le règlement de 2012 n’est cependant applicable qu’aux actions judiciaires intentées, aux actes authentiques dressés ou enregistrés formellement ou aux transactions judiciaires approuvées ou conclues à compter du 10 janvier 2015 (art. 66). D’autre part, en ce qui concerne l’assurance de responsabilité, c’est au règlement dit Rome II qu’il convient désormais de se référer.

La dissymétrie des nouveaux textes européens a semble-t-il incités les juges « à faire une nouvelle fois œuvre normative pour étendre la solution de l’article 18 aux victimes de dommages contractuels. Dans une matière aussi lourde d’enjeux que celle des assurances, peut-être aurait-il fallu interroger la Cour de justice sur ce nouveau problème relatif à l’action directe. On peut sans doute approuver l’opportunité de la solution retenue au fond toutefois : l’assureur qui doit anticiper l’environnement juridique des délits de son assuré devrait a fortiori pouvoir anticiper celui des contrats que ce dernier conclut » (Civ. 1re, 9 sept. 2015, n° 14-22.794, JCP 2015. 991, note F. Mailhé).

Certes, cette décision de 2015 avait été rendue sous le visa des articles 9, 10 et 11 du règlement (CE) n° 44/2001 du 22 décembre 2000, ensemble l’article 3 du code civil, qu’avait violés la cour d’appel qui, pour rejeter l’exception d’incompétence territoriale soulevée par les sociétés allemandes, avait retenu que le principe de l’applicabilité de l’action directe se trouve régi par la loi du lieu où le fait dommageable s’est produit (Civ. 1re, 9 sept. 2015, n° 14-22.794, Dalloz actualité, 21 sept. 2015, obs. F. Mélin ; adde L. Perdrix, comm. sous art. L. 124-3, Code des assurances. Code de la mutualité, Dalloz, 25e éd., 2019, p. 292 ; B. Beignier et J.-M. Do Carmo Silva (dir.), Code des assurances 2019, 13e éd., LexisNexis, sous art. L. 124-3, p. 347, n° 13). On peut s’interroger quant à savoir si la Cour de cassation souhaitait, depuis 2018, revenir sur l’arrêt de 2015.

L’arrêt du 24 janvier 2018, qui était dans une configuration similaire en matière de conflit de lois mais non de conflit de juridictions (Civ. 1re, 24 janv. 2018, n° 17-10.959, inédit, préc.), pourrait avoir remis en cause cette jurisprudence. Cependant, puisque les domaines demeurent différents, on ne peut pas en être certain.

D’aucuns avaient vu un revirement dans l’arrêt du 9 septembre 2015, s’inquiétant que « cette fois, si la seconde possibilité doit être approuvée, la première demeure critiquée » (J. Bigot (dir.), J. Kullmann et L. Mayaux, Traité de droit des assurances, t. 5, Les assurances de dommages, préf. G. Durry, LGDJ, Lextenso éd., 2017, p. 708, n° 1721). D’autres ont admis que « dans le silence de la Convention de Rome, et face au champ expressément limité de Rome II, la Cour de cassation se trouvait dans une impasse. Il lui a fallu faire preuve d’une ingéniosité qui confine, il faut l’avouer, à un certain forçage des textes. Cassant l’arrêt d’appel qui s’était fondé sur la loi du délit, la Cour s’est en effet placée « en matière de responsabilité contractuelle » (ce qui est au moins confus puisqu’il s’agissait de qualifier l’action directe elle-même) et a visé, avec le règlement Bruxelles I, l’article 3 du code civil (alors qu’il aurait assurément fallu appliquer la Convention de Rome à ce « contrat »).

Puis, posant une nouvelle règle de conflit de lois ad hoc, elle a reproduit purement et simplement celle de l’article 18 précitée en transformant l’expression « obligation non contractuelle » en « obligation contractuelle » ! » (JCP 2015. 991, note F. Mailhé).
Pour l’explication, c’est dans une jurisprudence de 2000, antérieure aux textes européens, que la formule employée en 2015 « en matière de responsabilité contractuelle » trouve son origine. Avant l’entrée en vigueur du règlement Rome II, la Cour de cassation avait admis que si l’action directe de la victime contre l’assureur du responsable est régie, en matière de responsabilité contractuelle comme en matière de responsabilité quasi délictuelle, par la loi du lieu du dommage, le régime juridique de l’assurance est soumis à la loi du contrat, notamment en ce qui concerne les exceptions opposables par l’assureur (Civ. 1re, 20 déc. 2000, n° 98-15.546 et n° 98-16.103, Rev. crit. DIP 2001. 682, note V. Heuzé image ; RTD com. 2001. 504, obs. B. Bouloc image ; ibid. 1057, obs. P. Delebecque image ; RCA 2001, n° 132 ; JCP 2001. I. 338, obs. G. Viney ; RGDA 2001. 330, note J. Landel ; ibid. 1065, note V. Heuzé ; Droit et patr., juin 2001, p. 122, obs. J. Monéger). Elle reconnaissait, en d’autres termes, que « seule la recevabilité de l’action directe contre l’assureur était soumise à la loi du délit, les obligations qui incombent à l’assureur relèvent uniquement de la loi applicable au contrat d’assurance » (H. Slim, op. cit., n° 54).

La doctrine avait vivement remis en question cette solution, car elle « n’avait aucun sens : ainsi, et par exemple, il est évidemment déraisonnable de prétendre demander à la loi italienne, du lieu du fait dommageable, si elle accorde à la victime l’action directe que définissent les droits français ou allemand, quand ce sont eux qui régissent le contrat d’assurance. Mais la solution était au surplus injustifiable du point de vue des intérêts de la victime dans tous les cas où la loi du lieu du fait dommageable lui refuse le bénéfice d’une action qui est pourtant prévue par la loi du contrat d’assurance » (V. Heuzé, Rev. crit. DIP 2001. 682 image).

Dorénavant, le principe est unique pour retenir la loi applicable à l’action directe contre un assureur. Qu’il s’agisse de la matière contractuelle ou de la matière non contractuelle, le régime de l’action directe, est dans tous les cas soumis à la loi du contrat d’assurance.

  

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